Intérêt

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

INTÉRÊT.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome II, p. 75-83 :

INTÉRÊT. C'est ce qui attache, qui excite la curiosité, soutient l'attention, & produit dans l'ame les différens mouvemens qui l'agitent, la crainte, l'espérance, l'horreur, la joie, le mépris, l'indignation, le trouble, la haine, l'amour, l'admiration, &c.

Des sources de l'Intérêt Théâtral.

L'Intérêt, dans un Ouvrage de Théâtre, naît du sujet, des caractères, des incidens, des situations, de leur enchaînement, de leur vraisemblance, du style, & de la réunion de toutes ces parties. Si l'une manque, l'intérêt cesse ou diminue. Imaginez les situations les plus pathétiques ; si elles sont mal amenées, vous n'intéresserez pas. Conduisez votre Poëme avec tout l'art imaginable ; si les situations en sont froides, vous n'intéresserez pas. Sachez trouver des situations & les enchaîner ; si vous manquez du style qui convient à chaque chose, vous n'intéresserez pas. Sachez trouver des situations, les lier, les colorer ; si la vraisemblance n'est pas dans le tout , vous n'intéresserez pas. Or, vous ne serez vraisemblant, qu'en vous conformant à l'ordre général des choses, lorsqu'il se plaît à combiner des incidens extraordinaires. Si vous vous en tenez à la peinture de la nature commune, gardez par-tout la même proportion qui y règne.

Observations sur l’Intérêt propre à la Tragédie,

Une Pièce de Théâtre est une expérience sur le cœur humain. Tout Personnage principal doit inspirer un degré d'intérêt ; c'est une des régles inviolables. Elles sont toutes fondées sur la nature. Tout Acteur qui n'est pas nécessaire, gâte les plus grandes beautés. Il faut, autant qu'on le peut, fixer toujours l'attention sur les grands objets, & parler peu des petits, mais avec dignité. Préparez quand vous voulez toucher. N'interrompez jamais les assauts que vous livrez au cœur. Les plus beaux sentimens n'attendrissent jamais quand ils ne font pas amenés, préparés par une situation prenante, par quelque coup de Théâtre. par quelque chofe de vif & d'animé. Il faut toujours, jusqu'à la fin, de l'inquiétude & de l'incertitude au Théâtre. Je remarquerai que toutes les fois qu'on cède ce qu'on aime, ce sacrifice ne peut faire aucun effet, à moins qu'il ne coûte beaucoup ; ce sont ces combats du cœur, qui forment les grands intérêts : de simples arrangemens de mariage ne sont jamais tragiques, à moins que dans ces arrangemens même il n'y ait un péril évident, & quelque chose de funeste. Le grand art de la Tragédie est que le cœur soit toujours frappé des mêmes coups, & que des idées étrangères n'affoiblissent pas le sentiment dominant. Par-tout où il n'y a ni crainte, ni espérance, ni combats du cœur, ni fortune attendrissante, il n'y a point de Tragédie. C'est une loi du Théâtre qui ne souffre guères d'exceptions ; ne commettez jamais de grands crimes, que quand de grandes passions en diminueront l'atrocité, & vous attireront même quelque compassion des Spectateurs. Cléopatre, à la vérité, dans la Tragédie de Rodogune, ne s'attire nulle compassion : mais songez que si elle n'étoit pas possédée de la passion forcenée de régner, on ne la pourroit pas souffrir, & que si elle n'étoit pas punie, la Pièce ne pourroit être jouée. C'est une régle puisée dans la Nature, qu'il ne faut point parler d'amour quand on vient de commettre un crime horrible, moins par amour que par ambition. Comment le froid amour d'un scélérat pourroit-il produire quelque intérêt ? Que le forcené Ladislas, emporté par sa passion, teint du gang de son rival, se jette aux pieds de sa Maîtresse, on est ému d'horreur & de pitié. Oreste fait un effet admirable dans Andromaque, quand il paroît devant Hermione, qui l'a forcé d'assassiner Pyrrhus. Point de grands crimes, sans de grandes passions qui fassent pleurer pour le criminel même. C'est là la vraie Tragédie. Le plus capital de tous les défauts dans la Tragédie, est de faire commettre de ces crimes qui révoltent la nature, sans donner au criminel des remords aussi grands que son attentat, sans agiter son ame par des combats touchans & terribles, comme on l'a déjà insinué.

L'importance de l'action de la Tragédie se tire de la dignité des personnes , & de la grandeur de leurs Intérêts.

Quand les actions sont de telle nature, que, sans rien perdre de leur beauté, elles pourroient se passer entre des personnes peu considérables, les noms des Princes & des Rois ne sont qu'une parure étrangère, que l'on donne aux sujets ; mais cette parure, toute étrangère qu'elle est, est nécessaire. Si Ariane n'étoit qu'une bourgeoise trahie par son Amant & par sa sœur, la Piéce qui porte son nom, ne laisseroit pas de subsister toute entière ; mais cette Piéce si agréable y perdroit un grand ornement. Il faut qu'Ariane soit Princesse ; tant nous sommes destinés à être toujours éblouis par les titres. Les Horaces & les Curiaces ne sont que des Particuliers, de simples Citoyens de deux petites Villes ; mais la fortune de deux Etats est attachée à ces Particuliers ; l’une de ces deux petites Villes a un grand nom, & porte toujours dans l'esprit une grande idée : il n'en faut pas davantage pour ennoblir les Horaces & les Curiaces. Les grands Intérêts se réduisent à être en péril de perdre la vie, ou l'honneur, ou la liberté, ou un Trône, ou son ami, ou sa Maîtresse. On demande ordinairement, si la mort de quelqu'un des Personnages est nécessaire dans la Tragédie. Une mort est, à la vérité un sévénement important ; mais souvent il sert plus à la facilité du dénouement qu'à l'importance de l'action ; & le péril de mort n'y sert pas quelquefois davantage. Ce qui rend Rodrigue si digne d'attention, est-ce le péril qu'il court en combattant le Comte, les Maures ou Don Sanche ? Nullement ; c'est la nécessité où il est de perdre l'honneur ou sa Maîtresse ; c'est la difficulté d'obtenir sa grace de Chimene , dont il a tué le père. Les grands intérêts sont tout ce qui remue fortement les hommes ; & il y a des momens où la vie n'est pas leur plus grande passion. Il semble que les grands Intérêts se peuvent partager en deux espéces ; les uns plus nobles , tels que l’acquisition ou la conservation d'un Trône, un devoir indispensable, une vengeance, &c. Les autres, plus touchans, tels que l'amitié. L'une ou l'autre de ces deux sortes d'Intérêts donne son caractère aux Tragédies où elle domine. Naturellement le noble doit l'emporter sur le touchant ; & Nicomède, qui est tout noble, est d'un ordre supérieur à Bérénice qui est toute touchante. Mais ce qui est incontestablement au-dessus de tout le reste, c'est le noble & le touchant réunis ensemble. Le seul secret qu'il y ait pour cela, est de mettre l’amour en opposition avec le devoir, l'ambition, la gloire; de sorte qu'il les combatte avec force, & en soit à la fin surmonté. Alors ces actions sont véritablement importantes, par la grandeur des intérêts opposés.

Les Pièces sont en même tems touchantes par les combats de l'Amour, & nobles par sa défaite. Pour la grandeur d'une action, voici les idées que je m'en suis faites. Je pense qu'elle doit se mesurer à l'importance des sacrifices & à la force des motifs qui engagent à les faire. On croiroit d'abord que le courage seroit d'autant plus digne d'admiration, qu'il se resout à un plus grand mal pour un plus petit avantage : mais il n'en est pas ainsi. Nous voulons de l’ordre & de la raison par-tout, quand nous sommes hors d'intérêt ; le courage ne nous paroîtroit qu'aveuglement & folie, s'il n'étoit appuyé sur des raisons proportionnées à ce qu'il souffre ou à ce qu'il ose. Ainsi les Héros qui s'immolent pour leur Patrie, sont sûrs de notre admiration, parce que, au jugement de la raison, le bonheur de tout un peuple est préférable à celui d'un homme, & que rien n'est plus grand que de pouvoir porter ce jugement contre soi-même, & agir en conséquence ; ainsi le courage des ambitieux nous en impofe, parce que, au jugement de l'orgueil humain, l'éclat du commandement n'est pas trop acheté par les plus grands périls. Nous allons même jusqu'à trouver de la grandeur dans ce que la vengeance fait entreprendre, parce que, d'un côté, le préjugé attachant l'honneur à ne pas souffrir d'outrages, & de l'autre, la raison faisant préférer l'honneur à la vie, nous jugeons qu'il est d'une ame forte d'écouter, au péril de ses jours, un juste ressentiment.

Les vengeances, sans danger & sans justice apparente, ne nous laissent voir que la bassesse & la perfidie. Si quelquefois les Amans obtiennent nos suffrages, par ce qu'ils tentent d'héroïque pour une Maîtresse, c'est quand ils regardent, & que nous regardons, avec eux, leurs entreprises comme des devoirs. Ils se sentent liés par la foi des sermens ; ils se reprocheroient, en osant moins, une espece de parjure ; & ils nous paroissent alors autant animés par la vertu, que par la passion même ; ils deviennent des Héros par leur objet : si au contraire ils ne sont entraînés que par l'ivresse de la passion, ils ne nous paroissent alors que des furieux, plus dignes de nos larmes que de notre estime ; & loin qu'ils nous élèvent le courage, ils ne nous attendrissent que parce que nous sommes foibles comme eux.

Unités d'Intérêt.

J'hazarderai ici un paradoxe ; c'est qu'entre les premières régles du Théâtre, on a presque oublié la plus importante. On ne traite d'ordinaire que des trois unités, de tems, de lieu & d'actions ; & j'y en ajouterois une quatrième, sans laquelle les trois autres font inutiles, & qui toute seule pourroit encore produire un grand effet ; c'est l'unité d'Intérêt, qui est la vraie source de l'émotion continue ; au lieu que les trois autres conditions, exactement remplies, ne sauveroient pas un Ouvrage de la langueur.

On peut ajouter aux réflexions ci-dessus, que pour produire l'intérêt nécessaire à la Tragédie, les moyens les plus propres sont premièrement de choisir un Héros, dont le sort puisse nous attendrir & nous toucher. Pour cela, il ne faut pas choisir un homme vicieux, & scélérat tout-à fait. Ses prospérités nous causeroient de l'indignation, & ses malheurs n'exciteroient en nous aucune compassion. Il faut donc le choisir bon, ayant de la vertu, mais sujet aux foiblesses attachées à la nature humaine, & soumis au pouvoir & à la tyrannie des passions, comme les autres hommes. Il faut qu'il ne mérite pas d'être aussi malheureux qu'il l'est, ou que ses malheurs soient la punition de ses fautes. S'il tombe dans quelques grands crimes, il faut que ce soit involontairement, qu'il y soit pousé par la violence de sa passîon, ou par la force des mauvais conseils, & que nous puissions le plaindre, quoique coupable.

Secondement, c'est de lui faire éprouver ces grands combats, qui déchirent le cœur en le balançant entre deux Intérêts opposés, & dont le Sacrifice lui est également coûteux. Rien de si attachant pour le Spectateur que ces sortes de situations Il se met à la place du Héros, & éprouve les mêmes déchiremens. C'est de le mettre dans de grands périls, qui nous fassent trembler pour lui. Voilà ce qui allarme, ce qui attache : ce n'est pas le meurtre qui touche, c'est l'intérêt qu'on prend au malheureux qui le commet, ou à celui qui en est l'objet, & quelquefois à tous les deux ensemble. Troisiémement, c'est de tenir le fil du dénouement soigneusement caché jusqu'à la fin. L'intérêt ne peut se soutenir que par l'incertitude de ce qui doit arriver, & il s'augmente par le désir & l'impatience qu'on a de l'apprendre. L'art est de faire toujours croître l'intérêt. Mais la première régle, c'est de choisir un sujet, une action déjà capable d'intéresser par elle-même, & propre à fournir de grands mouvemens, de belles situations, de grands sentimens, &c. Un Poëte, dit M. Dubos, qui traite un sujet sans Intérêt, n'en peut vaincre la stérilité. Il ne peut jetter du pathétique dans l'action qu'il imite, qu'en deux manières ; ou bien il embellit cette action par des épisodes, ou bien il change les principales circonstances de cette action. S'il prend le premier parti, l'Intérêt qu'on prend à ces épisodes ne sert qu'à mieux faire sentir la froideur de l'action principale, & il a mal rempli son titre. Si le Poëte change les principales circonstances de l'action, que l'on suppose être un événement connu, son Poëme cesse d'être vraisemblable.

De l’Intérêt propre à la Comédie.

Il faut attacher dans la Comédie, comme dans la Tragédie ; ce qui ne peut se faire que par l'Intérêt. Mais il n'est pas le même que dans la Tragédie. Là c'est le cœur tout seul qu'il faut intéresser, toucher, émouvoir, attendrir. Dans la Comédie, c'est l'esprit, pour ainsi dire, seul, qu'il faut attacher & amuser, ce qui est peut-être plus difficile encore , à cause de sa légèreté & de son inconstance. Pour fixer son attention, on se sert d'ordinaire d'une petite intrigue, qui est communément un mariage : mais ce n'est point assez, il faut encore le réveiller sans cesse, & l'attacher par des traits piquans, des Scènes vives, des peintures, des incidens nouveaux. L'intrigue est souvent ce qui l’intéresse le moins.

Références :

Pièces :

Corneille, le Cid : ce qui rend Rodrigue si digne d’attention, ce ne sont pas les combats gagnés, c’est le dilemme entre son amour et son honneur.

Corneille, Horace : les Horace et les Curiace; simples citoyens de deux petites villes, sont ennoblis par le destin de Rome où les Horace jouent un rôle essentiel.

Corneille, Rodogune : Cléopâtre ne s’attire nulle compassion dans la pièce, mais elle n’est rendue supportable que par sa passion de régner, tandis que la pièce peut être jouée seulement parce qu’elle est punie.

Thomas Corneille Ariane,  : le fait qu’Ariane soit une princesse et non une bourgeoise est ce qui donne un attrait essentiel, parce que les titres ont une si grande importance.

Racine, Andromaque, acte 5, scène 3 : Oreste paraissant devant Hermione après avoir assassiné Pyrrhus à sa demande « fait un effet admirable ».

Racine, Bérénice : Nicomède (de Corneille) est supérieur à Bérénice, parce que ce qui est noble l'emporte sur ce qui est touchant.

Rotrou, Venceslas (tragédie ou tragi-comédie, 1647), acte 5, scène dernière : Ladislas voue une haine à son frère et à son favori. Pour l’éliminer, il projette de l’assassiner, mais dans l’obscurité, c’est son frère qu’il assassine. Il obtient de son père plus que le pardon, puisque le vieux roi abdique en sa faveur, faute de pouvoir faire grâce à son propre fils. [Le dénouement a été revu par Marmontel au 18e siècle, parce qu’il « bless[ait] également la bienséance et la vérité » Remarques sur Venceslas.]

Critique littéraire :

Dubos (Abbé Jean-Baptiste1670-1742), Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (première édition, 1619), section 12 : « Un peintre, et principalement un poète qui traite un sujet sans intérêt n’en peut vaincre la stérilité ».

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