Tragédie

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Tragédie.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome III, p. 290-303 :

TRAGÉDIE. Le hasard & Bacchus donnèrent les premières idées de la Tragédie en Gréce. L'Histoire en est assez connue. Bacchus qui avoit trouvé le secret de cultiver la vigne, & d'en tirer le Vin, l'enseigna à un certain Icarius dans une contrée de l'Attique, qui prit depuis le nom d'Icarie. Cet homme un jour rencontra un bouc qui faifoit du dégât dans ses vignes, l'immola à son bienfaiteur , autant par intérêt que par reconnoissance. Des Paysans témoins de ce sacrifice, se mirent à danser autour de la victime, en chantant les louanges du Dieu. Ce Divertissement passager devint un usage annuel, puis sacrifice public, ensuite cérémonie universelle, & enfin Spectacle public profane. Car comme tout étoit sacré dans l'antiquité Payenne, les Jeux & les Amusemens se tournèrent en Fêtes ; & les Temples à leur tour se métamorphoserent en Théâtres. Mais cela n'arriva que par degrés. Les Grecs venant à se polir, transporterent dans leurs Villes une Fête née du loisir de la Campagne. Les Poëtes les plus distingués se firent gloire de composer des Hymnes religieuses en l'honneur de Bacchus, & d'y ajouter tout ce que la Musique & la Danse pouvoient y répandre d'agrémens. Ce fut une occasion de disputer le prix de la Poésie ; & ce prix, au moins à la Campagne, étoit un bouc, ou un oûtre de vin, par allusion au nom de l'Hymne bachique, appellée depuis long-tems Tragédie, c'est-à-dire,Chanson du bouc ou des Vendanges. Ce ne fut en effet, rien autre chofe durant un long espace d'années. On perfectionna de plus en plus le même genre ; mais on ne le changea pas. Il fit entr'autres la réputation de plus de 15 ou 16 Poëtes, presque tous successeurs les uns des antres.

On voit assez que ni dans ces Hymnes, ni dans les Chœurs qui les chantoient, on ne trouve aucune trace de la véritable Tragédie, à en pénétrer l'idée plutôt que le nom. On peut toutefois conjecturer avec fondement , que ces Poésies devinrent graves, touchantes & passionnées, telles à peu presque l'Hymne des Persans, qui est rapportée par Chardin, & qu'on trouve distribuée en sept Chants, composée en l'honneur de Mahomet & d'Ali, avec des pensées & des sentimens qui ont quelque chose de l'esprit Tragique. Aussi les Poëtes se lasserent-ils à la fin de ces éloges bachiques, qui apparemment devenoient froids, comme les louanges réitérées sur le même sujet, & qui d'ailleurs tournoient plus au profit des Prêtres de Bacchus, qu'au plaisir des Spectateurs. L'un de ces Poëtes, ce fut Thespis, eut la hardiesse d'y changer quelque chose, & eut le bonheur de réussir. Il s'avisa d'interrompre le Chœur par des récits, sous prétexte de le delasser. Cette nouveauté plut. Mais qu'étoit- ce que ces récits ? L'unique Acteur qu'il introduisoit, jouoit-il seul une Tragédie ? Il est visible que non. Point de Tragédie sans Dialogue ; & point de Dialogue sans deux interlocuteurs pour le moins. Je me fîgure que Thespis, sur l'idée d'Homère, dont on récitoit les livres dans la Grèce, crut que des traits d'Histoire ou de Fable, soit sérieux, soit Comiques, pourroient amuser les Grecs. Il barbouillloit même ces Acteurs de lie, dit Horace, pour les rendre plus semblables à des Satyres ; & il les promenoit dans des Chariots, d'où ils disoient souvent des paroles piquantes aux passans. Voilà l’origine des Tragédies Satyriques ; mais il y avoit quelque chofe de plus dans les Tragédies sérieuses, dont il n'inventa pourtant que l'ébauche.

Il y a lieu de croire, que bien qu'un seul Acteur parût & recitât, il supposoit une action réelle, & qu'il venoit dans les intervalles du Chœur en rendre compte au Spectateur, soit par voie de narration, soit en jouant le rôle d'un Héros, puis d'un autre, & ensuite d’un troisiéme Je suppose, par exemple, que Thespis ou quelqu'autre de ses Successeurs eût pris pour sujet comme Homère, la Colere d'Achille. Je m'imagine que son Acteur représentant le Prêtre d'Apollon, venoit dire que vainement il avoit tâché de fléchir Agamemnon par des prières & des présens ; que ce Roi inflexible s'étoit obstiné à ne lui pas rendre sa fille Chryseïde ; que sur cela, Chryses imploroit le secours du Dieu pour se venger. Dans un second Monologue le même Acteur, ou un autre, si l'on veut, faisoit entendre qu'Apollon avoit vengé Chryses, en répandant sur le camp des Grecs une perte cruelle, qui y causoit la désolation. Selon les apparences , on continuoit de même jusqu'à la fin ; & voilà ce qu'on peut imaginer de plus vraisemblable, en ne supposant, avec Aristote, qu'un Acteur. Mais après tout, ces récits d'une action qu'on ne voyoit pas, n'étoient qu'une espéce de Poëme Epique. En un mot, il n'y a point encore là de vraie Tragédie. Il peut au plus y en avoir un léger crayon. Car outre que le sujet des récits de l'Acteur étoit une action suivie, l'accessoire l'emporta peu à peu sur le principal.

Thespis, Phrynicus, Chérilus, & tous ceux qui composerent dans le goût de Thespis, oublièrent presqu'entiérement la destination du Chœur, & ne parlèrent plus de Bacchus. De-là, dit Plutarque, il arriva que la Tragédie fut détournée de son but, & passa des honneurs rendus à Bacchus à des Fables & à des Représentations passionnées. Les Prêtres s'en plaignirent ; & leurs plaintes fondèrent un proverbe. Cela est beau, disoit-on ; mais on n'y voit rien de Bacchus. L'embarras est de sçavoir comment Thespis imagina le premier cette ombre de la Tragédie, si les Chœurs ne lui en ont pas donné lieu. La Nature va ordinairement de l'un à l'autre dans les arts, ainsi que dans les productions ; & il arrive, presque toujours, que l'idée nouvelle qui survient, a quelque rapport avec celle qui la fait naître. Il est surprenant que ni Aristote, ni ceux qui ont traité cette matière, ne nous montrent pas avec précision les divers changemens que reçut la Tragédie, depuis sa naissance, jusqu’à sa maturité en Grèce. Il ne l'est pas moins, qu'ils ne nous disent point nettement, excepté Philostrate & Quintilien, une chose qu'il faut toutefois nécessairement conclure de leurs écrits, à savoir, qu'Eschyle fut le véritable inventeur de la Tragédie, proprement dite. Tous, en effet, s'accordent à dire, qu'il joignit un second Acteur à celui de Thespis. Voilà des Interlocuteurs ; voilà le Dialogue, & par conséquent un germe de la Tragédie. Avant lui, rien de tout cela. C'est donc Eschyle qui en est le Pere.

Sophocle & Euripe [sic] coururent après lui la même carrière ; & en moins d'un siécle, la Tragédie Grecque, qui avoit pris forme tout d'un coup entre les mains d'Eschyle, arriva au point où les Grecs nous l'ont laissée. Car quoique les Poëtes, dont je viens de parler, eussent des Rivaux d'un très-grand mérite, qui même l'emporterent souvent sur eux dans les jeux publics, les suffrages des Contemporains & de la postérité, se sont néanmoins réunis en leur faveur. On les reconnoît pour les Maîtres de la Scène ancienne ; & c'est uniquement sur le peu de Piéces, qui nous reste d'eux, que nous devons juger du Théâtre des Grecs. Aussi les passions principales que touche Homère, sont elles conformes à la durée de son Poëme, & à la nature de l'homme, consideré comme lecteur. C'est la joie, la curiosité, & l'admiration, passions douces, qui peuvent attacher long-tems le cœur sans le fatiguer ; au lieu que la terreur, l'indignation, la haine, la compassion, & quantité d'autres dont la vivacité peut épuiser l'ame, ne sont traitées, dans l'Iliade, qu'en passant, & toujours avec subordination aux passions modérées qu'on y voit régner. Mais dans un Spectacle qui doit peu durer, les passions vives peuvent jouer leurs jeux, & de subalternes qu'elles sont dans le Poëme épique, devenir dominantes dans la Tragédie, sans lasser le Spectateur, que des mouvemens trop lents ne feroient qu'endormir.

Ce raisonnement, au reste, est fondé sur la nature des passions même. Un homme ne peut soutenir long-tems une violente agitation. La colère a ses emportemens, la vengeance a ses fureurs ; mais leurs derniers éclats font de peu de durée. Si ces mouvemens résident plusieurs années dans un cœur, ce n'est que comme un feu assoupi sous la cendre. Leur flamme cause un incendie trop grand pour être durable. Desir, effroi, pitié, amour, haine même, tout cela porté aux derniers excès s'épuise bientôt. La violence d'une tempête est un présage de sa fin Les passions vives & courtes sont donc les vrais mobiles, propres à animer le Théâtre ; car si ce que je viens de dire est vrai dans la nature, le Spectacle qui en est une imitation, doit s'y conformer, d'autant plus que les passions, fussent elles feintes, se communiquent d'homme à homme, d'une maniéré plus soudaine que la flamme d'une maison embrâsée ne s'attache aux édifices voisins. Ne sentons-nous pas nos entrailles s'émouvoir à la vue d'un malheureux, qui avec des cris pitoyables nous expose une extrême misere , La crainte ne pénetre-t-elle pas jusques dans la moëlle des os, quand on voit une Ville livrée à l'Ennemi, des visages pâles, des femmes tremblantes , des Soldats furieux, & tout l'appareil d'une prochaine désolation ?

Que seroit-ce si l'on voyoit les traits de la rage & du désespoir que la nature grave elle-même sur le front d'un homme ou d'un Peuple destiné à périr sans ressource ? Et quel effet ne produiroit point une terreur panique ? Une passion bien imitée, trouve aussi aisément entrée dans le cœur humain, parce qu'elle va trouver les mêmes ressorts pour les ébranler, avec cette différence remarquable, qui a sans doute frappé Eschyle : c'est que les passions feintes nous procurent un plaisir pur, au lieu que les passions véritables ne nous donnent qu'une satisfaction légere, & noyée dans une grande amertume. Un monstre horrible nous feroit sécher de frayeur. Un misérable que nous ne pourrions soulager, nous déchireroit les entrailles. Mais ce monstre & ce malheureux en peinture, l'un fût-il plus effrayant que l'Hydre de Lerne, & l'autre plus à plaindre que Bélisaire, ne sçauroient manquer de faire un plaisir très-grand aux Spectateurs, s'ils font tracés par une main habile ; & voilà pourquoi Boileau a si bien dit après .Aristote :

Il n'est point de Serpent ni de Monstre odieux,
Qui , par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.
D'un Pinceau délicat, l'artifice agréable,
Du plus affreux objet, fait un objet aimable.
Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs,
D'Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,
D'Oreste parricide, exprima les allarmes,
Et pour nous divertir, nous arracha des larmes.

Mais si toutes les passions, bien représentées, produisent ce plaisir délicat, il n'en est aucune qui le cause avec plus de vivacité, que la terreur & la compassion. Ce sont là proprement les deux pivots de l'ame : comme nous sommes plus sensibles au mal qu'au bien, nous haïssons beaucoup plus l'un que nous n'aimons l'autre ; & nous souhaitons moins vivement d'être heureux, que nous n'appréhendons d'être misérables. D'où il arrive que la crainte nous est plus naturelle, & nous donne des secousses plus fréquentes, que toute autre passion, par le sentiment intime & expérimental qui nous avertit toujours que les maux assiegent de toutes parts la vie humaine.

La pitié, qui n'est qu'un secret repli sur nous à la vue des maux d'autrui, dont nous pouvons être également les victimes, a une liaison si étroite avec la crainte, que ces deux passions sont inséparables dans les hommes, que le besoin mutuel oblige de vivre dans la Société civile. C’est ce qui fait dire à Virgile, en parlant du bonheur inestimable d'un heureux loisir que goûte un Philosophe Solitaire : Il n'est point dans la nécessité de compâtir à la misere d'un vertueux indigent, ou de porter envie au riche coupable La crainte & la pitié sont les passions les plus dangereuses, comme elles sont les plus communes. Car si l’une, & par conséquent l'autre, à cause de leur liaison, glace éternellement les hommes, il n'y a plus lieu à la fermeté d'ame nécessaire pour supporter les malheurs inévitables de la vie, & pour survivre à leur impression trop souvent réitérée. C'est pour cela que la Philosophie a employé tant d'art à purger l'une & l'autre, pour user du terme d'Aristote, à dessein de conserver ce qu'elles ont d'utile, en écartant ce qu'elles peuvent avoir de pernicieux.

Mais il faut convenir qu'en ceci , la Poësie l'emporte infiniment sur la Philosophie, dont les raisonnemens trop crus sont un préservatif trop foible, ou un remède peu sûr contre les mauvais effets de ces passions ; au lieu que les images Poëtiques ont quelque chose de plus flateur & de plus infirmant pour faire goûter la raison. Ce qu'il y a de particulier & de surprenant en cette matière, c'est que la Poësie corrige la crainte par la crainte, & la pitié par la pitié, chose d'autant plus agréable, que le cœur humain aime ses sentimens & ses foiblesses. Il s'imagina donc qu'on veut les flatter ; & il se trouve insensiblement guéri par le plaisir même qu'il a pris à se séduire. Heureuse erreur dont l'effet est d'autant plus certain, que le remède naît du mal même qu'on chérit. A la vérité, la vie humaine est un grand Théâtre, où l'on est Spectateur de bien des malheurs de toute espéce. L'on y voit paroître tous les jours (outre l'indigence, la douleur & la mort,) les désirs fougueux, & les espérances trompées, les craintes désespérantes, & les soucis dévorans. Mais tout ce Spectacle n'inspire qu'une terreur & qu'une pitié plus capable d'abattre le cœur que de l'affermir.

On a beau dire ; la vue des misérables ne nous console point de l'être ; sans compter que l'homme se porte avec soin à éviter, autant qu'il le peut une si triste vue, pour jouir plus tranquillement des douceurs de la vie, ou qu'il se rend dur & insensible sur les miséres de ses pareils, oubliant qu'il est homme comme eux, & qu'il payera chèrement de courtes joies par de longues douleurs. Comment donc précautionner l'homme contre des maux inévitables ? Comment le rendre sensible autant qu'il doit l'être ? Comment le fortifier contre l'abattement où le jettent la crainte & la pitié ? On le peut faire en le réjouissant par le Spectacle même de ses maux, en y attachant ses regards malgré lui par un attrait de plaisir dont il ne puisse se défendre, & en insinuant dans son cœur ce que cette crainte & cette pitié ont d'agréable & de doux ; non seulement pour le rendre humain, mais encore pour lui apprendre à modérer ses passions, quand des maux réels viendront les exciter. Car lorsqu'on s'apprivoise avec l'idée des maux, on se fortifie soi- même contr'eux, & on se porte plus vivement à les soulager en autrui par l'espoir du retour; Par ce moyen la Poësie procure deux avantages considérables à l'humanité ; l'un d'adoucir les mœurs des hommes, comme l'ont fait Orphée, Linus, & Homère ; l'autre de rendre leur sensibilité raisonnable, & de la renfermer dans de justes bornes, comme l'ont pratiqué les Poëtes Tragiques de la Grèce.

L'on me dira, peut être, qu'il n'est pas croyable que toutes ces réflexions ayent passé par l'esprit d'Homère & d'Eschyle, quand ils se sont mis à composer, l'un son Iliade, & l'autre ses Tragédies ; que ces idées paroissent postiches.& venues après coup;qu'Aristote charmé d'avoir démêlé dans leurs Ouvrages de quoi fonder le but & l’art de l'Epopée Se de la Tragédie, a mis sur le compte de ces Auteurs des choses auxquelles, selon les apparences, ils n'ont pas songé ; qu'enfin je m'efforce vainement moi-même de leur prêter des vues qu'ils n'avoient pas. Mais croira-t-on que ces grands hommes ayent travaillé sans dessein ? Je l'ai déjà dit d'Homère, & je dois le dire des Poëtes Tragiques ses imitateurs. S'il est vrai qu'en effet l'art de la Tragédie résulte de leurs Ouvrages, leur refusera-t-on le mérite de l'y avoir mis ; & voudra-t-on leur ravir l'honneur d'avoir pu penser ce que nous n'avons pensé qu'après eux, & par eux ? Mais je veux qu'ils n'ayent pas eu dans l'esprit ces réflexions aussi analysées qu'elles l'ont été depuis. On ne peut au moins nier raisonnablement, qu'ils n'en ayent eu le fonds & la substance, qu'ils ont développés peu-à-peu, à mesure qu'ils voyoient le succès bon ou mauvais de leurs spectacles. Car alors non contents d'étudier la nature dans leur propre cœur, ils jugeoient de ce qui devoit plaire, par ce qui plaifoit en effet, & se conformoient au goût des Peuples, pour suivre de plus près la nature, comme un Sculpteur habile & éclairé étudie l'antique qui a plû pour approcher de plus près du vrai beau qui doit plaire.

Je vais encore plus loin, & je suppose qu'Eschyle n’ait pas connu tout d'un coup, que le but de la Tragédie étoit de corriger la crainte & la pitié par leurs propres effets ; du moins on doit convenir que puisqu'il a tâché de les exciter dans ses Piéces, il a eu en vue de réjouir ses Spectateurs par l'imitation de la crainte & de la pitié, & que par conséquent il a senti le prix de ces passions mises en œuvres. S'il n'a voulu instruire , il a prétendu plaire. Et pouvoit-il imaginer deux moyens plus efficaces pour y parvenir ? Enfin Eschyle a conçu visiblement que la Tragédie de voir se nourrir de passions, ainsi que le Poëme épique, quoique d'une façon différente ; c'est-à-dire, avec un air plus vif & plus animé, à proportion de la différence qui doit se trouver entre la durée de l'un & celle de l'autre, entre un livre & un Spectacle. Il s'est représenté l'Epopée comme une Reine Auguste, assise sur un Thrône, & dont le front chargé de nuages, laisse entrevoir de vastes projets, & d'étranges révolutions ; au lieu qu'il s'est figuré la Tragédie éplorée , & le poignard en main, telle qu'on la présente, accompagnée de la terreur &de la compassion, précédée par le désespoir, & bientôt suivie de la tristesse & du deuil. Mais pour ces mouvemens, il faut des changemens de fortune, des reconnaissances, des intrigues ; & tout cela suppose une ou plusieurs actions. Homère, guidé par la raison, n'en a choisi qu'une seule, qu'il a conduite jusqu'à vingt-quatre Chants fort étendus. La raison veut donc beaucoup plus encore, qu'on n'en traite qu'une dans un Spectacle de peu d'heures. L'ordre & la proportion des parties leur ont paru le point le plus essentiel de l'Iliade, & conséquemment de la Tragédie. En effet, puisque le Poëme Epique fait un corps accompli avec ses justes dimensions, & que par-là, il est conforme à la nature, il a fallu faire couler cet ordre & cet heureux arrangement dans le Spectacle Tragique pour le rendre agréable. Il a fallu pour cela déterminer sa véritable durée, mais d'une manière plus précise que n'a fait Homère dans son Iliade, & dans son Odyssée. Car un Poëme qu'on doit lire, peut prolonger ou raccourcir la durée de son action un peu plus ou un peu moins, sans autre régle, sinon que l'étendue n'en doit pas être ou trop considérable, ou trop petite. Un Poëme Epique est un édifice dont on doit voit les dimensions d'un coup d'oeil, après l'avoir examiné par parties & en détail. Que l'édifice soit plus ou moins grand, pourvu qu'il soit bien proportionné, & qu'il ne passe pas la portée de l'œil, il n'importe. Voilà la régle de la nature telle qu'Homère l'a choisie, ainsi que je l'ai déjà insinué ; & je ne penfe pas qu'on puisse raisonnablement en alléguer d'autres. Mais il n'en est pas de même d'une action mise en Spectacle. C'est une autre sorte d'édifice, qui non-seulement doit avoir une étendue beaucoup moindre que le premier, mais encore qui ne peut souffrir qu'une mesure déterminée, pour ne pas rebuter le Spectateur, obligé de le parcourir sans repos & sans interruption.

Il est donc naturel que la mesure de l'action ne passe pas de beaucoup celle de la représentation. Telle est la régle du bon sens que la réflexion fit naître à Eschyle ; & plus nettement à ses successeurs, en considérant qu'une action représentée doit essentiellement ressembler à l'action réelle dont elle est l'image. Car sans cela il n'y a plus d'imitation, plus d'erreur, plus de vraisemblance, & par conséquent plus d'enchantement. Toutefois, comme cette ressemblance ne sauroit être toujours si parfaite, qu'elle n'admette quelque différence en faveur des beautés de l'art ; l'art même, pour ménager ces beautés, peut faire illusion au Spectateur, & lui montrer avec succès une action, dont la durée exige 8 ou 10 heures, quoique le Spectacle n'en employe que 2 ou 3. C’est que l'impatience du Spectateur qui aime à voir la suite d'une action intéressante, lui aide à se tromper lui-même, & à supposer que le tems nécessaire s'est-écoulé, ou que ce qui exigeoit un tems considérable, s'est pu faire en moins de tems. Il ne va pas se chicanner lui-même ; & il se prête si naturellement à son erreur, pour peu que l'art la favorise, qu'il lui faudroit bien des réflexions pour s'en tirer ; tant son impatience est ingénieuse à le séduire. Ainsi l'artifice joint à la nature, justifie assez la conduite des premiers Poëtes Tragiques, qui n'ont passé que de fort peu la durée de la représentation dans l'espace qu'ils ont donné à l'action de leurs Tragédies.

Je me contente de marquer, par ce que je viens de dire, la différence exacte des expositions du Poëme Epique, & de celles des Tragédies, afin qu'on distingue nettement Ce qu'Eschyle & les Tragiques Grecs ont emprunté de l'Illiade, & ce qu'ils y ont changé quant à l'exposition du sujet. Homère n'a pas été gêné dans la sienne, n'étant que narrateur. Mais les Tragiques ont été obligés d'en rectifier l'art, pour l'ajuster à la Tragédie : il faut des coups de maîtres pour exposer heureusement un sujet sur le Théâtre, au lieu qu'il n'est besoin que d'une belle simplicité, qui toutefois est rare, pour commencer un Poëme Epique. C'est donc un effort d'esprit considérable dans Eschyle d'avoir le premier apperçu cette différence de l'Epique & du Tragique, en faisant naître l'un de l'autre avec tant d'art, que le Disciple en ceci l'emporte sur le Maître. Après cet effort, il lui étoit bien moins difficile de transporter de l'Epopée à la Tragédie, ce qui s'appelle intrigue ou nœud. Car on vient plus aisément à bout de faire oublier le Poëte & le Narrateur, quand on vient à brouiller différens intérêts & à nouer le jeu de divers Personnages, que quand on veut mettre les Spectateurs au fait d'une action, sans qu'ils s'apperçoivent qu'on ait eu dessein de le faire. Le nœud est cependant la partie la plus considérable de la Tragédie. C'est ce qui lui donne cette espèce de vie qui l'anime aussi-bien que le Poëme Epique. Les Poètes Grecs, pleins du génie d'Homère, y trouvèrent, sans contredit, ce balancement de raisons, de mouvemens, d'intérêts & de passions, qui tient les esprits suspendus , & qui pique jusqu'à la fin la curiosité des Auditeurs. Sur ce principe , l'art de varier à l'infini les mouvemens de la balance du Théâtre, se présente de soi-même à l'esprit. Deux ou trois incidens suffisent pour produire de grands effets, sans entasser, comme on fait souvent, un nombre prodigieux de machines, qui marquent plus la disette que la fécondité. Un outrage vengé dans le Cid a enfanté seul ce chef-d'œuvre d'intrigue, que le Public révolté, comme dit Despréaux, s'est obstiné à toujours admirer, malgré une cabale puissante, des raisonnemens spécieux, & quantité de visibles défauts. Le goût aidé du bon sens & de l'exemple d'Homère, est la plus sûre régle pour faire croître le trouble de Scène en Scène , & d'acte en acte. Mais la beauté des intrigues dépend du choix des actions ; & ce choix est souvent l'effet du bonheur, plutôt que du discernement. L'histoire & la Fable en fournissent d’intéressantes, mais en plus petit nombre qu'on ne peut penser. Cependant c'est le fond où il faut puiser pour se rendre croyable. Un sujet de pure imagination préviendroit le Spectateur incrédule, & l'empêcheroit de concourir à se laisser tromper. Les changemens légers dont il peut ne pas s'appercevoir, sont les seuls qu'il permette au Poëte, & que le Poëte doive employer pour l'artifice de l'intrigue. Son adresse consîste à inventer des situations délicates, où le Pere se trouve en compromis avec ses enfans, l'Amant avec la personne aimée, l'intérêt avec l'amitié, l'honneur avec l'amour. Plus la décision est embarrassante, plus le trouble s'accroît. L'intrigue en un mot est un Dédale, un labyrinte qui va & revient toujours sur lui même, où l'on aime à se perdre ; d'où l'on cherche pourtant à sortir ; mais où l'on rentre avec plaisir, quand une fausse issue nous y rejette. Pour cela il faut que le fil qui conduit le Spectateur sans qu'il y pense, soit en effet si délié, qu'il ne le sente pas. L'art une fois découvert fait évanouir tout le charme. C'est par le choc violent des passions, qu'on vient particulierement à bout de sauver l'art. Ainsi Homère l'apprit-il aux Grecs- Chez eux les passions roulent, se heurtent, se boulversent, & retournent sans cesse sur elles-mêmes, comme les vagues de la mer, jusqu'à la fin de la tempête, qui n'est autre chofe que le dénouement. Ce dénouement, autre invention des Grecs, sur les pas d'Homère, résout l'embarras, & démêle peu-à-peu, ou tout-à-coup, l'intrigue, quand elle est portée aussi loin qu'elle peut l'être. C'est encore la nature qui le veut ainsi ; car l'esprit impatient court avidement à l’issue. Piqué par le concours de différens projets, & de diverses passions, dont on a mêlé le Jeu, il attend la main qui doit délier le nœud Gordien. Il me semble que la plus grande utilité du Théâtre, est de rendre la vertu aimable aux hommes, de les accoutumer à s'intéresser pour elle ; de donner ce pli à leur cœur, de leur proposer de grands exemples de fermeté & de courage dans leurs malheurs, de fortifier par-là & d'élever leurs sentimens. Il s'ensuit de-là, que non seulement il faut des caractères vertueux, à la maniere élevée & fiere de Corneille ; qu'ils affermissent le cœur & donnent des leçons de courage. D'autres caractères, vertueux aussi; mais plus conformes à la nature commune, amoliroient l'ame, & feroient prendre au Spectateur une habitude de foiblesse & d'abattement. Pour l'amour, puisque c'est un mal nécessaire, il seroit à souhaiter que les Piéces de Corneille ne l'inspirassent aux Spectateurs, que tel qu'elles le représentent.

Les parties principales de toute Tragédie sont l'exposition, le nœud ou intrigue, & le dénouement, ou catastrophe : Voyez ces mots. Mais ces mêmes parties, qu'Aristote appelle les parties d'extension ou de quantité, en supposent plusieurs autres qui font corps avec elles, & que le même Poëte nomme parties intégrantes. Il en trouve six qui sont le sujet ou la Fable, les mœurs, les sentimens, la diction ou le style, la Musique & la décoration. La Musique n'entre plus pour rien dans nos Tragédies modernes, excepté nos Tragédies Lyriques s ou Opéra, à moins que par Musique, on ne veuille entendre la déclamation.

Références :

Pièces :

Corneille, le Cid : l’intrigue repose sur un seul ressort, un outrage vengé, ce qui fait de cette intrigue un modèle.

Corneille : Pour Chamfort, « non seulement il faut des caractères vertueux, à la maniere élevée & fiere de Corneille ; qu'ils affermissent le cœur & donnent des leçons de courage. […] Pour l'amour, puisque c'est un mal nécessaire, il seroit à souhaiter que les Piéces de Corneille ne l'inspirassent aux Spectateurs, que tel qu'elles le représentent »

Eschyle, au dire des seuls Quintilien et Philostrate, est le véritable inventeur de la tragédie.

Eschyle a admis comme une règle de bon sens que la durée de la tragédie doit être proche de celle de l’action représentée, même s’il a moins bien respecté cette règle que ses successeurs, règle qui ne s’applique pas à l’épopée, qui peut se dérouler sur un espace de temps bien plus long.

L’article compare Homère et Eschyle pour montrer la différence entre épopée et tragédie.

Sophocle et Euripide o,t porté, à la suite d’Eschyle, la tragédie au point d’excellence où les Grecs l’ont laissée.

Thespis est le poète qui eut la hardiesse d’introduire des récits au sein des chœurs qui constituaient les spectacles antérieurs. Ces récits étaient dits par un seul acteur, sous forme de narration, ou en jouant successivement le rôle de plusieurs personnages.

Thespis, Phrynicus, Chérilus (les successeurs de Thespis) ont finit par oublier l’origine bachique du spectacle et sont passés à d’autres récits.

Critique littéraire :

Aristote, Poétique, chapitre 6,théorise la tragédie, qui doit susciter terreur et pitié, pour purger les passions des spectateurs, pour que ceux-ci ne gardent que la bonne part de ces deux passions.

Boileau, Art poétique, chant 3, vers 1-8, reprend après Aristote l’idée que c’est l’art qui fait trouver plaisir au spectacle terrifiant de la tragédie.

Boileau, Satires, 9, vers 231-234 :

En vain contre le Cid un ministre se ligue :
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L’Académie en corps a beau le censurer :
Le public révolté s’obstine à l’admirer.

Horace, Art poétique, vers 275-277, rapporte que les acteurs étaient barbouillés de lie de vin.

Philostrate (vers 170-vers 244/249), Vie d’Apollonios de Tyane, livre 6, chapitre 11, attribue à Eschyle les innovations qui font de lui le fondateur de la tragédie, en particulier l’invention du dialogue.

Plutarque rapporte que l’évolution de la tragédie a consisté dans la perte d’importance du rôle du chœur au profit de l’intrigue, qui n’était plus liée à Bacchus.

Quintilien, Institution oratoire, livre 10, chapitre 1, fait d’Eschyle le créateur de la tragédie.

L’article Tragédie fait partie des Ébauches d’une poétique dramatique publiées en 1824 dans les Œuvres complètes de Chamfort, tome 4, par P. R. Auguis (1824). Je ne sais pas si le texte a été écrit pour le Dictionnaire dramatique ou s’il a été repris d’un autre projet. Mais il ne ressemble vraiment pas à un article de dictionnaire.

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