Abufar, ou la Famille Arabe

Abufar, ou la Famille Arabe, tragédie en quatre actes. 23 Germinal an 3. Par le C. Ducis. (Barba) in-8°. de 79 pages.

Théâtre de la République

Titre :

Abufar, ou la Famille arabe

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

4

Vers / prose

en vers

Musique :

non

Date de création :

23 germinal an 3 (12 avril 1795)

Théâtre :

Théâtre de la République

Auteur(s) des paroles :

Ducis

Almanach des Muses 1796.

Peinture des mœurs patriarchales, mises en contraste avec l'influence d'un climat brûlant, sur les affections des hommes. Intrigue purement romanesque, puisqu'elle roule sur l''ignorance où sont la plupart des personnages de la naissance de Saléma. C'est un enfant qu'Abufar a recueilli dans le désert et dont la mère a péri en lui donnant la vie. Pour que cette orpheline ne fût pas traitée dans sa famille en étrangère, il la fait passer pour sa fille. Mais Farhan, son fils, a conçu pour elle le plus violent amour, et le lui a inspiré : il s'en suit que tous deux se croient coupable de desirs incestueux, et que des remords combattent le feu qui les consume. Farhan s'est long-tems absenté : il revient toujours dévoré de la même passion. Son père exige qu'il se marie, et n'essuie que des refus. Il s'imagine long-tems que ce fils malheureux aime sa fille Obéïde ; ce qui contredit ses vues : nœud mesquin, méprise peu vraisemblable. Dès qu'il connoît le véritable objet de l'amour de Farhan, il leur découvre le secret de la naissance de l'orpheline, et les unit. Ainsi il n'y a dans la pièce aucun événement tragique : mais ce qui est vraiment digne de la tragédie, c'est l'énergie des sentimens, c'est la profonde et sombre mélancolie qui caractérise la passion de Farhan et de Saléma.

Style riche, abondant, mais traînant et embarrassé. Réussite équivoque la première fois. Au moyen de plusieurs coupures et corrections, grand succès aux représentations suivantes.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Barba, an 3 :

Abufar, ou la Famille arabe, tragédie en quatre actes : Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la République, le 13 Germinal, an troisième de la République. Par le citoyen Ducis.

[La date de la brochure n’est pas, comme assez souvent, la bonne : la première a eu lieu dix jours après la date indiquée.]

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, an iii (1795), tome premier, p. 272-283 :

[La réception de la tragédie de Ducis n’a pas été simple : les réactions du public ont été variées, de la réprobation à l’enthousiasme, et la tâche de la critique est de donner les moyens de se faire « une opinion juste ». Après un long résumé de l’intrigue, il entreprend de porter un jugement ordonné. D’abord le sujet : c’est bien un sujet de tragédie, et Ducis y a mis « le pathétique et l'ame fortement tragique qui caractérisent son talent ». Puis le plan, jugé sévèrement : les événements ne s’enchaînent pas de façon naturelle, mais sur « des méprises tantôt invraisemblables, tantôt peu dignes de la véritable tragédie ». Il faudrait aussi, à son sens, supprimer tout ce qui a trait à la guerre avec les Perses et les Mèdes, comme nuisant « à l'intérêt principal de l’action ». Mais ces défauts ne doivent pas cacher les qualités de la pièce. Les caractères des personnages sont marqués par « une grande vérité de mœurs et de couleurs locales », ce dont le compte rendu donne de larges exemples, avec force citations. Il faudrait seulement faire « de nombreux retranchemens ». Le style fait l’objet d’un éloge paradoxal, celui d’être à la fois « riche de couleurs » et « peut-être trop abondant ». De même, on peut lui reprocher d’être « quelquefois un peu trop périodique pour le dialogue ». On ne peut par ailleurs noter que « quelques fautes légères ». Quant aux interprètes, ils expriment remarquablement les sentiments des personnages.]

THÉATRE DE LA RÉPUBLIQUE.

Première représentation d'Abufar.

Les artistes de ce théâtre ont donné, le 23 germinal, la première représentation d'Abufar, ou la Famille arabe, tragédie en 4 actes et en vers.

Les spectateurs qui portent au théâtre le sentiment des arts, ont donné à cette pièce de nombreux applaudissemens. Ceux qui ont fait une étude sérieuse de l’art dramatique l’ont beaucoup louée et beaucoup critiquée. Enfin une certaine partie du public a prodigué à la dernière moitié de l'ouvrage, des marques bruyantes de réprobation. Nous allons faire en sorte de mettre nos lecteurs à portée d’avoir une opinion juste sur cette tragédie. En voici le sujet et le plan.

Ténaim, Saléma, Odéide, l'une sœur d'Abufar, chef de la tribu de Samael, les deux autres filles de ce vieillard arabe, réunies au point du jour devant la tente de la famille, sont au moment de se livrer à leur travail accoutumé. Elles ressentent encore l’émotion produite par le récit d’une belle action envers un vieillard, et ce sentiment amène le souvenir d’un autre trait qu’Odéide ignore, et qu’elle voudroit entendre de la bouche de sa sœur à qui leur mère, qui n’est plus, le raconta. Saléma, en proie depuis long-temps à une sombre mélancolie, et craignant le plaisir douloureux de l'attendrissement, n’ose céder au desir d’Odéide. Cependant Pharasmin, jeune Persan, prisonnier d’Abufar par le droit de la guerre, et soumis aux ordres particuliers d’Odéide, vient les lui demander. Il en reçoit une réponse compatissante à ses peines, et dont le charme les adoucit. En ce moment Abufar paroît, levant les yeux et les bras vers le ciel. Elles se prosternent avec respect, et le vieillard arabe prononce la prière au soleil. La prière finie, Saléma, déterminée par son père lui-même, fait le récit desiré par sa sœur ; elle raconte qu’un Arabe égaré dans le désert rencontra près d’un roc une jeune femme abandonnée et prête à mettre au jour le fruit d’un malheureux amour. L"Arabe la secourut, recueillit cet enfant, promit d’être son père, et la mère consolée expira dans ses bras. Ce recit qui émeut particulièrement Abufar lui rappelle son fils Pharan, depuis long-temps fugitif loin de la tribu de ses pères. Son courroux envers un fils ingrat est en vain combattu par la tendresse d’Odéide, et surtout de Saléma, pour leur frère. Enfin le vieillard, qui a pour principe que les bonnes actions protègent les familles, donne la liberté à son captif Pharasmin, et le renvoie en Perse avec des voyageurs qui passent par les tribus voisines. Tout-à-coup on annonce qu’on a vu le fils d'Abufar et qu'il revient. Abufar ne veut point entendre parler de. cet indigne fils ; il se retire.

La jeune Odéide, troublée par l'idée du départ de Pharasmin est n'osant s’avouer l'émotion secrète qu’elle éprouve, se trouve seule avec le jeune Persan, qui veut recevoir ses ordres pour la dernière fois. Leur entretien l'entraîne à lui apprendre qu’il l'aclore. Il va partir... Restez est la réponse de la tremblante Odéide. Cependant l'annonce du retour de Pharan est démentie par la nouvelle de sa mort. Saléma, poursuivie par un songe affreux, vient chercher le repos près d’Odéide. Celle-ci lui apprend la mort de leur frère. A ce mot Saléma, comme échappée au. plus grand danger, jette un cri de sécurité, et révèle ainsi à sa sœur son amour incestueux pour son frère ; mais l'arrivée soudaine de Pharan vers ses sœurs, les charme et les effraie à-la-fois. Tandis qu’ils se livrent aux épanchemens de leur tendresse, leur père, indigné à l'aspect de son fils, paroît et refuse de le reconnoître ; mais ramené par la nature et la justification de Pharan, Abufar voulant retenir ce fils près de sa vieillesse, lui offre pour épouse une des filles de la tribu de Samael. Sur le refus impétueux de Pharan, Abufar est près de le maudire ; il pardonne encore, et lui fait part de son projet de garder le jeune Persan en lui donnant une de ses filles. Laquelle ? est l'inquiete réponse de Pharan. Abufar nomme Saléma, et le charge de la disposer à cette union.

Mais Saléma et son frère, dévorés l’un pour l'autre de l'amour le plus passionné, ne peuvent vouloir aucune autre. union. Malgré l'effusion mutuelle de leurs ardentes sensations, ils ont pourtant l'un envers l'autre retenu leur funeste secret. Abufar ayant appris de Saléma que Pharasmin aime Odéide, c’est Odéide alors qu’il destine à son captif ; mais Pharan l'ignore. Abufar va les unir avant d’aller combattre l'ennemi qui vient attaquer les tribus voisines. Pliaran, toujours dans l’erreur sur celle de ses sœurs accordée à Pharasmin, s’oppose avec fureur à cette union, devant la tribu rassemblée. Abufar, qui croit percer un affreux mystère, fait séparer et garder le Persan et son fils. Il entrevoit l'inceste dans sa famille, et c’est Odéide qu’il suppose l'objet de l'amour de son frère. La tribu prête à voler aux combats, ayant offert son drapeau au fils d’Abufar, le vieillard ne veut point qu’un fils coupable ait cet honneur, il guidera lui-même le drapeau de sa tribu.

Mais bientôt Abufar, éclairé par Ténaim sa sœur sur l'innocence des sentimens mutuels de Pharan et d’Odéide, a mis en liberté son fils et le Persan.

Pharan répare alors l'offense qu’il a faite à Pharasmin. L'infortuné, tour-à-tour livré au plus sombre désespoir et au plus violent délire, apprend de Pharasmin que c'est Odéide et non Saléma que celui-ci éposue. L'enivrement de joie qu'il en éprouve, fait place à l'effroi de son crime ; il veut fuir à jamais sa sœur, lorsqu'elle paraît et le retient. Ces deux cœurs déchirés s'ouvrent l'un à l'autre, écrasés par leur aveu. C'est dans cette situation que leur père arrive, destinant à son fils le drapeau de la tribu. Ces deux infortunés, prosternés à ses pieds, lui déclarent leur criminel amour. Punissez vos enfans, s’écrient-ils. Tu ne l’es pas, répond Abufar, en s’adressant à Saléma. Il révèle que Saléma est cet enfant du désert dont elle-même a. le matin raconté l'histoire. Il l’unit alors à son fils. Le drapeau des combats est placé sur l'autel, selon l'usage antique des Arabes. Saléma brûle l'encens. Les guerriers Samaélites se mettent en marche pour le départ ; un jeune Arabe à leur tête jure par la victoire ; les jeunes filles jurent par la vertu, que les pas de l'ennemi ne souilleront point la tribu de Samael.

Cet exposé, dans-lequel on a suivi un précepte de Voltaire qui a tout dit en matière de goût, et qui vouloit qu’on rendit compte d’une pièce de théâtre comme on raconte une histoire intéressante, est, on ose l’assurer, d’une exacte fidélité. Il en résulte qu’on peut facilement apprécier la nature du sujet et les combinaisons du plan de cette tragédie.

Quant au sujet, le fonds en est véritablement tragique ; des cœurs, d’ailleurs purs, en proie à un amour cru incestueux ; l'imposante sainteté de la tendresse paternelle et de la piété filiale ; voilà sans doute des sources d’un très-grand intérêt au théâtre. Les mœurs poétiques d'un peuple pasteur, et l'influence d’un ciel brûlant sur les affections de l'homme, enrichissent de couleurs nouvelles le langage de la nature et celui des passions. Le choix d’un pareil sujet annonce d’ordinaire un homme qui s’est fait de la tragédie une idée grande et vraie, et qui cherche à étendre les limites de son art, lorsque les talents imitateurs ne songent qu’à s’y renfermer. L’auteur d'Abufar, le citoyen Ducis, a mis dans l'exécution de ce nouvel ouvrage le pathétique et l'ame fortement tragique qui caractérisent son talent dans les belles scènes d’Œdipe chez Admète, du Roi Léar, et d'Othello. Nous reviendrons tout-à-l'heure sur cette exécution, considérée dans ses détails.

Quant au plan, la contexture en a paru répréhensible : les incidens, il est vrai, produisent les grandes situations que le sujet exigeoit ; mais ils ne sont en général amenés eux-mêmes que par des méprises tantôt invraisemblables, tantôt peu dignes de la véritable tragédie. Par exemple, il n'est pas naturel qu’Abufar qui a chargé son fils de disposer Saléma à épouser Pharasmin, ne l'informe pas que, sur un avis de Saléma elle-même, Odéide est celle qu’il destine à ce jeune Persan. C’est sur cette erreur. qu’est fondée la scène qui noue la pièce, celle où Pharan s'oppose violemment à l’union de Pharasmin avec sa sœur. Il est également bien peu naturel que le même Abufar suppose sur-le-champ à son fils un amour incestueux pour Odéide, au lieu de présumer que c'est Saléma qu'il aime. En effet, ne doit-il pas avoir cette idée plutôt que l'autre, d'après ce dont il a fait part à son fils à l'égard de Saléma et de Pharasmin, et-sur-tout d’après le secret qu’il a de la naissance de Saléma, qui n’étant point véritablement sœur de Pharan, a dû ne pas faire entendre aussi puissamment à son cœur la voix secrète du sang ? Nous oserons le dire, avec le sentiment de tous les égards dus au grand talent et à l’expérience de l’auteur, il a un peu affaibli le pathétique des situations et des passions de ses personnages par la combinaison défectueuse et presque comique de ces méprises. Un autre défaut auquel il est facile de remédier, c’est la déclaration de guerre de la part des Perses et des Medes à la tribu de Samael et aux tribus voisines. Les préparatifs de la résistance font une diversion qui nuit à l'intérêt principal de l’action. Nous prenons la liberté d'exhorter le citoyen Ducis à supprimer cet accessoire.

Mais si 1a critique a dû remarquer ici les vices principaux de la contexture de cette tragédie, et soumettre ses observations aux lecteurs et à l'auteur lui-même, il est plus juste encore de donner aux détails de l'exécution les éloges qu'ils méritent.

Les caractères des personnages y sont tracés avec une grande vérité de mœurs et de couleurs locales. L'amour tragique a été traité sur la scène française avec une perfection dont on connoît les effets ; mais il nous semble qu’on n’y avoit point encore présenté l'amour mélancolique. La passion de Saléma et de Pharan a ce caractère romantique et sombre. C'est un mérite que l’on paroît n'avoir point remarqué, et qui doit l’être, lorsqu’il a produit des beautés neuves au théâtre. Ce sentiment est peint avec ses vraies couleurs dans ces vers d'Abufar à Saléma :

Pourquoi dans le désert, avec un regard sombre,
Seule et le front baissé, vas-tu chercher dans l'ombre
Des ravages du tems quelques débris nouveaux,
Et t'asseoir en pleurant sur de tristes tombeaux ?
Pourquoi, lorsque la nuit sur ses immenses voiles
De leur rayon tremblant fait briller les étoiles,
Ces filles du Très-haut, objets, religieux
Du culte sabéen, si cher à nos aïeux,
Dans qui nous contemplons la majesté suprême
Du Dieu qui de sa main les alluma lui-même,
Pourquoi vois-je tes yeux trop souvent attristés,
Fixer avec des pleurs leurs paisibles clartés,
Ta main presser ton cœur, et ton regard austère
Du ciel avec lenteur retomber sur la terre ?

Ces vers-ci, dans la bouche de Saéma, n'expriment-ils pas avec passion l'amour qui la consume ?

Parmi ces fleurs, ces fruits, ces eaux, cette verdure
Il sembloit s'embellir de toute la nature,
Et la nature aussi, dont il étoit l'amour,
Sembloit de son aspect s'embellir à son tour.
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Au bout de l'horizon, mes desirs et mes yeux
Reculoient pour te suivre et la terre et les cieux.
Je volois sur tes pas aux portes de l'aurore ;
Je ne te voyois plus, je regardais encore.

Ce dernier vers rappelle celui-ci du poëme des Jardins.

Quand je ne le vois plus, mon œil le suit encor.

Cette passion de l’amour qui répand tant d'interêt sur cette tragédie, a produit une scène d’une grande. beauté entre l’ardent Pharasmin et la naïve Odéide. En voici des vers, où la poésie a su répandre toutes les couleurs locales, sans nuire à la chaleur et à la vérité du sentiment.

A mes regards bientôt ue volupté pure
Enchanta le désert où paissent nos chameaux,
Les puits où vont le soir s'abreuver nos troupeaux,
Les lieux où croit l'encens, où murmure l'abeille,
Le toit simple et roulant où le pasteur sommeille,
Ce vaste champ des airs par le soleil brûlé.
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Tranquille auprès de vous, près de vous agité,
Quand vous charmiez mes yeux, ils vous cherchaient encore.
J'appelois dans la nuit les regards de l'aurore,
J'appelois dans le jour les doux momens du soir.
Enfin je vous voyois sans avoir cru vous voir.
Je vous suivois par-tout dans le désert errante ;
Je recueillois avide et d'une bouche ardente
Votre souffle perdu dans les airs enflammés ;
Mes pas pressoient vos pas sur le sable imprimés.
Vous ignoriez mes feux, mes soupirs et mes larmes.
C’est moi qui vous apprends le pouvoir de vos charmes.
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Je ne sais, et je cherche en des transports si doux,
Si je vis dans moi-même, ou si je vis dans vous.

La tendresse paternelle et la piété filiale sont aussi traitées, dans cette pièce, avec cette simplicité et ces convenances de mœurs dont le mérite doit être remarqué, parce qu’en général il n’est pas toujours senti, ni recherché, même par les artistes. Abufar défend à son fils l'entrée de sa tente : celui-ci lui répond.

J'obéis, il le faut, à la voix paternelle,
Sans doute avec douleur, mais sans me plaindre d'elle.
Le voyageur pourtant, le mortel égaré,
Consumé par la faim, par la soif dévoré,
En tout temps trouve ici la tente de mon père,
Le pain qui le nourrit, l'eau qui le désaltère,
Dans la main d"Abufar le gage de sa foi ;
Mais sa tente et son cœur se sont fermés pour moi.

Abufar, dans son indignation pour son fils fugitif, concentre sa félicité dans le sein d’Odéide et de Saléma ; il leur dit :

Oui, je rends graces au ciel qui m‘a donné des filles.
Tous ces ingrats bientôt ont quitté leurs familles :
Vous, pour notre bonheur, vous restez près de nous.
Tous les soins d'une femme ont un charme si doux.
Ce sexe est tout pour l'homme, il soutient notre enfance,
Il prête à nos vieux ans son active assistance.
Fait pour aimer, pour plaire, et prompt à s'attendrir,
Il nous engage à vivre, et nous aide à mourir.

On trouve dans les études de la Nature, un morceau où. les mêmes idées sont exprimées avec le charme du style que l’on connoît au citoyen Bernardin de St. Pierre.

Enfin, puisque nous avons suivi les conseils de Voltaire, qui veut que la véritable critique reticnne les vers les plus heureux, nous croyons qu’on ne nous saura pas mauvais gré de citer encore les vers suivants qui peignent l’ami le plus cher aux Arabes, leur coursier.

J'ai nourri de ma main ce coursier généreux
Qui devance les vents ou qui vole avec eux,
Que pour l'Arabe exprès la nature a fait naître,
L'ami, le compagnon, le trésor de son maître,
A toute heure, en tout lieu, lui prêtant son appui,
Qui couche sous sa tente, et combat avec lui.

On sent qu’il faudroit avoir la pièce imprimée, pour pouvoir mettre le lecteur à portée de prononcer sur les scènes les plus importantes. On ne peut qu’indiquer ici celles où Pharan obtient son pardon de son père, où Pharasmin déclare son amour à Odéide, où Pharan répare l'offense qu’il a faite au jeune Persan, enfin où Saléma et son frère s'avouent avec horreur et délices, leur passion dévorante. La connoissance du cœur humain, l'éloquence et le pathétique du dialogue, des gradations habiles, des sensations neuves et profondes caractérisent ces quatre scènes et assurent le succès de tout l'ouvrage. Mais il est nécessaire que l’auteur fasse de nombreux retranchemens, et qu’il sacrifie l'épisode de la guerre. Il sentira sans doute aussi qu’il a trop multiplié ou trop developpé les peintures locales. Son style, riche de couleurs, est peut-être trop abondant. Sa versification majestueuse et sonore a paru quelquefois un peu trop périodique pour le dialogue. Il a laissé échapper quelques fautes légères ; par exemple, nous avons la certitude qu’un de ses vers commence ainsi,

Quelque soit la rigueur......

i1 faut absolument quelle que soit la rigueur. Mais tous les amis de la poésie, et tous ceux qui apprécient le mérite rare de rajeunir sur la scène la peinture d’une passion tant de fois traitée, sauront distinguer cette tragédie de ces harangues dialoguées, où, depuis quelque temps, nous avons vu les mœurs antiques, la raison et la langue beaucoup trop méconnues.

La citoyenne Desgarcins joue le rôle de Saléma avec une très-grande sensibilité d'accens. Le citoyen Monvel met dans le rôle d'Abufar cette habileté de débit et cette vérité de tons qu’on hi connoît. Le citoyen Baptiste a très-bien conçu son rôle de Pharasmin. Il rend sa déclaration d’amour avec une chaleur et une volupté de sentiment d’un bel effet. Enfin le citoyen Talma a donné dans le rôle de Pharan, un de ceux qui conviennent le plus à ses moyens, des preuves nouvelles d'un talent créateur. Sa réponse à son père, J'obéis, il le faut, est admirable. Sa scène avec Pharasmin est d’une gradation profondément conçue. On croit que quelquefois il detache un peu trop les mots. La continuité de cet effet est peu naturelle et fatigante.

L’Esprit des journaux français et étrangers, 1795, volume 3 (mai juin 1795), p. 241-247 :

[La tragédie de Ducis est un événement, et le compte rendu en est long et précis. Il s’ouvre par un long résumé de l’intrigue. D’abord ce qui précède l’intrigue, puis l’intrigue elle-même. Il faut reconnaître qu’elle n’est pas simple ! Arrive ensuite la partie proprement critique. Elle s’ouvre par un concert de louanges : « II n'est point de piece au théatre où des mœurs plus touchantes & plus saines soient peintes avec plus de fidélité & d'intérêt; où le langage de la vertu soit plus naturel, & si l’on peut parler ainsi, plus nécessaire ; où l’autorité paternelle se déploie avec plus de dignité, où l’amour filial, la tendresse fraternelle s'épanchent avec plus de charme. » Il est difficile de faire mieux en matière d’éloge. Mais la morale, si présente dans la pièce, n’est pas l’essentiel de la tragédie de ducis : elle est centrée sur l'amour et la jalousie, qui contrastent violemment avec « mœurs les plus douces & les plus pures ». Et ces deux sentiments s’y expriment avec la force « que l'imagination prête dans l'Orient aux passions que le climat allume ». Après ces compliments, on passe aux griefs : le critique en fait cinq, qu’il prend soin de numéroter pour les rendre plus visibles :

  1. l’exposition ne commence vraiment qu’à l’acte 2 (la découverte des deux passions amoureuses) : il ne peut y avoir d'intérêt tant qu’on ignore le sujet ;

  2. Ducis ne révèle que Saléma n’est pas la sœur de Faran qu’à la fin de la pièce, si bien qu’on ignore ce qui fait l’intérêt essentiel de la pièce ; il ne s’agit pas, dans une tragédie, de ménager une surprise finale, un coup de théâtre, mais « de remuer la terreur ou la pitié par des situations pathétiques » ; pour que le spectateur s’intéresse vraiment aux personnages, il faut qu’il en connaisse la véritable situation ;

  3. il n’y a pas unité d’intérêt, puisque celui-ci se partage entre les deux couples d’amants, l’un représentant l’amour, l’autre la jalousie ;

  4. l’intérêt n’est pas croissant tout au long de la pièce : dès le commencement du quatrième acte, Faran n’est plus jaloux, il n’est plus qu’amant, ce qui le rend moins intéressant ;

  5. des longueurs, des scènes entières inutiles (la guerre pouvait être simplement envisagée sans être déclarée).

Pour faire bonne mesure, le critique affirme que la place faite aux mœurs arabes est trop importantes : quand on met sur la scène des mœurs étrangères, il ne faut en montrer que ce qui est strictement nécessaire à l’intrigue.]

THEATRE DE LA RÉPUBLIQUE,

Abufar ou la famille arabe, tragédie de Ducis.

Un chef de famille arabe, Abufar, a recueilli dans le désert un enfant qu'il a vu naître & dont la mere a péri en lui donnant la vie. L'esprit de famille, qui appartient aux mœurs arabes, a fait craindre à Abufar que l'orpheline ne fût: traitée chez lui en étrangere, s'il faisoit connoître sa naissance; & il l’a fait passer pour sa fille.

Deux autres enfans composent la famille d'Abufar, Odéïde sa fille & Faran son fils ; enfin, un jeune Persan , Pharasmin, que les hasards de la guerre ont fait tomber comme prisonnier entre ses mains, mais qui est traité par lui plutôt en ami qu'en captif, est réuni à cette famille.

Faran devenu amoureux de Salema, c'est le nom de l'orpheline, épouvanté d'un amour qu'il croit être incesteux, a déserté de la maison de son pere, ce qui est une grande offense à l'autorité paternelle chez les Arabes ; il est absent, ses sœurs n'esperent plus le revoir, son pere ne le veut plus.

Cependant Pharasmin & Odéide ont pris l'un pour l'autre des sentimens tendres ; mais ces sentimens n'ont pas encore eu l'occasion ou le tems de se découvrir.

C'est dans cette situation que l’action commence.

Abufar rend la liberté à Pharasmin : l'idée d'un départ amene entre celui-ci & Odéide, la déclaration de leur amour mutuel.

D'un autre côté, le bruit de la mort de Faran se répand ; Saléma, dans sa douleur, laisse échapper qu'au moins elle n'a plus à rougir d’une excécrable flamme ; elle aimoit aussi Faran qui l’ignore. Mais Faran revient après de longs voyages. Son pere offensé ne le reconnoît plus ; le fils désolé fait pénétrer dans l’ame paternelle les accens étouffés de l’innocence condamnée & du respect filial repoussé. Abusar les reçoit dans ses bras, mais il met un prix au retour de sa tendresse ; c'est que Faran se fixera dans la tribu par les liens sacrés de l'union conjugale. A cette proposition, l’amour de Faran pour Saléma, s'inquiete, se tourmente. Il refuse. Abufar insiste ; il va plus loin : il exige que son fils propose la main de sa sœur à Pharasmin. De laquelle ? s'écrie vivement Faran ; de Saléma, répond le pere..... A ce mot la jalousie s'allume dans l’ame de Faran. Un entretien qu'il a avec Saléma, & dans lequel leur amour mutuel se montre à chaque mot sans pourtant se déclarer, échauffe encore & sa passion & sa jalousie.

Cependant la peuplade accourt vers Abufar ; des étrangers, des ennemis veulent asservir les Arabes..... Aux armes ! s'écrie Abufar ; & il confie à Pharasmin le soin de la défense commune. En ce moment la jalousie de Faran éclate. Il s'oppose au choix d'un étranger pour sauver son pays ; sa fureur l'emporte, il se précipite sur Pharasmin ; son respect pour son pere, & pour la foi jurée à l'étranger, plus encore les bras de son pere l'arrêtent ; Abufar le désarme ainsi que Pharasmin, & les sépare.

A l'emportement de Faran succede un accablement profond. Son cœur est rendu tout entier au supplice d'un amour ardent & sans espoir. Il se résout à quitter de nouveau son pays, sa famille. II s'excuse près de Pharasmin, qui n'a va dans ses emportemens qu'un ami absent, & qui le console. Faran l'engage, au nom de son pere, à épouser sa sœur, lui recommande l'honneur de sa nouvelle patrie, le bonheur d'Abufar, celui de ses sœurs, celui de Saléma... de Saléma !... Pharasmin lui apprend que c'est Odéide qui l'aime, & dont il est aimé......... A ce mot le tourment de la jalousie cesse ; mais celui de l'amour sans espoir reste encore ; un nouvel entretien de Faran avec Saléma, l'irrite & le porte au désespoir : là les deux amans s'abandonnent à l’expression de leur amour ; leur langage d'abord contraint s'anime par degrés ; il s'échauffe ; il devient brûlant ; les amans en sont à ce point où tous les genres d'expression manquent à la fois : alors le souvenir des liens de famille qui les unissent & les séparent, vient les frapper d'effroi & de remords... Mais Abufar, instruit par Pharasmin du feu que nourrit Faran pour sa sœur, accourt vers eux ; il les trouve abîmés dans la douleur. Il leur apprend que Saléma n'est point sa fille, & il l'unit à Faran. Tel est le fond de la tragédie d'Abufar.

II n'est point de piece au théatre où des mœurs plus touchantes & plus saines soient peintes avec plus de fidélité & d'intérêt; où le langage de la vertu soit plus naturel, & si l’on peut parler ainsi, plus nécessaire ; où l’autorité paternelle se déploie avec plus de dignité, où l’amour filial, la tendresse fraternelle s'épanchent avec plus de charme. Sans doute ce mérite sera cher à la morale, qui depuis long-tems n'a reçu du théatre que le vain secours de déclamations dont elle est lasse. Mais ce qui fait l'intérêt dominant de la piece, c'est l'amour, c'est la jalousie. C'est l'amour, c'est la jalousie effrénée & coupable, mis aux prises avec les mœurs les plus douces & les plus pures, & placés par leur opposition même dans les situations les plus violentes.

Ces deux passions s'expriment & agissent dans la piece avec toute l'ardeur du climat qui leur a donné naissance. Tous leurs mouvemens ont une énergie, une véhémence particuliere. Leur repos, leur abattement, leur épuisement même ont quelque chose de plus profond que dans les passions ordinaires. Leur langage a toute cette richesse ou plutôt cette force tour-à-tour irrésistible & pénétrante que l'imagination prête dans l'Orient aux passions que le climat allume.

Malgré les beautés de style & de situation qui éclatent éminemment dans cet ouvrage, il n'a pas eu un succès complet. Disons franchement ce qui nous a paru nuire à son effet.

D'abord l'exposition du sujet ne commence qu'au second acte. C'est seulement là qu'on apprend l'amour de Pharasmin & d'Odéïde, de Saléma & de Faran. On est encore dans l'ignorance du sujet & des personnages auxquels on doit s'attacher, quand déjà l’intérêt devroit se faire sentir à l’ame & l'entraîner vers le but.

2°. Le poëte laisse ignorer jusqu'à la fin de la piece que Faran n'est point frere de Saléma : & cette ignorance empêche de prendre intérêt à leur amour, soit que le cœur conçoive mal l'amour mutuel d'un frere & d'une sœur, soit que nos mœurs s'en offensent ; quelle raison a pu empêcher l’auteur de mettre le spectateur dans sa confidence ? l'objet de la tragédie n'est point de ménager un moment d'étonnement à la fin d'une piece, ou d'exciter la curiosité pendant son cours; c'est . Or, les situations ne sont pas moins pathétiques quand le spectateur connoît l’erreur qui les produit, que quand il les ignore, s'intéresse-t-on moins à Oreste & à Iphigénie qui ne se reconnoissent pas, & frémit au moins pour eux, parce qu'on les connoît ? S'intéresse-t-on moins à la jalousie d'Orosmane, & au coup qu'il prépare à Zaïre, parce qu'on sait qu'elle n'est point infidelle ? L’ame du spectateur n'est que plus émue, quand il voit tant de souffrances qu'il pourroit faire cesser d’un mot & qu'il prévoit une catastrophe effrayante, qu'il seroit si facile d'éviter. Ici l’instruction du spectateur étoit plus qu'utile; elle étoit nécessaire, puisqu'il falloit ou faire taire les scrupules de sa morale ou vaincre sa répugnance à partager un amour de frere à sœur.

3° Il n'y a pas unité d'intérêt. Il semble que l'auteur ait voulu en faire deux parts, en donnant à Pharasmin l'amour, à Faran la jalousie. La déclaration du premier à Odéïde est un chef-d'œuvre, mais à quoi bon une telle déclaration pour un amour qui dans le cours de la piece n’amene pas un seul incident qui s'y rapporte ?

4° L'intérêt, au-lieu d'aller toujours en croissant dans l'espace de deux actes qui lui est réservé, s'affoiblit dès le commencement du 4e., par l’éclaircissement qui apprend à Faran que sa jalousie est sans fondement, que Pharasmin aime Odéïde & non pas Saléma : Faran a occupé le spectateur à deux titres : comme amant sans espoir & comme amant jaloux.... Tout-à coup le jaloux disparoît, il ne reste que l'amant ; ce n'est plus assez pour le spectateur à qui l’on a montré davantage.

Enfin il y a des longueurs dans les plus belles scenes ; il y a des scenes & des incidens qui eux-mêmes sont des longueurs. Par exemple la guerre pouvoit être supposée sans être proclamée , &c.

On peut observer aussi qu'il y a trop de détails propres aux mœurs arabes. Il semble que quand un poëte met sur la scene des mœurs étrangeres, il n'en doit montrer que ce qui est nécessaire à son sujet. Le reste occupe aux dépens du sujet même; & d'ailleurs ce qui ne s'explique pas très-bien, & de soi-même, aux yeux d'un peuple leger & frivole, court risque d'exciter le rire, là où le poëte est le plus en droit d'espérer des larmes.

VERS de Ducis à sa femme, en lui envoyant le bouquet qui m’a été donné après la seconde représentation d'Abufar ou la famille arabe, au théatre de la République.

O ma Compagne, appaise ton effroi.
Notre Abufar a fait verser des larmes.
De son succès je goûte tous les charmes,
En t'envoyant ces fleurs que je reçoî.
Leur doux parfum n'est point éclos pour moi
Dans l'Arabie ou déserte ou pierreuse ;
Mes vers ont plu, mais je sais bien pourquoi.
Ma tendre amie, ils sont nés prés de toi,
Je les ai faits dans l'Arabie heureuse.

César : la pièce, créée le 22 avril 1795, est jouée jusqu'à la fin du siècle (16 fois en 1795, 9 fois en 1796, 3 fois en 1797, 2 fois en 1798, 4 fois en 1799.

La base La Grange de la Comédie Française enregistre 41 représentations, de 1799 (elle est entrée au répertoire le 1er juin 1799) à 1849.

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