Récit dramatique

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Récit dramatique.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome III, p. 9-14 :

RÉCIT DRAMATIQUE. Le Récit Dramatique qui termine ordinairement nos Tragédies, est la description d'un évenement funeste, destiné à mettre le comble aux passions tragiques, c'est-à-dire, à porter à leur plus haut point la terreur & la pitié, qui se sont accrues durant tout le cours de la Piéce. Ces sortes de récits sont, pour l'ordinaire, dans la bouche des Personnages, qui, s'ils n'ont pas un intérêt à l'action du Poëme, en ont du moins un très-fort, qui les attache au Personnage le plus intéressé dans l'évenement funeste qu'ils ont à raconter. Ainsi, quand ils viennent rendre compte de ce qui s'est passé sous leurs yeux, ils sont dans cet état de trouble, qui naît du mêlange des passions. La douleur, le desir de faire passer cette douleur chez les autres, la juste indignation contre les auteurs du désastre dont ils viennent d'être témoins, l'envie d'exciter à les en punir, & les divers sentimens qui peuvent naître des différentes raisons de leur attachement à ceux dont ils déplorent la perte ; toutes ces raisons agissent en eux, en même tems, indistinctement, sans qu'ils le sachent eux-mêmes, & les mettent dans une situation à peu près pareille à celle où Longin nous fait remarquer qu'est Sapho, qui, racontant ce qui se passe dans son ame, à la vue de l'infidélité de ce qu'elle aime, présente en elle, non pas une passion unique, mais un concours de passions. On voit aisément que je me restrains aux récits qui décrivent la mort des Personnages pour lesquels on s'est intéressé durant la Piéce. Les récits de la mort des Personnages odieux ne font pas absolument assujettis aux mêmes régles, quoique, cependant, il ne fût pas difficile de les y ramener, à l'aide d'un peu d'explication. Le but de nos Récits étant donc de porter la terreur & la pitié le plus loin qu'elles puissent aller, il est évident qu'ils ne doivent renfermer que les circonstances qui conduisent à ce bien. Dans l'évenement le plus triste & le plus terrible, tout n'est pas également capable d'imprimer de la terreur, ou de faire couler des larmes. Il y a donc un choix à faire ; & ce choix commence par écarter les circonstances frivoles, petites & puériles : voilà la premiere régle prescrite par Longin ; & la nécessité se fait si bien sentir, qu'il est inutile de la détailler plus au long.

La seconde régle est de préférer, dans le choix des circonstances, les principales circonstances entre les principales La raison de cette régle, est claire. Il est impossible, moralement parlant, que dans les grands mouvemens, le feu de l'Orateur ou du Poëte, se soutienne toujours au même degré. Pendant qu'on passe en revue une longue file de circonstances, le feu se rallentit nécessairement ; & l'impression qu'on veut faire sur l'Auditeur, languit en même tems. Le pathétique manque une partie de son effet ; & l'on peut dire que dès qu'il en manque une part, il le perd tout entier. Cette seconde régle n'est pas moins nécessaire pour nos récits, que la premiere. Les Personnages qui les font, sont dans une situation extrêmement violente ; & ce que le Poëte leur fait dire, doit être une peinture exacte de leur situation. Le tumulte des passions qui les agitent, ne les rend eux-mêmes attentifs dans le désordre d'un premier mouvement, qu'aux traits les plus frappans de ce qui s'est passé sous leurs yeux. Je dis dans le désordre d'un premier mouvement parce que ce qu'ils racontent, venant de se passer dans le moment même, il seroic absurde de supposer qu'ils eussent eu le tems de la réflexion ; & que le comble du ridicule seroit de les faire parler, comme s'ils avoient pu méditer à loisir, l'ordre & l'art qu'il leur faudroit employer pour arriver plus sûrement à leurs fins. C'est pourtant sur ce modèle, si déraisonnable, que sont faits la plûpart des Récits de nos Tragédies ; & on n'en connoît guères, qui ne péche contre la vraisemblance.

La troisieme régle est que les récits soient rapides, parce que les descriptions pathétiques doivent être presque toujours véhémentes, & qu'il n'y a point de véhémence sans rapidité. Nos Récits sont asservis à cette régle ; mais il ne paroît pas que la plûpart de nos Tragiques la connoissent, ou qu'ils se soucient de la pratiquer. Si leurs Récits font quelqu'impression au Théâtre, elle est l'ouvrage de l'Acteur, qui supplée, par son art, à ce qui leur manque. Le style le plus vif & le plus serré, convient à nos récits. Les circonstances doivent s'y précipiter les unes sur les autres. Chacune doit être présentée avec le moins de mots qu'il est possible. Ce n'est point à Racine, comme Poëte, que l'on fait le procès dans son Récit : c'est à Racine, faisant parler Théramène ; c'est à Théramène lui-même, qui ne peut pas plus jouir des priviléges accordés aux Poëtes, qu'aucun Personnage de Tragédie. La premiere partie du récit de Théramène, répond à ceux que les Anciens ont faits de la mort d'Hypolite. Racine en avoit trois devant les yeux ; celui d'Euripide, celui d'Ovide, & celui de Séneque. Il les admira; & selon toute apparence, les fautes qu'on lui reproche ne viennent que de la noble ambition qu'il a eue de vouloir surpasser tous ces modèles. Au reste, on a discuté ce beau morceau avec la derniere rigueur, dans la derniere édition de Despréaux, à cause de l'excellence de l'Auteur Mais les critiques qu'on en a faites, toutes bonnes qu'elles puissent être, ne tournent qu'à la gloire des talens admirables d'un illustre Ecrivain, qui, dès l'instant qu'il commença de donner ses Tragédies au Public, fit voir que Corneille, le grand Corneille, n'étoit plus le seul Poëte Tragique en France.

Exemple d'un Récit.

Ulysse à Clytemnestre dans Iphigénie, après lui avoir appris que sa fille étoit sauvée :

CLYTEMNESTRE.

Ma fille ! ah ! Prince ! ô Ciel ! je demeure éperdue !
Quel miracle, Seigneur ! quel Dieu me l'a rendue ?

ULYSSE.

Vous m'en voyez moi-même, en cet heureux moment,
Saisi d'horreur, de joie, & de ravissement.
Jamais jour n'a paru si mortel à la Grèce.
Déja de tout le camp, la Discorde maîtresse,
Avoit sur tous les yeux mis son bandeau fatal,
Et donné du combat le funeste signal.
De ce spectacle affreux votre fille allarmée,
Voyoit pour elle Achille, & contr'elle l'Armée,
Mais, quoique seul pour elle, Achille furieux,
Epouvantoit l'Armée, & partageoit les Dieux,
Déja de traits en l'air s'élevoit un nuage ;
Déja couloit le sang, prémices du carnage.
Entre les deux partis Calchas s'est avancé,
L'œil farouche, l'air sombre, & le poil hérissé,
Terrible & plein du Dieu qui l'agitoit, sans doute,
Vous, Achille, a-t-il dit, & vous, Grecs, qu'on m'écoute
Le Dieu qui, maintenant, vous parle par ma voix,
M'explique son Oracle, & m'instruit de son choix.
Un autre sang d'Hélene, une autre Iphigénie
Sur ce bord immolée, y doit laisser la vie.
Thésée avec Hélene, uni secrettement,
Fit succeder l'hymen à son enlevement.
Une fille en sortit, que sa mere a célée,
Du nom d'Iphigénie elle fut appellée.
Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours ;
D'un sinistre avenir je menaçai les jours.
Sous un nom emprunté, sa noire destinée,
Et ses propres fureurs ici l'ont amenée.
Elle me voit, m'entend, elle est devant mes yeux ;
Et c'est elle, en un mot, que demandent les Dieux.
Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile,
Ecoute avec frayeur, & regarde Eriphile.
Elle étoit à l'Autel, & peut-être en son cœur,
Du fatal sacrifice accusoit la lenteur.
Elle-même tantôt, d'une course subite,
Etoit venue aux Grecs annoncer votre fuite.
On admire en secret sa naissance & son sort ;
Mais, puisque Troye enfin est le prix de sa mort,
L'Armée à haute voix se déclare contr'elle,
Et prononce à Calchas sa sentence mortelle.
Déja pour la saisir Calchas leve le bras.
Arrête, a-t-elle dit, & ne m'approche pas.
Le sang de ces Héros, dont tu me fais descendre,
Sans tes profanes mains, saura bien se répandre.
Furieuse, elle vole, & sur l'Autel prochain
Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein,
A peine son sang coule & fait rougir la terre ;
Les Dieux font sur l'Autel entendre le tonnerre.
Les vents agitent l'air d'heureux frémissemens ;
Et la mer leur répond par ses mugissemens.
La rive au loin gémit, blanchissante d'écume,
La flamme du bûcher d'elle-même s'allume :
Le Ciel brille d'éclairs, s'entr'ouvre, & parmi nous,
Jette une sainte horreur qui nous rassure tous,
Le Soldat étonné, dit que dans une nuë,
Jusques sur le bûcher, Diane est descenduë,
Et croit que s'élevant au travers de ses feux,
Elle portoit au Ciel notre encens & nos vœux,
Tout s'empresse ; tout part.

Références :

Pièces :

Racine, Iphigénie, acte 5, scène 6, vers 1729-1789 : le récit du sacrifice d’Iphigénie par Ulysse est donné comme exemple de récit.

Racine, Phèdre, acte 5, scène 6 : dans la première partie du récit de Théramène, Racine a voulu surpasser les modèles d’Euripide, Ovide et Sénèque : c’est peut-être la cause des défauts qu’on a cru y déceler.

Critique littéraire :

Boileau, Réflexions critique sur quelques passages du rhéteur Longin, réflexion 11 : le récit de Théramène passe pour sublime et reçoit un grand hommage du public.Longin dit que Sapho racontant sa réaction à l’infidélité de « ce qu’elle aime » et montrant non une passion unique, mais « un concours de passions ». La situation des personnages est tout à fait comparable.

Longin (Pseudo Longin, auteur anonyme du 2e ou 3e siècle), Traité du sublime dit que Sapho racontant sa réaction à l’infidélité de « ce qu’elle aime » et montrant non une passion unique, mais « un concours de passions ».

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