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Ambition

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Ambition.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 59-62:

AMBITION. Cette passion ayant été pour plusieurs hommes une source de vertus, de crimes & de malheurs, est devenue un ressort digne de la Tragédie : mais pour être vraiment Théâtrale, elle a besoin de se proposer les plus grands objets. Un ambitieux qui n'a que de petits motifs, est indigne de paroître sur la Scène Tragique. Felix, qui dans Polyeucte, n'aspire qu'à une plus grande faveur auprès de son Maître, & qui, pour l'obtenir, exige une bassesse de sa fille ; Prusias, qui ne souhaite que de régner précairement sous l'autorité des Romains à qui il est prêt de sacrifier son fils ; Narcisse, qui trahit le fils de son bienfaiteur pour être le premier flatteur de Néron, révoltent par leur bassesse, & ce dernier rôle seroit presqu'aussi insupportable que les deux autres, sans la supériorité de l'exécution, & sans la profonde connoissance du cœur humain qui regne dans la Scène où Narcisse engage de nouveau Néron, dans le dessein d'empoisonner Britannicus ; Scène qui contient une des plus belles leçons qu'on ait jamais données aux Rois.

On s'est plaint, & peut-être avec quelque raison, que l'Ambition d'Agrippine n'étoit pas assez grande pour être Dramatique. Plusieurs personnes s'embarrassent très-peu qu'Agrippine ait ou n'ait pas le premier crédit dans Rome. Cette critique, peut-être trop sévère, sert au moins à faire voir combien l'importance des intérêts est nécessaire au Théâtre. Voyez celle de César dans Rome Sauvée. C'est bien l'Ambition d'un Héros.

Ma haine pour Caton, ma fière jalousie
Des lauriers dont Pompée est couvert en Asie,
Le crédit, les honneurs, l’éclat de Cicéron,
Ne m'ont déterminé qu'à surpasser leur nom.
Sur les rives du Rhin, de la Seine & du Tage
La victoire m'appelle, & voilà mon partage :
J'ignore mon destin ; mais si j'étois un jour
Forcé par les Romains de régner à mon tour,
Avant que d'obtenir une telle victoire,
J'étendrai, si je puis, leur Empire & leur gloire ;
Je serai digne d'eux, & je veux que leurs fers
D'eux-mêmes respectés, de lauriers soient couverts.

Voyez sur-tout celle de Mahomet.

Je suis ambitieux, tout homme l’est, sans doute ;
Mais jamais Roi, Pontife ou Chef, ou Citoyen
Ne conçut un dessein aussi grand que le mien.
Ne me reproche point de tromper ma Patrie,
Je détruis sa foiblesse & son idolâtrie,
Sous un Roi, sous un Dieu, je viens la réunir ;
Et pour la rendre illustre, il la faut asservir.

Si la texture de votre Ouvrage vous oblige de donner de l'Ambition à un personnage subalterne, qu'au moins cette Ambition soit forcenée, qu'elle s'indigne des obstacles qu'on lui oppose, des ménagemens qu'elle doit garder. Ecoutez Assur dans Sémiramis.

Chagrin toujours cuisant , honte toujours nouvelle ;
Quoi ! ma gloire, mon rang, mon destin dépend d'elle !
Quoi ! j'aurai fait mourir & Ninus & son fils,
Pour ramper le premier devant Sémiramis,
Pour languir dans l'éclat d'une illustre disgrace,
Près du Thróne du monde, â la seconde place !

Voyez quelle prudence & quelle suite il a mis dans ses projets. S'il a été obligé d'employer de petits moyens, voyez comme tout est relevé par la beauté du style & par la profonde connoissance du cœur humain, que ce Poëte attribue au personnage.

C'est en vain que flattant l'orgueil de ses appas,
J'avois cru chaque jour prendre sur sa jeunesse
Cet heureux ascendant que les soins, la souplesse,
L’attention, le tems savent si bien donner
Sur un cœur sans dessein, facile à gouverner.

Si vous donnez de l'amour à un Ambitieux, songez que cet amour doit s'énoncer autrement que celui d'un jeune Prince passionné. Voyez comme Acomat parle à Atalide dans Bajazet, Polifonte à Mérope, Assur à Azemat.

    On murmure , & déja Babylone
Demande à haute voix un héritier du Thróne.
Ce mot en dit assez, vous connoissez mes droits,
Ce n'est point à l' Amour à nous donner des Rois.
Non qu'à tant de beautés, mon ame inaccessible,
Se fait une vertu de paroître insensible ;
Mais pour vous & pour moi j'aurois trop à rougir,
Si le sort de l'Etat dépendoit d'un soupir.
Je puis vous étonner : cet austère langage
Effarouche aisément les graces de votre âge.
Mais je parle aux Héros, aux Rois dont vous sortez,
A tous ces demi-Dieux que vous représentez.

Plus l'Ambition aura fait commettre de crimes au personnage , plus il faudra les couvrir d'un voile de grandeur. C'est ce qui rend le rôle de Cléopatre si attachant.

Thrône, à t'abandonner je ne puis consentir ;
Par un coup de tonnerre il vaut mieux en sortir ;
Tombe sur moi le Ciel , pourvu que je me venge.

Voilà ce qui vous fait voir avec un plaisir mêlé d'horreur, une femme que l'on ne pourroit souffrir, si elle n'exprimoit pas ses sentimens avec cette énergie.

Quoique l'Ambition soit un ressort Tragique, peut-être plus puissant que l' Admiration, il paroît très-dangereux d'en faire la base d'une Tragédie ; mais combiné avec la Terreur & la Pitié, il peut obtenir les plus grands effets. Rodogune & Mahomet peuvent être la preuve de cette vérité.

Références :

Corneille, Nicomède (le personnage de Prusias).

Corneille, Polyeucte (le personnage de Félix).

Corneille, Rodogune, acte 5, scène 1.

Racine, Bajazet.

Racine, Britannicus (le personnage de Narcisse).

Voltaire, le Fanatisme ou Mahomet (1739, première à Paris en 1742).

Voltaire, Mérope (1743).

Voltaire, Rome sauvée.(1752).

Voltaire, Sémiramis (1748).

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