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Scène

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Scène.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome III, p. 110-116 :

SCÈNE ; Théâtre, lieu où les Piéces Dramatiques étoient représentées. Ce mot vient du Grec σκηνη, tente, pavillon ou cabane, dans laquelle on représentoit d'abord les Poëmes Dramatiques. Selon Rolin, la Scène étoit proprement une suite d'arbres rangés les uns contre les autres sur deux lignes parallèles, qui formoient une allée & un portique champêtre pour donner de l'ombre, & pour garantir des injures de l'air ceux qui sont placés dessous. C'étoit-là, dit cet Auteur, qu'on représentoit les Piéces, avant qu'on eût construit les Théâtres. Cassiodore tire aussi le mot Scène de la couverture & de l'ombre du bocage, sous lequel les Bergers représentoient anciennement les jeux de la belle saison. Scène se prend, dans un sens particulier, pour les décorations du Théâtre ; de-là cette expression, la Scène change, pour exprimer un changement de décoration. Vitruve nous apprend que les Anciens avoient trois sortes de Décorations ou de Scènes sur leurs Théâtres. L'usage ordinaire étoit de représenter des bâtimens ornés de colonnes & de statues sur les côtés ; & dans le fond du Théâtre, d'autres édifices, dont le principal étoit un Temple ou un Palais pour la Tragédie, une maison ou une rue pour la Comédie ; une forêt ou un païsage pour la Pastorale ; c'est-à-dire, pour les Piéces satyriques, les Attellanes, &c. Ces décorations étoient ou versatiles, lorsqu'elles tournoient sur un pivot, ou coulantes, lorsqu'on les faisoit glisser dans des coulisses comme cela se pratique encore aujourd'hui. Selon les différentes Piéces, on changeoir la décoration ; & la partie qui étoit tournée vers le Spectateur, s'appelloit Scène Tragique, Comique ou Pastorale, selon la nature du Spectacle auquel elle étoit assortie. On appelle aussi Scène, le lieu où le Poëte suppose que l'action s'est passée. Ainsi dans Iphigénie, la Scène est en Aulide dans la Tente d’Agamemnon. Dans Athalie, la Scène est dans le Temple de Jérusalem, dans un Vestibule de l’Appartement du Grand Prêtre. Une des principales Loix du Poëme Dramatique, est d'observer l'unité de la Scène, qu'on nomme autrement unité de lieu. En effet, il n'est pas naturel que la Scène change de place, & qu’un Spectacle commencé dans un endroit, finisse dans un autre tout différent, & souvent très- éloigné. Les Anciens ont gardé soigneusement cette régle, & particuliérement Térence. Dans les Comédies, la Scène ne change presque jamais ; tout se passe devant la porte d'une maison, où il fait rencontrer naturellement ses Acteurs. Les François ont suivi la même régle ; mais les Anglois en ont sécoué le joug, sous prétexte qu'elle empêche la variété & l'agrément des aventures & des intrigues nécessaires pour amuser les Spectateurs. Cependant les Auteurs les plus judicieux tâchent de ne pas négliger totalement la vraisemblance, & ne changent la Scène que dans les entre-Actes, afin que pendant cet intervalle, les Acteurs soient censés avoir fait le chemin nécessaire ; &, par la même raison, ils changent rarement la Scène d'une Ville à une autre ; mais ceux qui méprisent ou violent toutes les régles, se donnent cette liberté. Ces Auteurs ne se font pas même de scrupule de transporter tout-à-coup la Scène de Londres au Pérou. Shakespear n'a pas beaucoup respecté la régle de l'unité de Scène ; il ne faut que parcourir ses Ouvrages, pour s'en convaincre. Scène est aussi une division du Poëme Dramatique, déterminée par l'entrée d'un nouvel Acteur : on divise une Piéce en Actes, & les Actes en Scènes. Dans plusieurs Piéces imprimées des Anglois, la différence des Scènes n'est marquée, que quand le lieu de la Scène & les décorations changent ; cependant la Scène est proprement composée des Acteurs qui sont présens ou intéressés à l'action. Ainsi, quand un nouvel Acteur paroît, ou qu'il se retire, l'action change ; & une nouvelle Scène commence. Les Anciens ne mettoient jamais plus de trois Personnages sur la Scène, excepté les Chœurs, dont le nombre n'étoit pas limité : les Modernes ne se font point astreints à cette régle. Corneille, dans l'examen de sa Tragédie d'Horace, pour justifier le coup d'épée que ce Romain donne à sa sœur Camille, examine cette question, s'il est permis d'ensanglanter la Scène. Et il décide pour l'affirmative, fondé, 1°. sur ce qu'Aristote a dit, que pour émouvoir puissamment, il falloit faire voir de grands déplaisirs, des blessures, & même des morts; 2°. sur ce qu'Horace n'exclut de la vue des Spectateurs, que les événemens trop dénaturés, tels que le festin d'Astrée [sic], le massacre que Médée fait de ses propres enfans : encore oppose-t il un exemple de Séneque au précepte d'Horace ; & il prouve celui d'Aristote par Sophocle, dans une Tragédie, où Ajax se tue devant les Spectateurs. Cependant le précepte d'Horace n'en paroît pas moins fondé dans la nature & dans les mœurs. 1°. Dans la nature : car enfin, quoique la Tragédie se propose d'exciter la terreur ou la pitié, elle ne tend point à ce but par des Spectacles barbares, & qui choquent l'humanité. Or, les morts violentes, les meurtres, les assassinats, carnage, inspirent trop d'horreur ; & ce n'est pas l'horreur, mais la terreur qu'il faut exciter. 2°. Les mœurs n'y sont pas moins choquées. En effet, quoi de plus propre à endurcir le cœur, que l'image trop vive des cruautés ! Quoi de plus contraire aux bienséances, que des actions dont l'idée seule est effrayante ! Les Grecs & les Romains, quelque polis qu'on veuille les supposer, avoient encore quelque férocité : chez eux le Suicide passoit pour grandeur d'ame ; chez nous, il n'est qu'une frénésie, une fureur : les yeux qui se repaissoient au Cirque des combats des Gladiateurs, & ceux mêmes des femmes qui prenoient plaisir à voir couler le sang humain, pouvoient bien en soutenir l'image au Théâtre : les nôtres en seroient blessés ; ainsi, ce qui pourroit plaire relativement à leurs mœurs, étant tout à fait hors des nôtres, c'est une témérité d'ensanglanter la Scène. L'usage est encore fréquent chez Anglois, & Shakespear sur tout, est plein de ces situations. M. Gresset a voulu les imiter dans sa Tragédie d’Edouard ; le goût de Paris ne s'est pas trouvé conforme au goût de Londres. Il est vrai que toutes sortes de morts, même violentes, ne doivent point être bannies du Théâtre. Phédre & Inez, empoisonnées, y viennent expirer. Jason dans la Médée de Longe-Pierre, & Orosman dans Zaïre, s'arrachent la vie de leur propre main ; mais, outre que ce mouvement est extrêmement vif & rapide, on emporte ces personnages ; on les dérobe promptement aux yeux des Spectateurs, qui n'en sont point blessés, comme ils le seroient, s'il leur falloit soutenir quelque tems la vue d'un homme qu'on suppose massacré & nageant dans son sang. L'exemple de nos voisins, quand il n'est fondé que sur leur façon de penser, qui dépend du tempéramment & du climat, ne devient point une loi pour nous, qui vivons sous un autre horison, & dont les mœurs sont plus conformes à l'humanité. Il doit y avoir une conduite dans chaque Scène, comme dans le total de la Piéce. Toutes les fois qu’un Acteur entre ou sort du Théâtre, l'art exige que le Spectateur soit instruit des motifs qui l'y déterminent. Corneille est le premier qui ait pratiqué cette régle si belle & si nécessaire de lier les Scènes, & de ne faire paroître sur le Théâtre aucun Personnage sans une raison évidente. Les Personnages importans doivent toujours avoir une raison d'entrer & de sortir ; & quand cette raison n'est pas assez déterminée, il faut qu'ils se donnent bien de garde de dire, je sors, de peur que le Spectareur, trop averti de la faute, ne dise : Pourquoi sortez-vous ? Plus il est difficile de lier toutes les Scènes d'une Tragédie, plus cette difficulté vaincue a de mérite ; mais il ne faut pas la surmonter aux dépens de la vraisemblance & de l'intérêt. C'est un des secrets de ce grand Art de la Tragédie, inconnu encore à la plûpart de ceux qui l'exercent. Ce n'est pas tout ; chaque Scène veut encore la même perfection. Il faut la considérer, au moment qu'on la travaille, comme un ouvrage entier qui doit avoir son commencement, ses progrès & la fin. Il faut qu'elle marche comme la Piéce; & qu'elle ait, pour ainsi dire, son exposition, son nœud & son dénouement. J'entends par son exposition, l'état où se trouvent les Personnages, & sur lequel ils délibèrent ; j'entends par son nœud, les intérêts ou les sentimens qu'un des Personnages oppose aux désirs des autres ; & enfin par son dénouement, l'état de fortune ou de passion, où la Scène doit les laisser. Après quoi l'Auteur ne doit plus perdre de tems en discours, qui, tout beaux qu'ils seroient, auroient du moins la froideur de l'inutilité.

Toute premiere Scène, dit Corneille, qui ne donne pas envie de voir les autres, ne vaut rien. Après une Scène de politique, il n'est guères possible qu’une Scène de tendresse puisse réussir. Le cœur veut être mené par degrés : il ne peut passer rapidement d'un sujet à un autre ; & toutes les fois qu'on promene ainsi le Spectateur d'objets en objets, tout intérêt cesse. C'est une des raisons qui empêchent presque toutes les Tragédies de Corneille d'être touchantes. Le tems nous a appris que, quand on veut mettre la politique sur le Théâtre, il faut la traiter comme Racine, y jetter de grands intérêts, des passions vraies, & de grands mouvemens d’éloquence ; & que rien n'est plus nécessaire qu'un style pur, noble, coulant & égal, qui se soutienne d'un bout de la Piéce à l'autre.

Tout doit être action dans un Drame, & sur-tout dans la Tragédie : non que chaque Scène doive être un événement ; mais chaque Scène doit servir à nouer ou à dénouer l'intrigue. Chaque dis-cours doit être préparation ou obstacle.

Références :

Pièces :

Corneille est le premier à lier les scènes : un personnage ne peut paraître en scène que pour une raison évidente.

Gresset (Jean-Baptiste, 1709-1777), Édouard III (1740) : Gresset a l’audace de montrer un personnage qui en tue un autre sur la scène. Cette innovation dans le théâtre français n’a pas été un succès. Un tel spectacle n’est pas dans le goût français.

Houdar de La Motte (Antoine, 1672-1731), Inès de Castro (1723), acte 5, scène 6 : Inès vient mourir sur la scène après avoir été empoisonnée par la reine.

Longepierre (Hilaire-Bernard de, 1659-1731), Médée : Jason se tue en scène, (voir acte 5, scène 5).

Racine, Athalie, la scène est dans le temple de Jérusalem, dans un vestibule de l’appartement du Grand Prêtre.

Racine, Iphigénie : la scène est dans la tente d’Agamemnon.

Racine, Phèdre : Phèdre qui s’est empoisonnée vient mourir sur la scène (acte 5, scène 7).

Racine  : quand il met la politique sur le théâtre, c’est pour y montrer de grands intérêts et des passions vraies, dans un style éloquent.

Sénèque, Médée : Médée tue ses enfants sur la scène.

Shakespeare ne respecte pas l’unité de lieu

Sophocle, Ajax : Ajax se tue sur la scène

Térence, comme les Anciens, a respecté l’unité de lieu.

Voltaire, Zaïre : la pièce s’achève sur le suicide en scène d’Orosmane (acte 5, scène 10).

Critique littéraire :

Cassiodore (vers 485-vers 580), homme politique et polygraphe de langue latine, donne l’origine du mot « scène » : l’ombre du bocage sous laquelle les bergers faisaient leurs représentations.

Corneille, dans l’examen d’Horace, justifie la scène du meurtre de Camille : il est permis d’ensanglanter la scène, si c’est justifié par la volonté de faire naître des émotions très puissantes (d’après Aristote), et à condition qu’il ne s’agisse pas d’actes dénaturés, comme le crime d’Atrée tuant ses enfants ou celui de Médée, que Corneille accepte pourtant ; il s’appuie sur la pièce de Sénèque, mais aussi sur l’Ajax de Sophocle, où le héros se tue en scène.

Corneille insiste sur l’importance de la première scène, qui doit donner envie de voir la suite.

Horace autorise des actes violents sur scènes pourvu qu’ils ne soient pas dénaturés, ces événements devant être portés à la connaissance du spectateur par un témoin oculaire (Art poétique, vers 179-188). Ce précepte est fondé dans la nature et dans les mœurs.

Rolin (sans doute Charles Rollin (1661-1741), auteur d’une monumentale Histoire ancienne) décrit la scène antique comme un dispositif (arbres, portique) destiné à protéger « des injures de l'air ceux qui sont placés dessous ».

Vitruve (vers 90-vers 15 avant Jésus-Christ) décrit, dans son De architectura, livre 5, les trois sortes de décorations de théâtre, temple ou palais pour la tragédie, maison ou rue pour la comédie, forêt ou paysage pour les attellanes et les pièces satyriques.

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