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Déclamation (théâtrale)

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Déclamation (théâtrale).

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 339-346 :

Déclamation. La Déclamation théâtrale est l’art d'exprimer sur la Scène, par la voix, l'attitude, le geste & la physionomie, les sentimens d'un Personnage, avec la vérité & la justesse qu'exigent la situation, & l'embellissement que demande le Théâtre. La perfection de la Déclamation tragique consiste dans l'accord de la simplicité & de la noblesse ; & c’est ce milieu qui est difficile à saisir. Les Acteurs, dans la naissance du Théâtre, firent voir sur la Scène un naturel inculte & bas, qui convenoit assez à des Ouvrages qui n'avoient ni noblesse ni dignité. Pour éviter ce défaut, on se jetta dans l'Emphase & le Merveilleux. On se plut à croire que les Héros devoient chanter en parlant ; & ce mauvais goût subsista jusqu'au célèbre Baron. Il porta la délicatesse jusqu'à être blessé du seul mot de Déclamation ; & il prétendoit qu'il ne falloir que réciter. Il paroissoit, & c'étoit Mithridate ou César, &c. Ni ton, ni geste, ni mouvement, qui ne fût celui de la Nature : quelquefois familier, mais toujours vrai, il pensoit qu'un Roi, dans son cabinet, ne devoit pas être un Héros de Théâtre. La Déclamation de Baron causa une surprise mêlée de ravissement. On admira un jeu tranquille sans froideur ; un jeu véhément, impétueux avec décence ; des nuances infinies, sans que l'esprit s'y laissât appercevoir. Bientôt on vit Beaubourg, dont le jeu moins correct, plus heurté, ne laissoit pas d'avoir une vérité fiere & mâle. Il excelloit dans les Rôles de Rhadamiste & d'Atrée. Après la chaleur & l'enthousiasme, qualités sans lesquelles il n'y a point d'Acteur, celle qui lui est le plus nécessaire, est la finesse de l'intelligence & du sentiment. La Tradition nous a conservé en ce genre quelques traits de Baron, qui devroient être toujours présens à ses successeurs. Dans ce Vers à Andromaque :

Madame, en l'embrassant, songez à le sauver,

il employoit, au lieu de la menace, l'expression pathétique de l'intérêt & de la pitié ; & au geste touchant dont il accompagnoit ces mots, en l’embrassant, il sembloit tenir Astyanax entre ses mains, & le présenter à sa mere. On sait que dans ce Vers de Sévere à Félix,

Servez bien votre Dieu ; servez votre Monarque,

il permettoit l'un & ordonnoit l'autre, avec les gradations convenables au caractère d'un favori de Dieu, qui n'étoit pas intolérant. On peut reprocher aux Acteurs de négliger trop l'étude de í'Antiquité. II est vrai que le Monde est, en général, l'école d'un Comédien. C'est un Théâtre immense, où toutes les passions, tous les états, tous les caractères sont en jeu. Mais comme la plûpart de ces modèles manquent de noblesse & de correction, s'il n'est d'ailleurs éclairé dans son choix, il ne suffit pas qu'il peigne d'après nature ; il faut encore que l'étude approfondie des belles proportions l’ait mis en état de la corriger ; & c'est à quoi est propre l'étude des originaux. « Depuis que je lis Homère, disoit M. Bouchardon, les hommes me paroissent hauts de vingt pieds. »

L'étude de la véritable expression des passions doit encore occuper beaucoup le Comédien. L'abattement de la douleur permet peu de gestes ; la réflexion profonde n'en veut aucun ; le sentiment demande une action simple comme lui. L'indignation, le mépris, la fierté, la menace, la fureur concentrée, n'ont besoin que de l'expression des yeux & du visage. Un regard, un mouvement de tête, voilà leur action naturelle ; le geste ne feroit que l'affoiblir. Ceux qui reprochent à un Acteur de négliger le geste dans les rôles pathétiques des Peres, ou dans les rôles majestueux des Rois, oublient que la dignité n'a point ce qu'ils appellent des bras. Auguste tendoit simplement la main à Cinna, en lui disant, soyons amis, & dans cette réponse :

Connoissez-vous César pour lui parler ainsi ?

César doit à peine laisser tomber un regard sur Ptolomée. On a très-peu besoin de gestes, quand les yeux & les traits sont susceptibles d'une expression vive & touchante. L'expressîon des yeux & du visage est l'ame de la Déclamation ; c'est-là que les passions vont se peindre en caractère de feu ; c'est de là que partent ces traits qui nous pénctrent, lorsque nous entendons dans Iphigénie, vous y serez, ma fille ; & dans Andromaque ;

Je ne t'ai point aimé, cruel ! qu'ai-je donc fait ?

Dans Atrée,

Reconnois-tu ce sang ?

Mais c'est de l'accord des traits du visage & de la contenance, que résulte l’expression du sentiment. Lorsque Alvarès vient annoncer à Zamore & à Alzire l'Arrêt qui les a condamnés, cet Arrêt funeste est écrit sur le front de ce vieillard, dans ses regards abattus, dans ses pas chancelans ; on frémit avant de l'entendre. Lorsqu' Ariane lit le billet de Thésée, son visage pâlissant , ses yeux fixes & remplis de larmes, le tremblement de sa main, annonceroient seuls ce que contient la lettre. Les Anciens n'avoient pas l'idée de ce dégré d'expression ; & tel est parmi nous l'avantage des Salles peu vastes & des visages découverts.

C'est à quoi devroient faire attention certains Acteurs qui forcent le volume de leur voix. II est peu de situations où l'on soit obligé d'outrer la Déclamation : elle eut l'art d'en profiter; on n'entendit plus que les accens d'une ame épuisée de sentiment. On prit cet accident pour un effet de la passion, & jamais cette Scène n'a fait sur les Spectateurs une impression si vive. II ne faut pas confondre une Déclamation simple avec une Déclamation froide ; elle n'est souvent froide, que pour n'être pas simple, & plus elle est simple, plus elle est susceptible de chaleur. Elle ne fait point sonner les mots ; mais elle fait sentir les choses. Quand les passions font à leur comble, le jeu le plus fort est le plus vrai. C'est-là qu'il est beau de ne plus se connoître ni se posséder ! Mais les décences ? Qui est-ce qui en exigera dans Orosmane, qui tue sa Maîtresse ? dans Clytemnestre, qui veut arracher sa fille des mains des soldats ? Si l'amour se rencontre rarement avec la majesté, comment la majesté se rencontrera-t-elle avec des passions forcenées ?

Une des parties les plus difficiles de l'art de la Déclamation, c'est le jeu mixte ou composé ; c’est ainsi qu'on appelle expression d'un sentiment modifié par les circonstances, ou de plusieurs sentimens réunis. Dans le premier sens, tout jeu de Théâtre est un jeu mixte, car dans expression du sentiment doivent se fondre, à chaque trait, les nuances du caractère & de la situation du Personnage. Ainsi la férocité de Rhadamiste doit se peindre même dans l’expression de son amour. Ainsi Pyrrhus doit mêler le ton du dépit & de la rage, à l'expression tendre de ces paroles d'Andromaque, qu'il a entendues, & qu'il répete en frémissant :

C'est Hector, disoit-elle, en l’embrassant toujours :
Voilà ses yeux, sa bouche, & déjà son audace ;
C'est lui-même ; c'est toi, cher époux, que j'embrasse.

Rien de plus varié dans ses détails, que le monologue de Camille, au quatrième Acte des Horaces ; mais sa douleur est un sentiment continu, qui doit être comme le fond de ce tableau.

Le Comédien a donc toujours trois expressions à réunir ; celle du sentiment, celle du caractère & celle de la situation. Lorsque deux ou plusieurs sentimens agitent une ame, ils doivent se peindre en même tems dans les traits & dans la voix même à travers les efforts qu'on fait pour les dissimuler. Orosmane, jaloux, veut s'expliquer avec Zaïre. Il désire & craint l'aveu qu'il exige. Le secret qu'il cherche l’épouvante ; & il brûle de le découvrir. Il éprouve de bonne foi tous ces mouvemens confus ; il doit les exprimer de même. La crainte , la fierté, la pudeur, le dépit, retiennent quelquefois la passion, mais sans la cacher ; tout doit trahir un cœur sensible : & quel art ne demandent point ces demi- termes, ces nuances d'un sentiment, répandues sur l'expression d'un sentiment contraire, sur-tout dans les Scènes de dissimulation, où le Poëte a supposé qu'elles ne seroient apperçues que des Spectateurs, & qu'elles échapperont à la pénétration des Personnages intéressés ! Telle est la dissimulation d'Atalide avec Roxane, de Cléopatre avec Antiochus, de Néron avec Agrippine. Plus les personnes sont difficiles à séduire par leur caractère & leur situation, plus la dissimulation doit être profonde ; plus, par conséquent , la nuance de fausseté est difficile à ménager.

Dans ce Vers de Cléopatre,

C'en est fait, je me rends ; & ma colere expire ;

Dans ce Vers de Néron :

Avec Britannicus je me réconcilie,

l'expression ne doit pas être celle de la vérité ; car le mensonge ne sauroit y atteindre : mais combien n'en doit-elle pas approcher ! En même tems que le Spectateur s'apperçoit que Cléopatre & Néron dissimulent, il doit trouver vraisemblable qu'Antiochus & Agrippine ne s'en apperçoivent pas.

II n'est point de Scène, soit tragique, soit comique , où cette espéce de jeu muet ne doive entrer.

Tout Personnage introduit dans une Scène doit y être intéressé ; & tout ce qui l'émeut, doit se peindre dans ses traits & dans son geste ; & il n'est personne qui ne soit choqué de la négligence de ces Acteurs, qu'on voit insensibles & sourds dès qu'ils cessent de parler, parcourir le Spectacle d'un œil distrait, en attendant que leur tour vienne de reprendre la parole.

Le silence est souvent une des expressions les plus vives & les plus dramatiques. L'Ajax d'Homère, la Didon de Virgile, n'expriment leur indignation que par le silence. Les Acteurs se plaignent que les Poëtes ne donnent point lieu à ce silence éloquent, & qu'ils  !).veulent tout dire : mais l'Acteur, qui sent vivement, trouye encore dans l'expression du Poëte assez de vuides à remplir. Baron, jouant le rôle d'Ulysse dans la Tragédie de Pénéloppe, étoit quatre minutes à parcourir en silence tous les changemens qui frappoient sa vue en entrant dans son Palais. Phèdre apprend que Thésée est vivant : Racine s'est bien gardé d'occuper par des paroles le premier morceau de cette situation :

Mon époux est vivant! Enone, c'est assez ;
J'ai fait l'indigne aveu d'un amour qui l’outrage :
Il vit ; je ne veux pas en savoir davantage.

C'est au silence à peindre l'horreur dont elle est saisie à cette nouvelle; & le reste de la Scène n'en est que le développement.

Références :

Corneille, Cinna, acte 5, scène 3, vers 1701 : en prononçant le fameux « soyons amis, Cinna », Auguste doit se limiter à tendre la main à Cinna, sans faire un geste plus démonstratif.

Corneille, Horace, acte 4, scène 4 (le monologue de Camille) : au-delà des sentiments variés qu’elle exprime, c’est la douleur de Camille qui doit être constamment perçue.

Corneille, la Mort de Pompée, acte 3, scène 2, vers 808 : César, en disant ce vers méprisant, doit à peine jeter un regard sur Ptolomée, sans faire de geste.

Corneille, Polyeucte, acte 5, scène 6, vers 1804 : Baron montrait entre les deux moitiés du vers une profonde gradation (les deux « servez » prenaient une tout autre signification).

Corneille, Rodogune; acte 4, scène 3, vers 1355 : Antiochus ne doit pas sentir que Cléopâtre le trompe en disant ce « C'en est fait, je me rends ; & ma colere expire ».

Thomas Corneille, Ariane, acte, acte 5, scène 4 : le désespoir d’Ariane se lit sur son visage quand elle lit le message de Thésée annonçant qu’il l’abandonne.

Crébillon (Prosper, 1674-1762), Atrée, acte 5, scène 8, vers 1495 : « Méconnais-tu ce sang ? » (la citation du Dictionnaire dramatique semble fautive).

Crébillon (Prosper, 1674-1762), Rhadamiste et Zénobie (1711), acte 3, scène 5 : même lorsqu’il avoue son amour à Zénobie, Rhadamiste doit paraître féroce.

Genest (Abbé Charles Claude, 1639-1719), Pénélope : Baron jouant le rôle d’Ulysse arrivant dans son palais au retour de Troie parcourait pendant quatre minutes la scène en silence.

Racine, Andromaque, acte 1, scène 4, vers 384 : rappel de la délicatesse avec laquelle Baron disait ce vers, et particulièrement les mots « en l’embrassant ». Acte 4, scène 5, vers 1356 : « Je ne t'ai point aimé, cruel ! qu'ai-je donc fait ? » :force de la passion. Acrte 2, scène 5, vers 652-654 : Pyrrhus, entre rage et tendresse quand il évoque Andromaque parlant de son fils.

Racine, Bajazet, acte 1, scène 3 : Atalide dissimule la vérité à Roxane, qui ne doit pas s’en douter.

Racine, Britannicus, acte 4, scène 2, vers 1300 : Agrippine doit croire ce que Néron lui dit : il doit la convaincre d ela réalité de sa réconciliation avec Britannicus.

Racine, Iphigénie, acte 2, scène 2, vers 578 : « Vous y serez, ma fille », phrase qui n’a besoin d’aucun geste pour produire un terrible effet. A la fin de la pièce (acte 5, scène 4), quand Clytemnestre tente d’arracher sa fille aux soldats qui l’emmènent, elle ne peut rester garder les convenances.

Racine, Phèdre, acte 3, scène 3, vers 832-834 : Phèdre apprenant le retour de Thésée préfère le silence à cette nouvelle qui la remplit d’horreur.

Voltaire, Alzire ou les Américains (1736), acte 5, scène 4 : quand Alvarès annonce à Alzire sa condamnation, cette condamnation est peinte sur son visage (pas besoin de geste !).

Voltaire, Zaïre (1732), acte 5, scène 9 : Orosmane tuant Zaïre ne peut évidemment pas se contenir. Acte 4, scène 6 :Orosmane voulant connaître les sentiments de Zaïre est constamment entre le désir et la crainte de savoir.

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