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Passions

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Passions.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome II, p. 386-391 :

PASSIONS. En Poësie, ce sont les sentimens, les mouvemens, les actions passionnées que le Poëte donne à ses Personnages. Les passions sont, pour ainsi dire, la vie & l'esprit des Poèmes un peu longs. Tout le monde en connoît la nécessité dans la Tragédie & dans la Comédie : l'Epopée ne peut pas subsister sans elles. Ce n'est pas assez que la narration, dans le Poëme Epique, soit surprenante, il faut encore qu'elle remue, qu'elle soit passionnée, qu'elle transporte l'esprit du Lecteur, & qu'elle le remplisse de chagrin, de joie, de terreur , ou de quelqu'autre passion violente, & cela pour des Sujets qu'il sait n'être que fictions. Quoique les passions soient toujours nécessaires, cependant toutes ne font pas également nécessaires ni convenables en toute occasion. La Comédie a, pour son partage, la joie & les surprises agréables ; au contraire, la terreur & la compassion sont les passions qui conviennent à la Tragédie. La passion la plus propre à l'Epopée, comme tenant le milieu entre les deux autres, participe aux espéces de passions qui leur conviennent, comme nous voyons dans le quatrieme Livre dé l'Enéïde, & dans les Jeux & Divertissemens du cinquieme; En effet, l'admiration participe de chacune ; nous admirons avec joie les choses qui nous surprennent agréablement ; & nous voyons avec une surprise mêlée de terreur & de douleur, celles qui nous épouvantent & nous attristent. Outre la passion générale qui distingue le Poëme Epique du Poëme Dramatique, chaque Epopée a sa passion particuliere, qui la distingue des autres Poëmes Epiques. Cette passion particuliere suit toujours le caractère du Héros. Ainsi la colere & la terreur dominent dans l'Iliade, à cause qu'Achille est emporté & le plus terrible des hommes. L'Enéide est remplie de passions plus douces & plus tendres, parce que tel est le caractère d’Enée. La prudence d’Ulisse ne permettant point cet excès, nous ne trouvons aucune de ces passions dans l'Odissée [sic]. Pour ce qui regarde la conduite des passions, pour leur faire produire leur effet, deux choses sont requises ; savoir, que l'auditoire, soit préparé & disposé à les recevoir, & qu'on ne mêle point ensemble plusieurs passions incompatibles. La nécessité de préparer l'auditoire est fondée sur la nécessité naturelle de prendre les choses où elles sont, dans le dessein de les transporter ailleurs. Il est aisé de faire l'application de cette maxime : un homme est tranquille & à l'aise, & vous voulez exciter en lui une passion par un discours fait dans ce dessein : il faut donc commencer d'une manière calme ; & par ce moyen vous joindre à lui ; & ensuite marchant ensemble, il ne manquera pas de vous suivre dans toutes les passions par lesquelles vous le conduisez insensiblement. Si vous faites voir votre colère d'abord, vous vous rendrez aussi ridicule, & vous ferez aussi peu d'effet, qu'Ajax dans les Métamorphoses, où l'ingénieux Ovide donne un exemple sensible de cette faute. Il commence de harangue par le fort de la passion, & avec les figures les plus fortes, devant ses Juges qui sont dans la tranquillité la plus profonde. Dans le Poëme Dramatique, le jeu des passions est une des plus grandes ressources des Poëtes. Ce n'est pas un problème, que de savoir si l'on doit les exciter sur le Théâtre. La nature du Spectacle, soit Comique, soit Tragique, sa fin, ses succès, démontrent assez, que les passions sont une des parties les plus essentielles du Drame, que sans elles, tout devient froid & languissant dans un Ouvrage où tout doit être, autant qu'il se peut, mis en action. Pour en juger dans les Ouvrages de ce genre, il suffit de les connoître, & de savoir discerner le ton qui leur convient à chacune ; car, comme dit M. Despréaux, chaque Passion parle un différent langage ;

La Colere est superbe, & veut des mots altiers ;
L'Abattement s'explique en des termes moins fiers.

Art Poët. ch. III.

Ce n'est pas ici le lieu d'exposer la nature de chaque Passion en particulier, les effets, les ressorts qu'il faut employer, les routes qu'on doit suivre pour les exciter. C'est dans ce qu'en a écrit Aristote au second Livre de sa Rhétorique, qu'il faut en puiser la théorie. L'homme a des Passions qui influent sur ses jugemens & sur ses actions ; rien n'est plus constant. Toutes n'ont pas le même principe ; les fins auxquelles elles tendent sont aussi différentes entr'elles, que les moyens qu'elles employent pour y arriver, se ressemblent peu. Elles affectent le cœur chacune de la manière qui lui est propre ; elles inspirent à l'esprit des pensées relatives à ces impressions ; & comme, pour l'ordinaire, ces mouvemens intérieurs sont trop violens & trop impétueux pour n'éclater pas au-dehors, ils n'y paroissenr qu'avec des tons qui les caractérisent & qui les distinguent. Ainsi l'expression, qui est la peinture de la pensée, est aussi convenable & proportionnée à la Passion, dont la pensée elle-même n'est que l'interprête. Quoiqu'en général chaque Passion s'exprime différemment d'une autre Passion, il est cependant bon de remarquer, qu'il en est quelques-unes qui ont entr'elles beaucoup d'affinité, & qui empruntent, pour ainsi dire, le même ton ; telles que font, par exemple, la haine, la colère, l'indignation. Or, pour en discerner les diverses nuances, il faut avoir recours au fond des caractères, remonter au principe de la Passion, examiner les motifs & l'intérêt qui font agir les Personnages introduits sur la Scène. Mais la plus grande utilité qu'on puisse retirer de cette étude, c'est de connoître le cœur humain, ses replis, les ressorts qui le font mouvoir, par quels motifs on peut l’intéresser en faveur d'un objet, ou le prévenir contre ; enfin comment il faut mettre à profit les foiblesses même des hommes, pour les éclairer & les rendre meilleurs : car si l'image des Passions violentes ne servoit qu'à en allumer de semblables dans le cœur des Spectateurs, le Poème Dramatique deviendroit aussi pernicieux , qu'il peut être utile pour former les mœurs.

L'amour & la haine sont les deux grandes Passions que la Tragédie emploie pour exciter dans l'ame la terreur & la pitié : tout le jeu, tous les combats des autres Passions, ne sont mis en usage, que pour exciter ces deux-là, qui sont celles dont les émotions ébranlent l'ame plus fortement & plus long-tems. Par l'amour, on n'entend pas seulement cette inclination d'un sexe pour l'autre ; dans ce sens, il est certainement très-tragique : mais il faut qu'il domine en Tyran. Il n'est pas fait pour la seconde place. La tendresse d'une mère pour son fils ; la voix de la nature qui se fait entendre dans des cœurs liés par le sang ; l'attachement d'une ame Romaine pour sa patrie ; l'amitié héroïque, telle que celle de Pylade & d'Oreste, tous ces sentimens appartiennent à l'amour. La pitié s'excite par l'injustice & l'excès des maux qui accablent celui qui ne les a pas mérités ; & autant notre ame compatit à ses malheurs, autant elle hait & déteste ceux qui en sont les auteurs.

Références :

Aristote, Rhétorique, livre 2 : analyse de la façon dont les passions agissent sur nons jugements et sur nos actions.

Boileau, Art poétique, chant 3, vers 133-134 : pour chaque passion, un langage différent.

L’évocation de l’amitié entre Oreste et Pylade peut renvoyer à Oreste d’Euripide, à Andromaque de Racine, comme à Oreste de Voltaire et à bien d’autres pièces.

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