Poème lyrique

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Poème lyrique.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome II, p. 441-451 :

POËME LYRIQUE, Opéra. Les Italiens ont appellé le Poème Lyrique, ou le Spectacle en Musique, Opéra ; & ce mot a été adopté en François. Tout art d'imitation est fondé sur un mensonge : ce mensonge est une espéce d'hypothèse établie & admise en vertu d'une convention tacite entre l'Artiste & ses Juges. Passez-moi ce premier mensonge, a dit l'Artiste, & je vous mentirai avec ïant de vérité, que vous y serez trompés, malgré que vous en ayez. L'imitation de la nature, par le chant, a dû être une des premières qui se soient offertes à l'imagination. Tout être vivant est sollicité par le sentiment de son existence à pousser, en de certains momens, des accens plus ou moins mélodieux, suivant la nature de ses organes. Comment, au milieu de tant de Chanteurs, l'homme seroit il resté dans le silence ? La joie a vraisemblablement inspiré les premiers chants ; on a chanté d'abord sans paroles ; ensuite on a cherché à adapter au chant quelques paroles conformes au sentiment qu'il devoit exprimer ; le couplet & la chanson ont été ainsi la première Musique. Mais l'homme de génie ne se borna pas long-tems à ces chansons, enfans de la simple nature ; il conçut un projet plus noble & plus hardi, celui de faire du chant un instrument d'imitation. Il s'apperçut bientôt que nous élevons notre voix, & que nous mettons dans nos discours plus de force & de mélodie, à mesure que notre ame sort de son assiette ordinaire- En étudiant les hommes dans différentes situations, il les entendit chanter réellement dans toutes les occasions importantes de la vie ; il vit encore que chaque passion, chaque affection de lame avoit son accent, ses inflexions, sa mélodie & son chant propres. De cette découverte naquit. la Musique imitative & l'art du chant, qui devint une sorte de Poësie, une langue, un art d'imitation, dont l'hypothèse fut d'exprimer, par la mélodie & à l'aide de l'harmonie, toute espéce de discours, d'accent, de passion, & d'imiter, quelquefois jusqu'à des effets physiques. La réunion de cet art, aussi sublime que voisin de la nature, avec l'art Dramatique, a donné naissance au Spectacle de l'Opéra, le plus noble & le plus brillant d'entre les Spectacles modernes. La Musique est une langue. Imaginez un Spectacle d'inspirés & d’enthousiastes, dont la tête seroit toujours exaltée, dont l'ame seroit toujours dans l'ivresse & dans l'extase ; qui, avec nos passions & nos principes, nous seroient cependant supérieures par la subtilité, la pureté & la délicatesse des sens, par la mobilité, la finesse & la perfection des organes ; un tel peuple chanteroit au lieu de parler : sa langue naturelle seroit la Musique. Le Poëme Lyrique ne représente pas des êtres d'une organisation différente de la nôtre ; mais seulement d'une organisation plus parfaite. Ils s'expriment dans une langue qu'on ne sauroit parler sans génie ; mais qu'on ne sauroit non plus entendre sans un goût délicat, sans des organes exquis & exercés. Ainsi, ceux qui ont appellé le chant, le plus fabuleux de tous les langages, & qui se font moqués d'un Spectacle où les Héros meurent en chantant n'ont pas eu autant de raison qu'on le croiroit d'abord ; mais comme ils n'apperçoivent dans la Musique, que tout au plus un bruit harmonieux & agréable, une suite d'accords & de cadences, ils doivent le regarder comme une langue qui leur est étrangere : ce n'est point à eux d'apprécier le talent du compositeur ; il faut une oreille attique pour juger de l'éloquence de Démosthène. La langue du Musicien a sur celle du Poëte, l'avantage qu'une langue universelle a sur un idiome particulier ; celui ci ne parle que la langue de son siécle & de son pays : l'autre parle la langue de toutes les nations. & de tous les siécles. Toute langue universelle est vague par sa nature ; ainsi, en voulant embellir, par son art, la représentation Théâtrale, le Musîcien a été obligé d'avoir recours au Poëte. Non-seulement il en a besoin pour l'invention de l'ordonnance du Drame Lyrique ; mais il ne peut se passer d'interprète dans toutes les occasions, où la précision du discours devient indispensable, où la langue Musicale entraîneroit le Spectateur dans l'incertitude. Le Musicien n'a besoin d'aucun secours pour exprimer la douleur, le désespoir, le délire d'une femme menacée d'un grand malheur ; mais son Poëte nous dit : Cette femme éplorée que vous voyez, est une mère qui redoute quelque catastrophe funeste pour un fils unique.... Cette mère est Sara, qui ne voyant pas revenir son fils du sacrifice, se rappelle le mystere avec lequel ce sacrifice a été préparé, & le soin avec lequel elle en a été écartée, se porte à questionner les compagnons de son fils, conçoit de l'effroi de leur embarras & de leur science, & monte ainsi par degrés, des soupçons à l'inquiétude, de l'inquiétude à la terreur, jusqu'à en perdre la raison. Alors, dans le trouble dont elle est agitée, ou elle se croit entourée lorsqu'elle est seule, où elle ne reconnoît plus ceux qui sont avec elle, ... tantôt elle les presse de parler, tantôt elle les conjure de se taire.

      Deh, parlate : che forze tacendo,
Par pitié parlez :peut-être qu'en vous taisant,
      Men pietosi, più Barbari sîete.
Vous êtes moins compâtissans que barbares.
      Ah ! v'intendo. Tacete, tacete ;
Ah ! je vous entends ! taifsz-vous, taisez-vous ;
      Non mi dite chél figlio è morto
Ne me dites point que mon fils est mort.

Après avoir ainsi nommé le. sujet & créé la situation, après l'avoir préparée & fondée par ses discours, le Poëte n'en fournit plus que les masses, qu'il abandonne au génie du composîteur ; c'est à celui-ci à leur donner toute l’expression, & à développer toute la finesse des détails dont elles sont susceptible. Le Drame en Musique doit donc faire une impression bien autrement profonde que la Tragédie & la Comédie ordinaire. Il seroit inutile d'employer instrument le plus puissant, pour ne produire que des effets médiocres. Si la Tragédie de Mérope m'attendrit, me touche, me fait verser des larmes, il faut que dans l'Opéra les angoisses, les mortelles allarmes de cette mere infortunée passent toutes dans mon ame ; il faut que je sois effrayé de tous les fantômes dont elle est obsédée ; que sa douleur & son délire me déchirent & m'arrachent le cœur. Le Musicien qui m'en tiendroit quitte pour quelques larmes, pour un attendrissement passager, seroit bien au-dessous de son art. Il en est de même de la Comédie. Si la Comédie de Térence & de Molière enchante. il faut que la Comédie en Musique me ravisse. L'une représente les hommes tels qu'ils sont; l'autre leur donne un grain de verve & de génie de plus ; ils sont tout près de la Folie. Pour sentir le mérite de la premiere, il ne faut que des oreilles & du bon sens ; mais la Comédie chantée paroît être faite pour l'élite des gens d'esprit & de goût. La Musique donne aux ridicules & aux mœurs un caractère d'inégalité, une finesse d'expression, qui, pour être, saisis. exigent un tact prompt & délicat, & des organes très-exercés. Mais la passïon a ses repos & ses intervalles ; & l'art du Théâtre veut qu'on suive en cela la marche de la nature. On ne peut pas, au Spectacle, toujours rire aux éclats, ni toujours fondre en larmes. Oreste n'est pas toujours tourmenté par les Euménides ; Andromaque, au milieu de ses allarmes, apperçoit quelques rayons d'espérance qui la calment : il n'y a qu'un pas de cette sécurité au moment affreux où elle verra périr son fils ; mais ces deux momens sont différens ; & le dernier ne devient que plus tragique, par la tranquillité du précédent. Les Personnages subalternes, quelque intérêt qu'ils prennent à l'action, ne peuvent avoir les accens passionnés de leurs Héros : enfin la situation la plus pathétique ne devient touchante & terrible que par degrés ; il faut qu'elle soit préparée ; & son effet dépend, en grande partie, de ce qui l'a précédé & amené. Voilà donc deux momens bien distincts du Drame Lyrique ; le moment tranquille, & le moment passionné ; & le premier soin du compositeur a dû consister à trouver deux genres de déclamation essentiellement différens, & propres, l'un à rendre le discours tranquille, l'autre à exprimer le langage des passions dans toute sa force, dans toute la variété, & dans tout son désordre. Cette dernière déclamation porte le nom de l'air ; la première a été appellée le récitatif. Celui-ci est une déclamation notée, soutenue & conduite par une simple basse, qui se faisant entendre à chaque changement de modulation, empêche l’acteur de détonner. Lorsque les Personnages raisonnent, délibèrent, s'entretiennent & dialoguent ensemble, ils ne peuvent que réciter. Rien ne seroit plus faux, que de les voir discuter en chantant, ou dialoguer par couplets, en sorte qu'un couplet devînt la réponse de l'autre. Le récitatif est le seul instrument propre à la Scène & au Dialogue ; il ne doit pas être chantant. Il doit exprimer les véritables inflexions du discours par des intervalles un peu plus marqués & plus sensibles que la déclamation ordinaire : du reste, il doit en conserver & la gravité & la rapidité, & tous les autres caractères. Il ne doit pas être exécuté en mesure exacte ; il faut qu'il soit abandonné à l'intelligence & à la chaleur de l'Acteur, qui doit le hâter ou le rallentir, suivant l’esprit de son rôle & de son jeu. Un. récitatif qui n’auroit pas tous ces caractères, ne pourroit jamais être employé sur la Scène avec succès. Le récitatif est beau pour le peuple, lorsque le Poëte a fait une belle Scène, & que l'Acteur l'a bien jouée Il est beau pour l'homme de goût, lorsque le Musicien a bien saisi non-seulement le principal caractère de la déclamation, mais encore toutes les finesses qu'elle reçoit de 1’âge, du sexe, des mœurs, de la condition, des intérêts de ceux qui parlent & agissent dans le Drame. L'air & le chant commencent avec la passion ; dès qu'elle se montre, le Musicien doit s’en emparer avec toutes les ressources de son art. Arbace explique à Mandane les motifs qui l'obligent de quitter la Capitale avant le retour de l'aurore , de s'éloigner de ce qu'il a de plus cher au monde. Cette tendre Princesse combat les raisons de son Amant; mais lorsqu'elle en a reconnu la solidité, elle consent à son éloignement, non sans un extrême regret ; voilà le sujet de la Scène & du Récitatif. Mais elle ne quittera pas son Amant sans lui parler de toutes les peines de l'absence, sans lui recommander les intérêts de l'amour le plus tendre, & c'est le moment de la passion & du chant.

Conserve-toi fidèle ;
Songe que je reste & que je peine ;
Et quelquefois du moins
Ressouviens-toi de moi.

Il eût été faux de chanter durant l'entretien de la Scène ; il n'y a point d'air propre à peser les raisons de la nécessité d'un départ ; mais, quelque fimple & touchant que soit l'adieu de Mandane, quelque tendresse qu'une habile Actrice mît dans la manière de déclamer ces quatre Vers, ils ne seroient que froids & insipides, si l'on se bornoit à les réciter. C'est qu'il est évident qu'une Amante pénétrée, qui se trouve dans la situation de Mandane, répetera à son Amant, au moment de la séparation, de vingt manières passionnées & différentes, les mots cités plus haut. Elle les dira tantôt avec un attendrissement extrême, tantôt avec résignation & courage, tantôt avec l'espérance d'un meilleur sort, tantôt sans la confiance d'un heureux retour. Elle ne pourra recommander à son Amant de songer quelquefois à sa solitude & à ses peines, sans être frappée elle-même de la situation où elle va se trouver dans un moment ; ainsi les accens prendront le caractère de la plainte la plus touchante, à laquelle Mandane fera peut-être succéder un effort subit de fermeté, de peur, de rendre à Arbace ce moment aussi douloureux qu'il 1’est pour elle. Cet effort ne fera peut-être suivi que de plus de foiblesse, & une plainte d'abord peu violente finira par des sanglots & des larmes. En un mot, tout ce que la passion la plus douce & la plus tendre pourra inspirer dans cette position à une arne sensible, composera les élémens de l'air de Mandane ; mais quelle plume seroit assez éloquente pour donner une idée de tout ce que contient un air ? Quel Critique seroit assez hardi pour assigner les bornes du Génie ? Le Duo ou le Duetto est donc un air dialogué, chanté par deux personnes animées de la même passion ou de passions opposées. Au moment le plus pathétique de l'air, leurs accens peuvent se confondre ; cela est dans la nature. Une exclamation, une plainte peut les réunir ; mais le reste de l’air doit être en Dialogue. Il seroit également faux de faire alternativement parler & chanter les Personnages du Drame Lyrique. Non seulement le passage du discours au chant, & le retour du chant au dicours, auraient quelque chose de désagréable & de brusque ; mais ce seroit un mélange monstrueux de vérité & de fausseté. Dans nulle imitation, le mensonge de l'hypothèse ne doit disparoître un instant ; c'est la convention sur laquelle l'illusion est fondée. Si vous laissez prendre à vos Personnages une fois le ton de la déclamation ordinaire, vous en faites des gens comme nous ; & je ne vois plus de raison pour les faire chanter, sans blesser le bon sens. Cette économie intérieure du Spectacle en Musique, fondée d'un côté sur la vérité de l'imitation, & de l'autre sur la nature de nos organes, doit servir de Poétique élémentaire au Poëte Lyrique. Il faut, à la vérité, qu'il se soumette en tout au Musicien : il ne peut prétendre qu'au second rôle ; mais il lui rente d'assez beaux moyens pour partager la gloire de son compagnon. Le choix & la disposition du sujet, l'ordonnance & la marche de tout le Drame sont l'ouvrage du Poëte. Le sujet doit être rempli d'intérêt, & disposé de la manière la plus simple & la plus intéressante. Tout y doit être en action, & viser aux grands effets. Jamais le Poëte ne doit craindre de donner à son Musicien une tâche trop forte. Comme la rapidité est un caractère inséparable de la Musique, & une des principales causes de ses prodigieux effets, la marche du Poëme Lyrique doit être toujours rapide. Les discours longs & oisifs ne seroient nulle part plus déplacés. Il doit se hâter vers son dénouement, en se développant de ses propres forces, sans embarras & sans intermittence. Cette simplicité & cette rapidité nécessaires à la marche & au développement du Poëme Lyrique, font aussi indispensables au style du Poëte. Rien ne seroit plus opposé au langage musical, que ces longues tirades de nos Piéces modernes, & cette abondance de paroles que l'usage & la nécessité de la rime ont introduites sur nos Théâtres. Le sentiment & la passion sont précis dans le choix des termes. Ils employent toujours l'expression propre, comme la plus énergique. Dans les instans passionnés, ils la répereroient vingt fois, plutôt que de chercher à la varier par de froides périphrases. Le style Lyrique doit donc être énergique, naturel & facile. Il doit avoir de la grace ; mais il abhorre l'élégance étudiée. Tout ce qui sentiroit la peine, la facture ou la recherche ; une Epigramme, un trait d’esprit, d'ingénieux Madrigaux, des sentimens alambiqués, des tournures comparées, feroient la croix & le désespoir du compositeur : car, quel chant, quelle expression donner à cela ? Il y a même cette différence essentielle entre le Lyrique & le Poëte Tragique, qu'à mesure que celui-ci devient éloquent & verbeux, l'autre doit devenir précis & avare de paroles, parce que l'éloquence des momens passionnés appartient toute entière au Musicien. Rien ne seroit moins susceptible de chant, que toute cette sublime & harmonieuse éloquence, par laquelle la Clytemnestre de Racine cherche à soustraire sa fille au couteau fatal. Le Poëte Lyrique, en plaçant une mère dans une situation pareille, ne pourra lui faire dire que quatre Vers :

Rends mon fils.....
Ah ! mon cœur se fend :
Je ne suis plus mère, ô Ciel !
Je n'ai plus de fils.

Mais, avec ces quatre petits Vers, la Musique fera en un instant plus d'effet, que le divin Racine n'en pourra jamais produire avec toute la magie de la Poésie.

Références :

Métastase (Pietro Trapassi, dit Pietro Metastasio, 1698-1782), Artaserse : livret adapté à de multiples reprises (plus de 100 versions). On y voit Arbace et Mandane, et le court poème est chanté à la fin de l’acte 1, scène 1.

Métastase (Pietro Trapassi, dit Pietro Metastasio, 1698-1782), Ciro riconosciuto, acte 1, scène 12 : Mandane se lamente sur la perte de son fils.

Métastase (Pietro Trapassi, dit Pietro Metastasio, 1698-1782), Isacco figura del Redentore (Abramo ed Isacco) (1740, oratorio mis en musique par divers musiciens), citation extraite de l’acte 2, scène 13 : le désarroi d’une mère inquiète du sort de son fils, et qui presse ses amis, tantôt de parler, tantôt de se taire.

Voltaire, Mérope : la tragédie de Voltaire n’a pas besoin de la musique pour attendrir et toucher. Mais l’opéra doit aller au-delà de cette émotion et faire ressentir les émotions du personnage. Le raisonnement vaut aussi pour la comédie, qui doit enchanter, quand la comédie en musique doit ravir.

Les personnages d’Andromaque, d’Oreste, d’Astyanax sont présents dans un grand nombre de pièces depuis Euripide.

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