Unité

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Unité.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome III, p. 383-392 :

UNITÉ dans la Poésie Dramatique, est une régle qu'ont établie les Critiques, par laquelle on doit observer dans tout Drame une Unité d'action, une Unité de tems, & une Unité de lieu : c'est ce que M. Despréaux a exprimé par ces deux Vers :

Qu'en un lieu qu'en un jour, un seul fait accompli,
Tienne jusqu'à la fin le Théâtre rempli.

C'est ce qu'on appelle la régle des trois Unités, sur lesquelles Corneille a fait un excellent discours dont nous emprunterons en partie ce que nous en allons dire pour en donner au Lecteur une idée suffisante. Ces trois Unités sont communes à la Tragédie & à la Comédie ; mais dans le Poëme Epique, la grande & presque la seule Unité est celle d'action. A la vérité, on doit y avoir quelque égard l'Unité de tems ; mais il n'y est pas question de l'Unité de lieu. L'Unité de caractère n'est pas du nombre des Unités dont nous parlons ici. 1°. L'Unité d'action consiste en ce que la Tragédie ne roule que sur une action principale & simple autant qu'il se peut : nous ajoutons cette exception ; car il n'est pas d'une nécessité absolue que cela soit ainsi ; & pour mieux entendre ceci, il est à propos de distinguer avec les Anciens, deux sortes de sujets propres à la Tragédie : sçavoir le sujet simple & le sujet mixte ou composé : le premier est celui, qui étant un & continué, s'achève sans un manifeste changement au contraire de ce qu'on attendoit, & sans aucune reconnoissance. Le sujet mixte ou composé est celui qui s'achemine à sa fin avec quelque changement opposé à ce qu'on attendoit ou quelque reconnoissance, ou tous deux ensemble. Telles sont les définitions qu’en donne Corneille, d’après Aristote. Quoique le sujet simple puisse admettre un incident considérable qu'on nomme épisode, pourvu que cet incident ait un rapport direct & nécessaire avec l'action principale, & que le sujet mixte qui par lui-même est assez intrigué, n’ait pas besoin de ce secours pour le soutenir ; cependant dans l'un & dans l'autre, l'action doit être une & continue, parce qu'en la divisant, on diviseroit & l'on affoibliroit nécessairement l'intérêt & les impressions que la Tragédie se propose d'exciter. L'art consiste donc à n'avoir en vue qu'une seule & même action, soit que le sujet soit simple, soit qu'il soit composés ; à ne la pas surcharger d'incidens, à n'y ajouter aucun épisode qui ne soit naturellement lié avec l'action ; rien n'étant si contraire à la vraisemblance, que de vouloir réunir & rapporter à une même action un grand nombre d'incidens, qui pourroient à peine arriver en plusieurs semaines. C'est par la beauté des sentimens, par la violence des passions,par l'élégance des expressions, dit M. Racine dans sa Préface de Bérénice, que l’on doit soutenir la simplicité d'une action, plutôt que par cette multiplicité d’incidens, par cette foule de reconnoissances amenées comme par force, refuge ordinaire des Poëtes stériles qui se jettent dans l'extraordinaire en s'écartant du naturel. Cette simplicité d’action qui contribue infiniment à son Unité, est admirable dans les Poëtes Grecs. Les Anglois, & entr’autres Shakespear, n’ont point connu cet régle ; ses Tragédies d’Henry IV, de Richard III, de Macbeth, sont des Histoires qui comprennent les événemens d'un regne tour entier. Nos Auteurs Dramatiques, quoiqu'ils aient pris moins de licences, se sont pourtant donné quelquefois celle, ou d'embrasser trop d'objets, comme on le peut voir dans quelques Tragédies modernes, ou de joindre à l'action principale des Episodes qui par leur inutilité ont refroidi l'intérêt, ou par leur longueur l'ont tellement partagé, qu'il en a résulté deux actions au lieu d'une. Corneille & Racine n'ont pas entièrement évité cet écueil : le premier, par son Episode de l'amour de Dircé pour Thésée, a défiguré sa Tragédie d'Œdipe ; lui-même a reconnu que dans Horace l'action est double, parce que son Héros court deux périls différents, dont l'un ne l'engage pas nécessairement dans l'autre, puisque d'un péril public qui intéresse tout l'Etat, il tombe dans un péril particulier, où il y va de sa vie. La Pièce auroit donc pu finir au quatrième Acte, le cinquième formant pour ainsi dire une nouvelle Tragédie. Aussi l'Unité d'action dans le Poème Dramatique dépend-elle beaucoup de l'Unité de péril pour la Tragédie, & de l'Unité d'intrigue pour la Comédie. : ce qui a lieu non seulement dans le plan de la Fable, mais aussi dans la Fable étendue & remplie d'Episodes. Les Episodes y doivent entrer sans en corrompre l'Unité, ou sans former une double action : il faut que les différens membres soient si bien unis & liés ensemble, qu'ils n'interrompent point cette Unité d'action si nécessaire au corps du Poëme, & si conforme au précepte d'Horace, qui veut que tout se réduise à la simplicité & à l'Unité de l'action.

L'Unité de tems est établie par Aristote dans sa Poétique. où il dit expressément que la durée de l'action ne doit point excéder le tems que le Soleil employé à faire sa révolution ; c'est-à-dire, l'espace d'un jour naturel. Quelques critiques veulent que l'action Dramatique soit renfermée dans un jour artificiel, ou l'espace de 12 heures ; mais le plus grand nombre pense que l'action qui fait le sujet d'une Pièce de Théâtre, doit être bornée à l'espace de 24 heures, ou, comme on dit communément, que sa durée commence & finisse entre deux Soleils ; car on suppose qu'on présente aux Spectateurs un sujet de Fable où d'Histoire, ou tiré de la vie commune pour les instruire ou les amuser ; & comme on n'y parvient qu'en excitant les passions, si on leur laisse le tems de se refroidir, il est impossible de produire l'effet qu'on se proposoit.

Or, en mettant sur la Scène une action qui vraisemblablement, ou même nécessairement, n'auroit pu se passer qu'en plusieurs années, la vivacité des mouvemens se rallentit ; ou si l'étendue de l'action vient à excéder de beaucoup celle du tems, il en résulte nécessairement de la confusion, parce que le Spectateur ne peut se faire illusion jusqu'à penser que les événemens en si grand nombre se seroient terminés dans un si court espace de tems. L'art consiste donc à proportionner tellement l'action & sa durée, que l'une paroisse être réciproquement la mesure de l'autre ; ce qui dépend sur-tout de la simplicité de l'action : car si l'on en réunit plusieurs, sous prétexte de varier & d'augmenter le plaisir, il est évident qu'elles sortiront des bornes du tems prescrit & de celles de la vraisemblance.

Dans le Cid, par exemple, Corneille fait donner dans un même jour trois combats singuliers & une bataille, & termine la journée par l'espérance du mariage de Chimene avec Rodrigue encore tout fumant du sang du Comte de Gormas, père de cette même Chimene, sans parler des autres incidens, qui naturellement ne pouvoient arriver en aussi peu de tems, & que l'Hiftoire met effectivement à deux ou trois ans les uns des autres. Guillen de Castro, Auteur Espagnol, dont Corneille avoit emprunté le sujet du Cid, l'avoit traité à la manière de son tems & de son pays, qui permettant qu'on fît paroître sur la Scène un Héros qu'on voyoit, comme dit M. Despréaux, enfant au premier Acte, & barbon au dernier, n'assujettissoit point les Auteurs Dramatiques à la règle des 24 heures ; & Corneille, pour vouloir y ajuster un événement trop vaste, a péché contre la vraisemblance. Les Anciens n'ont pas toujours respecté cette régle, mais nos premiers Dramatiques François & les Anglois l'ont violée ouvertement. Parmi ces derniers, Shakespear sur-tout semble ne l'avoir pas seulement connue ; & on lit à la tête de quelques unes de ses Pièces, que la durée de l'action est de 3, 10, 16 années, & quelquefois de davantage. Ce n'est pas qu'en général on doive condamner les Auteurs qui,pour plier un événement aux règles du Théâtre, négligent la. vérité historique, en rapprochant, comme en un même point, des circonstances éparses qui sont arrivées en différens tems, pourvu que cela se fasse avec jugement, & en matières peu connues ou peu importantes : car le Poète, disent MM. de l'Académie Françoise dans leurs sentimens sur le Cid, ne considere dans l'Histoire que la vraisemblance des évéuemens, sans se rendre esclave des circonstances qui en accompagnent la vérité ; de manière que pourvu qu'il soit vraisemblable que plusieurs actions se soient aussi-bien pu faire conjointement que séparément, il est libre au Poëte de les rapprocher, si par ce moyen il peut rendre son ouvrage plus merveilleux : mais la liberté à cet égard, ne doit point dégénérer en licence, & le droit qu'ont les Poètes de rapprocher les objets éloigné, n'emporte pas avec lui celui de les entasser & de les multiplier de manière que le tems prescrit ne suffise pas pour les développer tous , puisqu'il en résulteroit une confusion égale à celle qui régneroit dans un tableau où le Peintre auroit voulu réunir un plus grand nombre de Personnages que sa toile ne pouvoit naturellement en contenir.

L'Unité de lieu est une régie dont on ne trouve nulle trace dans Aristote & dans Horace, mais qui n'en est pas moins fondée dans la nature. Rien ne demande une si exacte vraisemblance que le Poëme Dramatique : comme il consiste dans l'imitation d'une action complette & bornée, il est d'une égale nécessité de borner encore cette action à un seul & même lieu, afin, d'éviter la confusion, & d'observer la vraisemblance en soutenant le Spectateur dans une illusion qui cesse bientôt dès qu'on veut lui persuader que les Personnages qu'il vient de voir agir dans un lieu, vont agir à 10 ou 20 lieues de ce même endroit, & toujours sous ses regards, quoiqu'il soit bien fûr que lui-même n'a pas changé de place. Que le lieu de la Scène soit fixé & marqué, dit M. Depréaux ; voilà la loi. En effet, si les Scènes ne sont préparées, amenées & enchaînées les unes aux autres, de manière que tous les Personnages puissent se rencontrer successivement & avec bienséance dans un endroit commun ; si les divers incidens d'une pièce exigent nécessairement une trop grande étendue de terrein ; si enfin le Théâtre représente plusieurs lieux différens les uns après les autres, le Spectateur trouve toujours ces changemens incroyables, & ne se prête point à l'imagination du Poëte qui choque à cet égard les idées ordinaires, & pour parler plus nettement, le bon sens. Corneille connut mieux les, régles, mais il ne les respecta pas toujours, & lui-même en convient dans l'examen du Cid, où il reconnoît que quoique l'action se passe dans Séville, cependant cette détermination est trop générale, & qu'en effet le lieu particulier change de Scène en Scène : tantôt c’est le Palais du Roi, tantôt appartement de l'Infante, tantôt la maison de Chimene, & tantôt une rue ou une place publique. Or, non-seulement le lieu général, mais encore le lieu particulier doit être déterminé, comme un Palais, un vestibule, un Temple ; & ce que Corneille ajoute, qu'il faut quelquefois aider au Théâtre, & suppléer favorablement à ce qui ne peut s'y représenter, n'autorise point à porter, comme il l'a fait en cette matiere, l'incertitude & la confusion dans l'esprit des Spectateurs. La duplicité du lieu si marquée dans Cinna, puisque la moitié de la Pièce se passe dans l'appartement d'Emilie, & l'autre dans le cabinet d'Auguste, est inexcusable ; à moins qu'on n'admette un lieu vague, indéterminé, comme un quartier de Rome, ou même toute cette Ville, pour le lieu de la Scène. N'étoit-il pas plus simple d'imaginer un grand vestibule commun à tous les appartemens du Palais, comme dans Polyeucte & dans la mort de Pompée ? Le secret qu'exigeoit la conspiration n'eût point été un obstacle, puisque Cinna, Maxime & Emilie, auroient pû là, comme ailleurs, s'en entretenir, en les supposant sans témoins; circonstance qui n'eût point choqué la vraisemblance, & qui auroit peut-être augmenté la surprise. Dans l'Andromaque de Racine, Oreste, dans le Palais même de Pyrrhus, forme le dessein d'assassiner ce Prince, & s'en explique assez hautement avec Hermione, sans que le Spectateur en soit choqué. Toutes les autres Tragédies du même Poète sont remarquables par cette unité de lieu, qui sans effort & sans contrainte, est par-tout exactement observée, & particulierement dans Britannicus, dans Phèdre, & dans Iphigénie : s'il semble s'en être écarté dans Esther, on sçait assez que c'est parce que cette pièce demandoit du Spectacle. Au reste, toute l'action est renfermée dans l'enceinte du Palais d'Assuérus. Celle d'Athalie se passe aussi toute entière dans un vestibule extérieur du Temple, proche de l'appartement du Grand-Prêtre ; & le changement de décoration, qui arrive à !a cinquième Scène du dernier acte, n'est qu'une extension de lieu absolument nécessaire & qui présente un Spectacle majestueux.

Référence :

Pièces :

Castro (Guillen de, 1569-1631), les Enfances du Cid (las Mocedades del Cid, 1618 : sa pièce qui a servi de source à Corneille pour le Cid vivait en un temps et dans un pays où on pouvait montrer un héros à divers moments de sa vie, de l’enfance à la vieillesse.

Corneille, le Cid : il se passe bien trop de choses dans la pièce, et elles ne peuvent être contenues en une seule journée.

Corneille, Cinna : la pièce se déroule dans un lieu double, l’appartement d'Émilie et le cabinet d’Auguste, dualité jugée inacceptable par l’auteur de l’article. Il suffisait pourtant de situer l’action dans un vestibule commun à tous les appartements du palais.

Corneille, Horace : la pièce comporte une double action, puisque le héros court deux périls, l’un public, l’autre privé. Corneille lui-même a reconnu son erreur, et sa pièce devait s’achever à l’acte 4.

Corneille, la Mort de Pompée : l’intrigue se déroule dans un lieu unique, « à Alexandrie, dans le palais de Ptolomée » : le fameux vestibule qui manque tant dans Cinna.

Corneille, Œdipe : l’épisode des amours de Dircé pour Thésée est un élément superflu.

Corneille, Polyeucte : la pièce se déroule dans un lieu unique, « à Mélitène, capitale d'Arménie, dans le palais de Félix », le fameux vestibule qui manque tant dans Cinna.

Racine n’a pas échappé à l’écueil d’accumuler les incidents inutilement (mais l’article ne donne pas d'exemple). Par contre, il a toujours respecté scrupuleusement l’unité de lieu, spécialement dans Britannicus, Phèdre et Iphigénie.

Racine, Andromaque : Oreste projette d’assassiner Pyrrhus alors qu’il est dans le palais de celui-ci. Cela ne choque pas le spectateur.

Racine, Athalie : la pièce se déroule dans un lieu unique, « un vestibule extérieur du Temple, proche de l'appartement du Grand-Prêtre », et le changement de décor de l’acte 5, scène 5 se limite à agrandir l’espace en tirant le rideau derrière lequel est caché avant que « le fond du théâtre s'ouvre. On voit le dedans du Temple, et les lévites armés sortent de tous côtés sur la scène ». L’auteur de l'article n’y voit qu’une « extension du lieu absolument nécessaire & qui présente un Spectacle majestueux ».

Racine, Esther : Racine paraît s’être écarté de l’unité de lieu dans cette pièce (« La scène est à Suse dans le palais d'Assuérus », d’abord l’appartement d’Esther, puis, à l’acte 3 et dernier, « les jardins d'Esther et un des côtés du salon où se fait le festin », mais c’est « parce que cette pièce demandoit du Spectacle ».

Shakespeare, Henri IV, Richard III, Macbeth : ces tragédies violent complètement la règle des unités en embrassant un règne tout entier. En tête de certaines de ses pièces, on lit que l’intrigue se déroule sur plusieurs années (de 3 à 16, d’après l’article).

Critique littéraire :

Aristote, Poétique, chapitre 10, est à l’origine de la définition des sujets simple et mixte que reprend Corneille dans son Discours. Il fonde aussi l’unité de temps en limitant la durée de l’action à 12 heures (chapitre 5), la règle des 24 heures n’étant qu’une licence. Il ne connaît par contre pas l’unité de lieu, fondée seulement dans la nature.

Boileau, Art poétique, chant 3, vers 475-478, se moque de Guillen de Castro « un rimeur […] delà les Pyrénées », qui n’est pas soumis à l’unité de temps et peut montrer son héros de son enfance à sa vieillesse.

Boileau, Art poétique, chant 3, vers 481-482 : il donne en une formule forte la règle des trois unités.

Corneille est l’auteur d’un Discours sur les trois unités d’action, de jour et de lieu (1660). L’auteur de l’article reconnaît une grande dette envers ce texte.

Corneille, Examen du Cid : il concède ne pas avoir strictement respecté l’unité de lien en choisissant comme lieu de l’intrigue la ville de Séville, ce qui est trop général.

Horace, Art poétique, ne connaît pas l’unité de lieu, pas plus qu’Aristote. Elle est simplement fondée en nature.

Racine, préface de Bérénice : ce n’est pas la multiplication des incidents ou des reconnaissance qui soutient une action simple, mais la beauté des sentiments, la violence des passions, l’élégance des expressions.

Sentiments de l’Académie sur le Cid : l’auteur n’est pas prisonnier de la chronologie exacte des faits, il doit seulement se plier à la vraisemblance et peut déplacer des événeents, sans « dégénérer en licence ».

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