Le Tribunal révolutionnaire, ou l'An deux

Le Tribunal révolutionnaire, ou l'An deux, drame historique en cinq actes et en prose, 1796.

Non représenté.

D'après la préface que Ducancel a donné à ses Esquisses dramatiques, publiées en 1830 – dans un tout autre climat politique –, la représentation avait été autorisée par le Directoire exécutif, en 1796, sur le théâtre Feydeau. Mais la veille de la première, un ordre émané de la police directoriale en a suspendu la représentation, et malgré ses efforts, Ducancel n'a pu obtenir d'aucun régime (et ils ont été nombreux à se succéder) qu'on joue sa pièce. C'est ce qui explique qu'il se décide à la publier accompagnée d'un appareil de notes, de faits, d'anecdotes historiques.

La pièce, qui occupe les pages 198 à 335, est précédé d'une longue préface, p. 163 à 197 :

INTRODUCTION.

J'ai été proscrit en vendémiaire de l'an IV pour avoir pris une part très active à la contre-révolution royaliste qui aurait infailliblement éclaté, à cette époque, sans les canonnades et mitraillades ordonnées et dirigées sur les Parisiens par Buonaparte, qui bientôt reçut en récompense, des mains du conventionnel Barras, le commandement en chef de l'armée d'Italie. (A) Au fond de la retraite où je parvins à me dérober aux perquisitions des comités de la Convention, j'employai mes loisirs à mettre en œuvre les matériaux que j'avais rassemblés pour composer mon Tribunal révolutionnaire. Ma pièce était à peu près achevée lorsqu'un décret d'amnistie générale, dernier acte législatif de la Convention, me permit de reparaître dans la Capitale.

Dans l'origine, mon drame devait être représenté sur le théâtre Montansier, au Palais-Royal ; il venait d'y être reçu lorsque le directeur du théâtre Feydeau me demanda avec les plus vives instances de lui céder mon manuscrit. Je n'hésitai pas à préférer un théâtre du premier ordre, dont la troupe se composait des plus beaux talens de la Capitale.

Avant de songer à monter la pièce, il fallait en obtenir l'autorisation du Ministre de la police générale, sur le rapport préalable du bureau central de police du canton de Paris.

Je transcris ici littéralement ce rapport, émané du chef du bureau des mœurs et opinions publiques.


 

LIBERTÉ. BUREAU CENTRAL DU CANTON DE PARIS. ÉGALITÉ.

« Paris, ce 23 prairial an IV ( 11 juin 1796) de la République Française une et indivisible.

« Au citoyen Guéroult, chef de la division des mœurs et opinions publiques, au ministère de la police générale.

« Vous connaissez sans doute, citoyen, la pièce qui a été représentée sur le théâtre de la Cité, sous le titre de l'Intérieur d'un comité révolutionnaire. L'auteur de cet ouvrage, le citoyen Ducancel, dont je connais les bonnes mœurs, le patriotisme pur et vrai et les talens littéraires, vient de composer une autre pièce sous le titre de l'An deux ou le Tribunal révolutionnaire, en prose et en cinq actes. Son intention est de faire représenter ce drame sur le théâtre de la rue Feydeau. Les artistes de ce théâtre sont très disposés à représenter cette pièce ; mais ils ont semblé désirer que le ministre de la police, ayant pris connaissance de l'ouvrage, s'expliquât d'une manière soit directe, soit indirecte ; ils n'ont pas osé faire les frais de mémoire avant d'avoir l'assurance que le gouvernement ne trouverait pas cette représentation inconvenante.

« Je crois donc devoir vous donner une idée de cet ouvrage dont le but est d'inspirer l'horreur de la tyrannie, en vouant à l'exécration les auteurs des misères et des calamités qui ont été versées sur le peuple français pendant dix-huit mois du plus honteux et du plus lourd esclavage.

« Le prétexte des conspirations des prisons pour envoyer à la mort une foule de victimes ; le dévouement atroce d'un tribunal de sang qui exécutait les volontés d'un homme dont la mémoire est déjà livrée à l'oubli de ses malheureux contemporains, et que l'histoire seule fera revivre en y attachant le sceau de l'infamie ; une famille innocente livrée à ces tigres, sans délit, sans preuve, sans examen; des jurés et des juges ivres de sang humain et de vin ; des passions féroces substituées à la loi et à la justice ; quelques hommes et fidèles purs au cri d'une conscience honnête et probe; le peuple, fatigué de tant de scélératesse, rappelant son énergie et consacrant par son courage trop long-temps enchaîné le retour d'une époque trop célèbre et trop décriée l'anarchie qu'elle a désarmée.

« Tel est le cadre que s'est choisi l'auteur, et dans lequel il a renfermé le tableau le plus vrai des iniquités du tribunal révolutionnaire, ou plutôt de tous les tribunaux de ce genre.

« C'est surtout dans les circonstances où nous nous trouvons, où, sans l'active vigilance du gouvernement et du Ministre de la police, nous devenions la proie de nouveaux scélérats et nous retombions sous un régime plus affreux peut-être que celui que le 9 thermidor a vu disparaître, qu'il est intéressant de livrer au spectateur réfléchi et calme le tableau de ses anciens malheurs, pour le rattacher plus fortement à l'esprit d'un gouvernement qui ne veut reposer que sur la justice et l'humanité, et lui faire sentir la nécessité d'opposer tous les efforts du courage et de la vertu à ceux de la cruauté et de la lâcheté.

« Une peinture effrayante du système dévastateur et sanguinaire des tyrans de l'an II ; la mise en action d'un tribunal voué à tant d'horreurs et coupable de tant de forfaits que la postérité n'osera y croire; les plus vils intrigans dévoilés et immolés sur la scène dramatique ; un style simple et touchant ; des tableaux énergiques; une éloquence pleine de sentimens, voilà ce qui constitue l'ouvrage du citoyen Ducancel. Si cet exposé rapide ne vous suffit pas le manuscrit de l'auteur passera sous vos yeux, et l'idée que vous en aurez prise, l'aveu du Ministre, qui en sera la suite, encourageront les artistes du théâtre de la rue Feydeau à déployer leurs talens pour représenter cet ouvrage, qui n'est pas indigne de rappeler l'esprit public à l'exercice des vertus républicaines, en lui inspirant l'horreur de la tyrannie.

« Salut et fraternité.

« Le chef du bureau des mœurs et opinions publiques du bureau central :

« Signé LEROY. »

L'autorisation ayant été délivrée sur ce rapport, l'ordre est de suite donné au théâtre Feydeau de faire, sans désemparer, les décorations, en les calquant sur les distributions intérieures de la conciergerie et du tribunal révolutionnaire de Paris. La pièce est mise en même temps en répétition. Je dois ici annoncer, non pas comme poète, mais comme historien, que pendant les quinze premières répétitions, plusieurs actrices sont tombées en faiblesse par suite de l'impression de terreur que leur causaient plusieurs scènes déchirantes de leurs rôles. Moi-même, je ne puis pas laisser ignorer qu'en écrivant la dernière scène du troisième acte et les quatre premières scènes du cinquième, j'ai senti deux fois mon cœur défaillir et la plume échapper de mes mains. Le directeur du théâtre Feydeau et moi, témoins des sensations pénibles que les acteurs éprouvaient aux répétitions, nous étions convaincus qu'aux premières représentations la pièce ne serait pas entendue jusqu'au bout, que les sanglots, les cris étouffés éclatant de toutes parts nous obligeraient à faire baisser la toile. Nous nous attendions en un mot que le succès ou la chute de l'ouvrage ne serait décidé qu'à la quatrième ou cinquième représentation. Il ne faut pas oublier qu'alors les souvenirs étaient tout frais et les plaies encore saignantes.

Après vingt-six répétitions successives le jour de la première représentation est enfin indiqué par les affiches et dans les journaux. Dans toutes les conversations et jusque dans les carrefours on ne parlait que du Tribunal révolutionnaire et des terribles effets que cette pièce devait produire. Les jacobins et les buveurs de sang, qui se voyaient sur le point d'être immolés une seconde fois sur la scène, s'agitaient dans leurs conciliabules secrets et prenaient une attitude menaçante. La résolution était prise entre eux d'ensanglanter la première représentation, si elle avait lieu. Ces dispositions alarmantes parviennent à la connaissance du ministre de la police générale, M. Cochon de Lapparent, ancien conventionnel. La veille de la représentation, et lorsque le directeur et moi nous dirigions la vingt-septième et dernière répétition, arrive un message du Ministre qui nous mande à l'un et à l'autre que, d'après les rapports des agens de la police, il y a tout lieu de craindre que la représentation du Tribunal révolutionnaire ne compromette gravement la tranquillité publique, qu'en conséquence il nous rend, le directeur et moi, responsables des malheurs qui pourraient arriver. » Après avoir lu ce message, je m'adresse au directeur du théâtre en lui disant que personnellement j'étais tout prêt à engager ma responsabilité ; mais que sa position était différente. Le pain de huit cents individus était attaché à son entreprise. La clôture arbitraire de son théâtre pouvait les plonger tous dans la misère et occasionner sa ruine. C'était à lui à calculer froidement les difficultés et les périls de sa position. Après un quart d'heure d'hésitation il se décida, non sans manifester les plus énergiques regrets, à supprimer la pièce sur l'affiche.

Je repris donc mon manuscrit, en attendant une circonstance plus favorable pour le reproduire. Je crus la trouver dans l'attentat commis rue Saint-Nicaise, au mois de nivôse an IX (1801) sur la personne du premier consul, au moment où il se rendait à l'Opéra. Il était établi jusqu'à l'évidence que ce crime était l'ouvrage des jacobins et des anarchistes. Je saisis cette occasion pour adresser, le 8 du même mois de nivôse, au Ministre de l'intérieur, qui avait alors la police générale dans ses attributions, le mémoire dont suit la teneur :

Paris, 8 nivôse an IX.          

Mémoire au citoyen Ministre de l'intérieur.

« CITOYEN MINISTRE,

«J'étais sur le point de faire représenter en l'an IV, sur le théâtre Feydeau, un drame en cinq actes ayant pour titre le Tribunal révolutionnaire, ou l'An deux, lorsque, sur une lettre menaçante du Ministre de la police générale, je fus obligé d'ajourner indéfiniment cette représentation. Plus tard, j'ai eu connaissance de la prohibition prononcée contre toutes les pièces dramatiques relatives à la révolution.

«Le prétexte de cette prohibition a été puisé dans l'intention manifestée par le gouvernement de s'opposer à toute espèce de réaction ; mais ce prétexte est sans fondement, et il ne me sera pas difficile de démontrer qu'il est impolitique et dangereux sous les rapports intérieurs et extérieurs de la république.

« Sous les rapports intérieurs, il suffit de bien connaître le caractère français pour sentir de quelle utilité générale doivent être les représentations théâtrales prohibées. L'arme la plus puissante sur l'esprit français est le ridicule. Une chanson, un bon mot vont déconcerter plus efficacement les méchans que toutes les mesures possibles de rigueur, Si le peuple s'amuse et rit aux dépens des anarchistes, il ne songera point à les tuer : le Français n'immole pas l'homme qu'il ridiculise, parce que le Français n'a pas deux vengeances. D'un autre côté, si les anarchistes sont impunément livrés à la risée publique, croyez que jamais ils ne songeront à s'agiter. Cette répression de l'opinion ne vaut-elle pas bien la répression des lois ? Ajoutez que le peuple, en soulevant lui-même le masque hideux qui les couvre, apprendra à les connaître et à ne plus être leur dupe, comme il le fut pendant les sanglantes années de la révolution française; que dès lors ce parti ne fera point de prosélytes et sera forcé de s'ensevelir dans sa honteuse nullité. Ajoutez enfin une considération extrêmement importante tirée du caractère de ces sectaires abominables. La rage de la vengeance les consume; la soif du la soif du sang les dévore. Ils n'ont pas cessé un seul instant de conspirer depuis le 9 thermidor, et ils conspireront toujours. Quelle preuve plus forte en faut-il que l'attentat qui vient d'être commis sur la personne du premier consul? Doutera-t-on maintenant que ces hommes atroces sont à jamais incorrigibles ? Eh bien ! qu'on les ménage encore, ils vont croire qu'on les craint; on va les enhardir, et de nouveaux forfaits plus horribles vont éclore. Plus de faiblesse, ou pendant des siècles entiers la secte anarchique se perpétuera dans sa race, et jamais nous n'aurons en France de sécurité.

« Sous les rapports extérieurs de la république il est temps de prouver aux nations civilisées qui nous entourent que nous avons irrévocablement étouffé chez nous ce chancre anarchique qui, depuis dix années, nous dévore ; que nous nous sommes enfin reconstitués sur les grandes bases de la morale publique ; que maintenant il y a gloire et sécurité, tout à la fois, à traiter avec nous. Mais les nations nous croiront-elles, quand elles apprendront qu'il n'est pas permis en France de rire aux dépens des destructeurs de la morale publique ? Ne seront-elles pas fondées à soupçonner que le gouvernement redoute encore la puissance de ces incorrigibles perturbateurs ? et si elles ont ce soupçon, quelle confiance peuvent-elles avoir dans la stabilité du gouvernement actuel ? Citoyen ministre, il est temps enfin que le peuple français se justifie aux yeux de l'Europe, et qu'il s'honore devant la postérité. S'il flétrit aujourd'hui sur la scène les sanguinaires apôtres de l'anarchie, il prouve nécessairement qu'il n'a jamais été leur complice, qu'il est et sera toujours cette nation grande et généreuse qui a fait, pendant tant de siècles, l'admiration du monde.

« Des hommes célèbres et forts tiennent aujourd'hui les rênes du gouvernement. Ah ! qu'ils n'adoptent pas à leur début ce machiavélisme pusillanime, ce puérile système de contrepoids, tant caressé par l'ancien directoire, et qui pendant trois années a placé l'empire français sur une bascule mouvante : politique désastreuse et meurtrière qui, en produisant ces transitions successives et réciproques de la justice à l'arbitraire, de l'arbitraire à la terreur, a étouffé l'esprit public et flétri tous les cœurs !

« Il est une vérité constante au physique et au moral : l'agitation ébranle, use et dissout ; la fixité seule consolide. En politique il n'y a de fixité que par la force et la justice.

« Magistrats suprêmes ! attachez au timon de la république cette mâle franchise qui caractérise tout à la fois et le guerrier et l'homme d'état ; que tout ce qui ne sera point ami des idées généreuses, soit nécessairement et implacablement votre ennemi. Cette résolution, fortement prononcée et plus fortement encore exécutée, garantira au gouvernement sa stabilité, à la morale sa puissance, au peuple son bonheur et la paix. Et voulez-vous que le peuple soit convaincu que telle est votre résolution, voulez-vous qu'il vous croie l'énergie suffisante pour l'exécuter, loin de prohiber par de timides considérations des ouvrages dramatiques spécialement consacrés au triomphe de la morale publique, encouragez-les; faites-en, s'il est possible, un amusement national: ainsi, vous éleverez les théâtres à la hauteur des anciens théâtres de la Grèce ; vous en ferez des cours solennels d'esprit public, et vous les associerez aux grandes conceptions qui doivent fixer le sort de la république.

« Je demande d'après ces considérations, citoyen ministre, qu'en approuvant le rapport fait au bureau central de Paris le 23 prairial an IV, et dont je vous joins ici une copie, de moi certifiée, vous m'autorisiez à faire représenter à Paris l'ouvrage intitulé le Tribunal révolutionnaire ou l'An II, drame historique, en cinq actes, dont je vous joins ici le manuscrit.

« Signé DUCANCEL.»           

Cette seconde tentative n'eut pas plus de succès que la première. On s'est borné à m'accuser reception de mon mémoire et de mon manuscrit, en m'assurant de l'empressement qu'on mettrait à les lire. Plus tard on me les a renvoyés.

En 1814 arrive cette restauration après laquelle je soupirais depuis tant d'années, et que j'ai toujours crue inévitable. Je ne doute pas qu'enfin les théâtres me seront ouverts. Toujours jaloux d'entretenir l'horreur de la France contre ses plus ignobles oppresseurs, j'envoie au mois d'octobre 1814 mon manuscrit à M. D'André, alors directeur genéral de la police du royaume. Voici quelle a été sa reponse :

« Paris, ce 14 février 1815.           

« J'ai l'honneur de vous faire le renvoi, monsieur, de votre manuscrit intitulé : le Tribunal révolutionnaire ou l'An deux.

« Cet ouvrage est digne sans doute de l'auteur courageux qui a peint sous des couleurs si vraies et si énergiques les comités révolutionnaires ; mais les censeurs chargés de l'examen des pièces de théâtre ont pensé que les circonstances actuelles ne permettent pas d'en autoriser la représentation pour le moment.

« Recevez, monsieur, l'assurance de ma considération distinguée.

« Le directeur général de la police du royaume.                

« Signé D'André.»           

Je me résignai de nouveau, attendant toujours une situation politique plus opportune. Le 20 mars éclate sur la malheureuse France ; il y ramène l'affreux cortége, l'appareil menaçant et les formes hideuses de 1793. Les jacobins et les régicides se rallient de toutes parts; ils s'arment et s'enrégimentent sous le titre de partisans, qui, nouvelle armée révolutionnaire, désolent, effraient et ravagent toutes nos villes et nos campagnes, en vomissant les plus dégoûtans outrages contre la personne du roi et son auguste famille, poussant des cris de mort contre les nobles, les prêtres et les royalistes. Un Cambon, un Barrère, tous deux conventionnels et régicides, sont envoyés à la chambre des députés. Les uns y demandent la république, les autres la constitution anarchique de 1791, avec un nouveau roi ; ceux-ci le fils de Napoléon, ceux-là un prince étranger quel qu'il soit, pourvu que ce ne soit pas un Bourbon, attendu qu'une constitution additionnelle, adoptée par le peuple souverain, a banni pour jamais du territoire français cette race dégénérée.

Heureusement cette effroyable crise a passé comme une tempête. Un souffle l'avait suscitée; un souffle l'a étouffée. Louis XVIII est rendu pour la seconde fois à l'amour de ses fidèles sujets. Certes, ses ministres, après une aussi fatale expérience, ne douteront plus que les anarchistes sont et seront toujours en état de conspiration flagrante contre toute autorité qui ne sera pas la leur.

M. Decazes, préfet de police à la rentrée du roi, avait plus tard succédé à Fouché dans le ministère de la police générale.

Le 8 novembre 1815 je lui adresse la pétition suivante :

« Monseigneur,

« Vous avez eu la bonté de prendre par vous-même connaissance de mon manuscrit intitulé : le Tribunal révolutionnaire ou l'An deux, drame historique en cinq actes, que j'ai le désir de faire représenter sur l'un des principaux théâtres de Paris. En me remettant il y a environ six semaines le manuscrit, comme préfet de police, vous me dites que la représentation n'était pas encore mûre. J'ai dû croire que le ministre auquel vous avez succédé (M. Fouché) et l'esprit qu'il voulait faire prévaloir dans le gouvernement étaient les deux obstacles qui s'opposaient alors à la représentation de ma pièce. Aujourd'hui ces obstacles sont levés. Je persiste à penser qu'il est plus dans l'intérêt du gouvernement que dans le mien d'autoriser la représentation d'un ouvrage qui retrace historiquement et fidèlement les excès de l'anarchie.

« Après avoir vu cet ouvrage successivement repoussé depuis 1796 par tous les ministres qui vous ont précédé, il me sera doux, s'il réussit, d'attacher son succès à votre administration ; et s'il produit quelques bons effets sur l'opinion publique, qu'il est si urgent de régénérer, ils seront encore dus aux excellens principes qui vous dirigent.

« Je supplie donc votre excellence de m'accorder enfin l'autorisation que je sollicite vainement depuis vingt ans. Je suis avec le plus profond respect, etc.

« Paris; le 3 novembre 1815.

« Signé Ducancel. »          

Après cinq mois d'attente M. Decazes m'a adressé la réponse suivante :

« Paris, le 22 mars 1816.          

« Monsieur, j'ai l'honneur de vous prévenir que d'après le rapport de la commission chargée de l'examen des pièces de théâtre j'ai cru devoir ajourner indéfiniment la représentation des deux pièces de votre composition, intitulées le Tribunal révolutionnaire ou l'An deux et l'Intérieur des comités révolutionnaires.

« Recevez, monsieur, l'assurance, etc.

« Signé le comte Decazes. »          

Enfin, je vois arriver dans les conseils du roi MM. de Villèle et Corbières, seuls ministres qui aient été, depuis la restauration, avoués franchement et sans restriction par les royalistes. Le sang du duc de Berry, tombé sous le poignard d'un forcené révolutionnaire, fumait encore. Je me décide à faire encore une dernière démarche.

Le 8 juillet 1823, j'adresse à M. Franchet, directeur général de la police, le manuscrit du Tribunal révolutionnaire avec copie du rapport du bureau central de police, ci-dessus transcrit. On me répond qu'avant de soumettre la pièce à l'autorité il faut justifier de sa réception sur un des théâtres de la capitale. Le 23 décembre suivant, ma pièce est lue et reçue à l'unanimité au théâtre de la porte Saint-Martin. Je reviens aussitôt à la charge auprès du ministère. Le manuscrit et le rapport du 24 prairial an IV sont renvoyés à la commission de censure dramatique, où ils ont été frappés de la même réprobation.

Après trente années consécutives de sollicitations, de courses et de réclamations infructueuses, la représentation théâtrale m'étant interdite, il ne me reste plus que la voie de l'impression. Si jamais mes deux ouvrages antirévolutionnaires parviennent à la postérité, non pas comme œuvres dramatiques mais comme monument historique, on se demandera avec étonnement comment ces deux ouvrages, mis en scène, encouragés et applaudis sous le gouvernement des meurtriers de Louis XVI, ont pu être opiniâtrément repoussés pendant quinze années successives sous le règne légitime de ses deux frères.

Je demande pardon à mon lecteur de l'avoir aussi long-temps entretenu de détails qui, s'ils eussent été dépourvus de tout intérêt politique, lui seraient devenus bien fastidieux. Je passe maintenant à quelques explications qui me paraissent indispensables pour l'intelligence des élémens qui constituent ma fable dramatique.

Le Tribunal révolutionnaire que je mets en scène n'est pas, à proprement dire, celui que nous avons vu installer à Paris, en 1793, dans la grand'chambre du parlement, aujourd'hui première chambre de la cour de cassation. Indépendamment de ce tribunal, le seul de ce genre qui ait été créé en vertu d'un décret de la convention, les représentans du peuple en mission dans les départemens en avaient établi de semblables dans les principales villes. Un décret du 17 juillet 1793 avait donné aux arrêtés de ces représentans le caractère et la force d'une loi provisoire que nulle autorité, autre que celle de la convention, ne pouvait révoquer.

En vertu de ce décret, Joseph Lebon, d'exécrable mémoire, en mission dans le département du Pas-de-Calais, avait institué un tribunal révolutionnaire dans la ville d'Arras.

Après la ville de Lyon, qui se trouvait à l'égard de la convention en état de rébellion armée, la ville d'Arras est celle de France où les révolutionnaires, commandés par Joseph Lebon, ont commis le plus de brigandages, de destructions et d'assassinats. Des rues entières et des quartiers de la ville ont été démolis et rasés sous prétexte qu'ils n'étaient habités que par des fanatiques, des aristocrates et des prêtres réfractaires. C'est dans cette ville que j'ai cru devoir fixer le lieu de ma scène. L'agent national qui met en mouvement tous les ressorts de mon intrigue dramatique n'est autre que Joseph Lebon. Je me suis bien gardé de le traduire sur la scène. La présence d'un pareil monstre eût fait horreur à tous les spectateurs. J'ai eu l'attention de refouler au fond du théâtre, et sur le dernier plan, quelques scélérats, pour placer sur le premier une masse de victimes héroïques auxquelles s'attachent l'intérêt, les anxiétés et les larmes de l'auditoire.

Les faits, les incidens et les péripéties qui, à la lecture de l'ouvrage, inspirent le plus d'effroi sont précisément les points historiques et vrais je n'aurais jamais eu le talent de les imaginer; à peine ai-je eu la force de les écrire. Les personnages sont également vrais, jusqu'à leurs noms propres que j'ai seulement un peu déguisés. J'ai conservé à chacun son langage brutal, ses trivialités grossières, ses argots et son costume.

Il en est un cependant qui appartient entièrement à mon imagination, c'est celui de Dumont, juré honnête homme. Je me hâte de reconnaître ici que la présence d'un honnête homme dans un tribunal révolutionnaire est une invraisemblance choquante qui ne m'a point échappé. Mais j'avais à produire sur la scène les débats complets d'une séance de tribunal révolutionnaire. Pour en affaiblir l'horreur, en rompre la monotomie, et lui imprimer plus d'intérêt et plus de mouvement, j'ai eu besoin d'un jeune homme ardent, intrépide, plein d'honneur et d'humanité, qui, plus tard provoque la catastrophe et opère le dénoûment de la pièce.

Ayant eu l'occasion de défendre, en 1795, plusieurs accusés au tribunal révolutionnaire, j'ai été dans le cas d'observer de plus près sa composition, le genre, l'objet et la forme de ses débats judiciaires. Plus tard, et lorsque la convention s'est enfin décidée à mettre en jugement l'un des membres les plus atroces de ce tribunal, Fouquier-Tainville, accusateur public, j'ai eu à ma disposition les pièces de ce célèbre procès ; je les ai compulsées. Cet examen, réuni à mes observations, m'a fourni beaucoup de matériaux pour mon troisième et mon quatrième acte. J'en ai recueilli encore un grand nombre dans le Tableau des prisons et dans des mémoires sous le même titre, tous écrits par des témoins oculaires et victimes. A l'égard de ceux de mes matériaux que je n'ai pu renfermer dans un cadre étroit, où la triple unité d'action, de temps et de lieu est observée, je les ai renvoyés dans mes notes, qui ne seront pas, j'espère, la partie la moins curieuse de mon livre.

Ainsi que je l'ai fait dans l'introduction qui précède mon Intérieur des comités révolutionnaires, je terminerai celle-ci par l'analyse rapide des lois qui ont institué les tribunaux révolutionnaires.

On verra dans mes Esquisses historiques et parlementaires le récit de la conspiration du 10 mars 1793, tramée par Danton, Robespierre et leurs complices, et dont l'objet était d'égorger tous les ministres composant alors le conseil exécutif, les principaux généraux, commandant les armées de la république, tous les girondins et les députés qui avaient voté l'appel au peuple dans le procès de Louis XVI. On devait en même temps mettre en arrestation, dans la capitale et dans les provinces, toutes les personnes signalées comme aristocrates et royalistes. Pour les expédier à l'instar des septembriseurs, plusieurs députés initiés dans le secret de la conspiration avaient demandé, dans la séance du 9 mars, la création d'un tribunal révolutionnaire. Il fut en effet décrété dans la même séance sous le titre de Tribunal criminel extraordinaire, spécialement chargé de juger, sans appel ni recours en cassation, les conspirateurs et les contre-révolutionnaires. Le même décret porte que les juges, l'accusateur public et les jurés seraient nommés par la convention ; qu'une commission de six membres pris dans son sein serait chargée de l'examen des pièces, d'en faire le rapport, de rédiger et de présenter les actes d'accusation, de surveiller l'instruction, etc. Les juges et les jurés furent en effet nommés au scrutin par la convention. Ils avaient été choisis parmi les partisans de la Gironde. Aucun d'eux ne voulut accepter. Le ministre de l'intérieur Garat s'en plaignit à la convention, qui fut ainsi forcée d'accepter les jacobins que Danton et Robespierre lui désignèrent.

Vingt-trois décrets, prononcés dans l'intervalle du 11 mars 1793 au 1er juin 1794, ont augmenté la composition, la compétence et les attributions de ce tribunal. Une de celles qui font horreur, c'était le droit de statuer sur les crimes et délits non prévus par les lois ! (Décret du 17 juin 1793.)

Mais de tous les décrets relatifs au tribunal révolutionnaire, le plus atroce, sans contredit, est celui du 22 prairial de l'an II (14 juin 1794) rendu sur le rapport de Couthon et dont voici quelques fragmens :

« Les crimes des conspirateurs menacent directement l'existence de la société... La vie des scélérats est ici mise en balance avec celle du peuple. Ici, toute lenteur affectée est coupable ; toute formalité indulgente ou superflue est un danger public. Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître. Il s'agit moins de les punir que de les anéantir..... Il n'est pas question de donner quelques exemples, mais d'exterminer les implacables satellites de la tyrannie, ou de périr avec la république. L'indulgence envers eux est atroce.... On demande, on obtient des défenseurs officieux pour le tyran détrôné. En cela on fit, les uns sans le savoir, les autres le sachant trop bien, une chose également absurde, immorale et impolitique ; on remit la liberté en question et la patrie en danger : par ce seul acte on abjurait la république. La loi elle-même invitait les citoyens au crime........ car défendre la cause des tyrans c'est conspirer contre la république...... Les défenseurs naturels des accusés patriotes ce sont les jurés patriotes ; les conspirateurs ne doivent en trouver aucun... »

En entendant ces paroles de sang, on se croirait transporté dans une caverne de cannibales. Prononcées au milieu de la convention par un tigre à peine revêtu des formes humaines, (B) elles n'ont rencontré qu'une lâche et fugitive contradiction. Sur les conclusions du rapporteur, la convention a décrété qu'à l'avenir « Il y aurait au tribunal révolutionnaire un président, quatre vice-présidens, un accusateur public, quatre substituts, douze juges et cinquante jurés ; que le tribunal se diviserait en quatre sections, chacune composée de trois juges, de sept jurés au moins et neuf au plus ; que la peine contre tous les « délits dont la connaissance appartient au tribunal révolutionnaire est la mort; que la règle des jugemens est la conscience des jurés éclairée par l'amour de la patrie ; leur but est le triomphe de la république et la ruine de ses ennnemis; que la loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes et qu'elle n'en accorde point aux conspirateurs... qu'aucun prévenu ne pourra être mis hors de jugement, avant que la décision n'ait été communiquée aux comités de salut public et de sûreté générale de la convention, etc. » (C)

J'ai placé l'action de mon tribunal révolutionnaire sous l'empire de cette horrible loi, pour en faire saillir les horribles conséquences. Heureusement elle n'a été mise en vigueur que pendant six semaines, au bout desquelles elle a expiré, après avoir dévoré ses auteurs. Après le 9 thermidor, le personnel du tribunal révolutionnaire a été renouvelé en totalité, le nombre de ses sections, sa compétence, ses attributions, ses formes de procéder ont subi de grandes modifications. Enfin, ce n'est que le 31 mai 1795 (12 prairial an III) que cette institution a été entièrement supprimée.

Je ne reprends que les notes concernant l'introduction :

NOTES ET ANECDOTES HISTORIQUES.

(A) Introduction, page 163.

Dans les derniers mois de l'an III, la Convention nationale était parvenue à un tel dégré d'avilissement que la contre-révolution royaliste paraissait alors inévitable. Ses membres et ses actes étaient l'objet de tous les sarcasmes et de toutes les risées. Au mois de prairial de l'an III (mai 1795) Paris et la France étaient en proie à la plus affreuse disette. On distribuait dans la capitale par chaque tête d'individus, deux onces d'un grossier mélange de haricots, pois, vesces et lentilles, le tout pétri avec du son et un peu de farine gâtée. La Convention croyant remédier à ce fléau avait ordonné que pour ménager le pain des sans-culottes, tous les chiens seraient abattus. Un pamphlet fort plaisant fut répandu avec profusion, à ce sujet, dans Paris et dans les provinces ; il était inlitulé: Pétition de tous les chiens de la république à la Convention ; il débutait ainsi : « FRÈRES ET AMIS! »

(B) Introduction, page 195.

Couthon était cul-de-jatte et podagre. On le portait à la Convention, à la tribune, dans les comités. Envoyé en mission à Lyon, pour l'exécution du décret qui ordonnait la démolition de cette ville, il se fait conduire, en chaise à porteur, sur la place de Bellecourt. Là, en grande solennité, il frappe d'un coup de marteau d'argent les maisons, en prononçant, avec la gravité d'un oracle, ces mots : « Maison, je te frappe au nom de la loi. » Aussitôt une bande de sapeurs qui l'accompagnait se mettait à démolir.

(C) Introduction, page 196.

Par le décret du 22 prairial an II, la vie de tous les Français était mise à la discrétion des comités de salut public et de sûreté générale, dans la main desquels le tribunal révolutionnaire n'était plus qu'un servile instrument de mort. Les Mémoires de Senart, secrétaire rédacteur du comité de sûreté générale, contiennent d'affreuses révélations sur les séances de ce comité, quand il avait à délibérer sur des mises en jugement.

Jagot, l'un des membres, avait à peine entendu une dénonciation : « C'est assez. Pour la guillotine ; c'est une pièce de réserve. » Son mot favori était : « En prison ! à la guillotine ! au réservoir ! »

Dans une séance de nuit du comité, à la suite d'une soirée où il y avait eu un grand nombre de victimes exécutées sur la place de la Révolution, un des membres du comité dit à Vadier, son collègue : « Cela va bien; les paniers s'emplissent. » Vouland, autre collègue, répond : « En ce cas, faisons provision de gibier. » – « Mais, dit Vadier à Vouland, je t'ai vu sur la place de la Révolution, près de la guillotine. » – « Oui, j'ai été rire de la mine que ces gueux-là font à la fenêtre. » – « Oh ! reprend Vadier, le plaisant passage que le vasistas ! Ils vont là éternuer habilement dans le sac. Cela m'amuse ; j'y prends goût. » Amar, autre membre, l'interrompt, et d'un ton froidement cruel, il dit à ses deux collègues : « Allez-y demain ; il y aura grande décoration. » – « J'irai pour sûr, » reprit Vouland.

L'argot de Vadier était : tête à marquer. Il n'aimait pas les explications. « Les circonstances sont impérieuses, disait-il souvent ; il faut des exemples ; coupons des têtes.... Nous avons besoin d'argent ; les confiscations sont indispensables... C'est assez : mon avis est de renvoyer monsieur au vasistas. »

Vouland, en délibération, avait l'air d'un pantin qui ne sait pas se contenir. Il se levait sur la pointe du pied, sautait en l'air, frappait à coups de poing sur la table quand on le contrariait. Son argot était : tête gripée, tête rasée ; celui de Lebas, son collègue, était renvoyons, renvoyons à la piscine des carmagnoles ; celui de David, aussi membre du même comité, était : broyons, broyons du rouge.

Les agens de ce comité étaient dignes en tout point de leurs maîtres. Senart redigeait un jour un rapport contre des individus qui devaient être traduits le lendemain au tribunal révolutionnaire. Le fameux Héron, agent spécialement chargé d'approvisionner le tribunal, voulut faire comprendre sa femme dans le rapport. « C'est un monstre, dit-il à Senart, une conspiratrice ; elle est de Saint-Malo ; tu fais précisément un rapport sur l'affaire Magon de la Blinaye, qui est de Saint-Malo; jamais je ne trouverai une plus belle occasion de me débarrasser de ma femme. Tu sais qu'il suffit de glisser le nom de quelqu'un dans une affaire. On fait ensuite l'appel au tribunal; les têtes tombent, et pouf ! pouf ! ça va. » (Senart, p. 126.)

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