Agamemnon

Agamemnon, tragédie en cinq actes, de Népomucène-Louis Lemercier, 5 floréal an 5 [24 avril 1797].

Théâtre de la République.

Titre :

Agamemnon

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose ?

en vers

Musique :

non

Date de création :

5 floréal an 5 [24 avril 1797]

Théâtre :

Théâtre de la République

Auteur(s) des paroles :

Népomucène-Louis Lemercier

Almanach des Muses 1798.

Sujet vicieux et qui offroit de grandes difficultés. Agamemnon, à son retour, trouve établi auprès de Clytemnestre, sous le nom d'un prince étranger, Egiste, fruit de l'inceste de Thyeste et de sa fille Pélopée. Il ordonne de le faire embarquer sur-le-champ : mais les amis d'Egiste arment pendant la nuit ; il rentre dans le palais. Scène conduite avec beaucoup d'art. Egiste épouvante et attendrit Clytemnestre tour-à-tour. Il lui met ensuite un poignard à la main : elle entre dans le lieu où son mari se livre aux douceurs du sommeil ; bientôt un cri de douleur annonce que le crime est consommé, &c.

De la terreur, point d'intérêt. Très-beau rôle de Cassandre, fille de Priam, qu'Agamemnon ramène avec lui comme esclave.

Du succès.

Courrier des spectacles, n° 109 du 6 floréal an 5 [25 avril 1797], p. 2-4 :

[Pour la première fois, une tragédie réussie sur la mort d'Agamemnon, mais le critique nous épargne la liste des essais manqués qui ont précédé. La plus grande partie de l'article est consacrée à un résumé précis de l'intrigue. Le critique porte ensuite une série de jugements, d'abord sur la pièce, dont il souligne la régularité, devenue rare dans le théâtre du temps. Cet éloge s'étend à la conduite de la pièce, la gradation des actes et des scènes. Pas « d'invraisemblance frappante », ni longueurs excessives. L'auteur, fort jeune est porteur des « plus grandes espérances ». Sa pièce compte « de très-beaux vers », dont l'article donne un exemple. Les seules réserves porte sur la mise sur le théâtre d'adultères, et l'emploi du tutoiement, jugé « fort peu digne du cothurne, et vicieux sous plusieurs rapports ». Les acteurs sont diversement jugés : à un excellent Talma s'ajoutent des interprètes moins brillants.]

Théâtre de la République.

Plusieurs auteurs avoient essayé de mettre sur la scène la mort d’Agamemnon ; ils avoient tous échoué. M. Lemercier le jeune l’a tenté de nouveau, et obtint hier le plus grand succès. Voici l’analyse de cet ou vrage ;

Pendant qu’Agamemnon étoit occupé au siège de Troye, Egysthe fils de Thyeste, est venu dans Argos, où, sous le nom de Plexide, il jouit de la dernière faveur auprès de Clytemnestre. Des bruits se répandent sur le retour d’Agamemnon ; ils excitent dans le cœur d’Egysthe les plus violens désirs de vengeance contre le fils d’Atrée, et réveillent dans celui de l’infidèle et coupable Clytemnestre le souvenir de la mort d’Iphygénie, sacrifiée par Agamemnon à la gloire de la Grèce. Strophus, ami fidèle du roi d’Argos, et chargé par lui du soin du jeune Oreste, apprend le retour du roi avec d’autant plus de plaisir, qu’il est révolté, ainsi que toute la cour, de la conduite de la reine, et de la faveur d’un étranger. On annonce enfin l’arrivée d’Agamemnon ; tout le peuple va à sa rencontre ; Clytemnestre seule ne s’y rend pas, et Egysthe évite sa présence. Mais d’après les rapports faits au roi, le fils de Thyeste, toujours sous le nom de Plexide, est bientôt arrêté.

Agamenmon a amené avec lui Cassandre, sa captive, dont les malheurs ont égaré l’esprit, et qui, par la punition d’Apollon, ne voit plus ajouter foi à ses prédictions. Cette princesse témoigne de l’effroi à la vue de la reine, mais on ne fait que la plaindre.

Plexide paroît devant Agamemnon, et interrogé sur son rang, il se dit roi d’Illyrie, chassé de ses Etats par ses propres frères. Le roi d’Argos lui offre son secours ; mais Strophus, que le passé a rendu plus clairvoyant que ne l’est Agamemnon, demande au prétendu Plexide pourquoi il s’est caché du roi, pourquoi enfin il est resté armé? A ces derniers mots, Egysthe remet son épée, et Agamemnon reconnoît celle qu’Atrée avoit remise à Egysthe pour tuer Thyeste, son père. Egyste ne peut plus feindre ; il avoue être le fils de Thyeste, et s’abandonne à toute la fureur que doit exciter en lui le souvenir des crimes d’Atrée. Agamemnon, héritier également de la rage de son père, bannit Egyste de ses Etats : il doit partir le lendemain.

Clytemnestre, apprenant l’exil d’Egysthe, veut le suivre par-tout ; mais celui-ci, dont les vues s’étendent plus loin, lui représente les dangers et même l’impossibilité de la fuite ; mais avant de s’ouvrir entièrement, il veut s’assurer de ses dis positions, et pour l’éprouver, il lui propose de la quitter, et l’engage à s’efforcer de cacher son crime à son époux. Clytemnestre, sourde à ce conseil, veut qu’Egysthe lui ouvre un autre moyen. Il fait entendre qu’il en existe un  : elle veut le connoître ; il ne répond point : elle le presse.

Il s’explique enfin, et lui dit qu’il n’y a que la mort d’Agamemnon qui puisse les sauver :

Son trépas te rendrait la paix qui t’est ravie.

Il cherche à lui donner des soupçons sur Cassandre ; voyant que la reine est ébranlée par cette idée, il l’y entretient en ajoutant :

Il dépouille ton fils de son juste héritage.
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
Arme contre un perfide ou ton bras ou le mien.

Elle balance encore ; il feint de vouloir périr : elle cède, et il sort. Agamemnon entre ; il vient entretenir son épouse. Le fidèle Strophus l’a instruit, lui dit-il, des raisons qui la rendent si peu sensible à son retour. Clytemnestre tremble que sa conduite n’ait été découverte ; elle est bientôt rassurée en apprenant que c’est de ses regrets pour Iphvgénie dont Strophus a entretenu le roi. Elle éprouve quelques remords; fait part à Agamemnon du soupçon qu’elle ne peut s’empêcher d'avoir sur Cassandre. Le roi la rassure, et fait venir la fille de Priam. Celle-ci frémit de nouveau en voyant la reine, annonce les plus grands malheurs  ; et pressée par Strophus et par Agamemnon de s’expliquer, elle prédit l’assassinat de ce dernier, dans ce jour même. Le roi lui représente qu’il n’y a aucune apparence qu’on l’assassine au milieu des réjouissances que cause son retour; elle lui répond :

lllion a péri dans la nuit d’une fête.
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
On égorgea Priam embrassant les autels.

Clytemnestre lui dit qu’elle croit voir Troye partout ; elle réplique :

Je puis voir une Troye où je vois une Hélène.

Enfin elle finit par dire que c’est la reine elle-même qui doit assasiner Agamemnon. Celui-ci lui impose silence ; elle sort. Strophus engage le roi à ne pas souffrir plus long-temps Egysthe dans ses états ; chargé de le faire partir, il surveille sa fuite ; et rassuré sur toute espèce de danger, il persuade au roi d’aller se reposer. Clytemnestre arrive: elle s’afflige du départ d’Egysthe, lorsque celui-ci qui a trouvé le moyen de rentrer dans le port, revient l’engager à consommer leur crime : elle hésite de nouvea  ; il feint de vouloir périr ; elle cède : il l’arme d’un poignard, elle va percer son époux. Elle reparoît après avoir commis ce forfait ; Egysthe content d’avoir vengé son père, court rassembler ses amis. Cassandre empoisonnée par les ordres d’Egysthe, a découvert le crime de la reine à Strophus, qui vient sauver le jeune Oreste. Egysthe arrive pour s’en rendre maître ; Cassandre lui déclare qu’elle l’a fait enfuir, et qu’un jour il détrônera Egysthe, et poignardera sa mère. Elle meurt, et la toile tombe.

Les trois unités de lieu, de temps et d’action sont parfaitement observées dans cet ouvrage, ce qui lui donne déjà une grande supériorité sur les nouveaux qui paroissent depuis long-temps.

Il nous semble la mériter également par sa conduite et la gradation des actes et des scènes qui, sauf un plus grand examen, nous ont paru ne laisser rien à desirer. On ne remarque pas dans cette pièce d’invraisemblance frappante, ni même, ce qui est bien rare à une première représentation, de longueurs ennuyeuses, peut-être un peu de froid dans certains endroits des premiers actes. Nous croyons enfin que l’auteur que l’on dit être fort jeune, doit donner les plus grandes espérances. On a applaudi de très-beaux vers.

Nous citerons avec plaisir un morceau qui nous a paru sublime dans la bouche d’Agamemnon, s’adressant au jeune Oreste qui regrette, en présence de Cassandre, de n’avoir pu marcher contre Troye, et terrasser Hector :

Arrête, mon enfant, cette femme est sa sœur.
Epargnons-lui l’aspect d’une joie importune ;
A l’exemple des Dieux respectons l’infortune.

Malgré cet éloge, nous ne dissimulerons pas que nous avons vu avec peine mettre sur la scène des adultères, une reine qui d’abord desire la mort de son mari pour épouser son amant, veut ensuite suivre celui-ci, quand l’autre est de retour, et finit par assassiner ce dernier. Le tutoiement qui règne dans toute cette tragédie, nous a paru fort peu digne du cothurne, et vicieux sous plusieurs rapports.

M. Talma rend parfaitement le rôle pénible d’Egisthe ; celui d'Agamemnon que joue M. Baptiste n'est pas d’un grand effet. Mme Vestris a été quelque fois froide dans celui de Clytemnestre. Mme Petit entre très-bien dans le sien, qui sans doute gagnera aux représentations suivantes.

L. P.          

Courrier des spectacles, n° 113 du 10 floréal an 5 [29 avril 1797], p. 2-4 :

Théâtre de la République.

Nous avons donné le 6 de ce mois, dans notre 109.e N°, l’analyse d’Agamemnon, tragédie nouvelle, représentée la veille au théâtre de la République. Nous allons , suivant le plan que nous avons adopté, rapporter les jugemens des divers journaux qui ont parlé de cet ouvrage.

Journal de Paris, 7 floréal.

Analyse de la pièce..... Le sujet offroit de grandes difficultés que l’auteur a surmontées en partie. Nous croyons qu’il auroit pu rendre le rôle de Clytemnestre plus tragique, en jetant sur elle tout l’odieux de l’action meurtière, en le motivant, et sur son amour pour Egysthe, et sur les souvenirs amers du sacrifice d’Iphygénie. Il est vrai que le rôle d’Egysthe seroit devenu secondaire  ; mais dans la nécessité de sacrifier l’un à l’autre, celui de Clytemnestre présentoit peut-être plus de ressources ; car on ne peut dissimuler que dans le plan, tel qu’il est, aucun de ces deux personnages ne porte un caractère élevé et prononcé.

Le premier acte, destiné à développer les circonstances où se trouvent les personnages principaux, ne produit qu’un effet foible ; l’intérêt ne commence qu’au second, lors de l’arrivée d’Agamemnon. Le caractère noble et franc de ce prince contraste parfaitement avec la fausseté et l’atrocité de celui d’Egysthe. La présence du jeune Oreste ajoute au charme, et repose l’esprit des spectateurs. La vue de Cassandre, fille d’un roi puissant, destinée à l’esclavage, inspire le respect. Son caractère et son style prophétique lui donne le piquant de la nouveauté. Les prédictions de Cassandre, qui sont claires pour les spectateurs, ne laissent aucun doute sur la catastrophe ; mais les événemens sont si bien amenés et tellement ménagés, que l’intérêt n’en est pas moins vif. On s’attend, à la vérité, à la mort d’Agamemnon, mais on ignore comment elle pourra avoir lieu. Aucun des spectateurs ne peut prévoir le dénouement, et cette attente, nécessaire pour soutenir l’attention, est prolongée jusqu’à l’événement.

Une autre difficulté grande étoit de terminer d’une manière satisfaisante pour les âmes sensibles. Egysthe et Clytemnestre, d’après l’histoire, doivent régner ensemble et jouir de leur crime. L’auteur a sauvé cette immoralité, nécessaire dans son sujet, par le seul vers de Cassandre.

Et je vais à Minos demander ton supplice.

Le style est souvent digne du sujet. Le rôle d’Egyste est plein de traits prononcés, et d’expressions fortes et énergiques. On voit que l’auteur s’est nourri de la lecture des bons ouvrages. Il lui sera facile de faire disparoître quelques vers foibles ou insignifians, et de rétablir quelques expressions qui manquent de justesse.

Petites Affiches, du 9.

Recherches sur les Auteurs, tant anciens que modernes, qui ont traité le même sujet, et rapprochemens de la pièce nouvelle avec la Cassandre de Sénèque.

Ce n’est pas néanmoins dans l’intention de retirer au citoyen Lemercier la moindre partie du mérite de son excellent ouvrage, que nous avons rapproché quelques traits qu’il a pu et dû imiter de Sénèque et d’Eschyle. Racine, Corneille, Molière, et tous nos grands maîtres de l'art, ont puisé dans les anciens ; et leurs ouvrages n’en sont pas moins des chefs-d’œuvre et des modèles pour nous ; il faut du goût pour distinguer les beautés dramatiques, pour les imiter, les assujettir a\ec adresse aux règles de notre scène, à la cadence de notre versification ; c’est ce qu’a fait le citoyen Lemercier : tout en profitant de quelques données, il a fait un ouvrage intéressant, bien conduit, écrit d’un style pur et souvent poétique. Il étoit difficile d'intéresser mettant sur la scène toute la famille d’Agamemnon, qu’on a déjà vue paraître sous mille formes différentes ; mais c’est une mine que cette famille, disoit Voltaire ; et notre jeune auteur a exploité cette mine en homme de goût, nourri de la plus saine littérature ; fait pour écrire la tragédie, pour concevoir un plan vaste, et l’exécuter avec adresse ; en un mot, nous croyons que cette pièce est un des plus beaux ouvrages qu’on nous ait donnés depuis plus de dix ans. Nous ne pouvons cependant dissimuler qu’il y a quelques scènes languissantes dans les premiers actes de cette tragédie ; que le personnage de Strophus manque un peu de couleur ; qu’Agamemnon paraît trop confiant ; qu’Egysthe parle trop et n’agit pas assez ; que rien n’est plus odieux que le rôle d’une femme adultère, poignardant son mari par les conseils de son hideux complice, rôle qui avoit besoin du nom consacré de Clytemnestre ; mais ces légers reproches n’empêchent point que cet ouvrage ne prouve un véritable talent dans son jeune auteur. Le citoyen Louis Lemercier, qui, à 18 ans, a déjà donné cinq pièces au théâtre, Meléagre, Clarisse, le Tartuffe révolutionnaire, le Lévite d’Ephraïm, et Agamemnon, ouvrage, nous le répétons, que n’auroient point désavoué nos plus grands maîtres, et qui, seul, ferait la réputation, du littérateur le plus distingué.

Dans le Miroir, du 9.

M. Lemercier, nourri de la lecture des anciens, ne consultant que ses propres forces, sans s’arrêter au vice du sujet, vient de donner, avec le plus grand succès, un Agamemnon, où le talent de conduite se trouve réuni à celui d’écrivain. Rapprochemens avec Alfieri.......

Le premier acte et le commencement du second offre des longueurs qu’il est aisé au poète de faire disparoître en faisant arriver Arcas au premier acte. L’exposition serait plus complette et sauverait les discours inutiles de Clytemnestre, à qui l’auteur aurait pu donner un plus grand caractère. Le souvenir persécuteur de sa fille immolée par son époux, et les transports d’un amour invincible auraient pu rendre moins odieux ce personnage révoltant ; mais n’importe, il n’appartient qu’à un talent décidément tragique de traiter le sujet d’Agamemnon.

Journal d'Indications du 8 floréal.

Analyse de la pièce..... Ce dénouement est digne du sujet. Les caractères sont dessinés avec art. Le langage des acteurs digne des situations et des circonstances. Egysthe, dit la critique, devoit conseiller moins et agir davantage : mais que l’on examine sa situation. Ses amis sont peu nombreux ; Clytemnestre est foible ; l’amour, mais un amour secret, parle seul en sa faveur : que pouvoit-il entreprendre ? Les anciens ont donné un grand caractère à Clytemnestre ; mais cette femme adultère devient alors si criminelle, si horrible, qu’elle répugne. Le rôle d’Agamemuon plaît parce qu’il est dessiné avec noblesse, avec dignité, et qu’il établit le caractère du roi d’Argos sur la bonté, la bienfaisance et la générosité. Nourri de la lecture d’Homère, l’auteur a su embellir son ouvrage des beautés renfermées dans l’Iliade, chez les auteurs anciens qui ont traité ce sujet, et dans Alfieri. Il a su en même temps suivre les règles prescrites par les grands maîtres, observer les trois unités de lieu, de temps et d’action, marcher sur les pas de Crébillon, et employer la terreur, ce moyen puissant pour triompher sur la scène tragique ; ce poëme est heureusement versifié ; il renferme des beautés de détails que l’on voudroit pouvoir citer, des vers sublimes, des scènes intéressantes, des tableaux frappans. On doit admirer l’exposition, l’intérêt qui croît de scène en scène, et ne s’affoiblit presque jamais, et sur-tout la beauté du dénouement.

Chronique de Paris, 7 floréal.

Analyse de la pièce..... Cette tragédie fait le plus grand honneur aux talens de M. Lemercier. La marche, les incidens, le style et la vigueur tragique en sont également admirables.

Le Déjeûner, 7 floréal,

Unités de lieu, de temps et d'action. Ces règles sévères des anciens et de nos plus illustres modernes, étoient depuis assez long-temps regardées presque comme bisarres ; elles étoient bravées avec hardiesse, par l’imagination qui croit s’agrandir en sortant des limites de l’art même. Elles étoient méconnues sans scrupule par ceux qui, dans l'impuissance de leurs moyens, cherchant à frapper fort, plutôt que juste, croient attendrir par des horreurs inattendues ou par des incidens accumulés et invraisemblables, et s’imaginent, pour ainsi dire, faire de la musique quand ils ne font réellement que du bruit.

(La suite au prochain Numéro.)          

Courrier des spectacles, n° 114 du 11 floréal an 5 [30 avril 1797], p. 2 :

Théâtre de la République.

Du Déjeûner, 7 floréal.

Suite du jugement des Journaux, sur la tragédie d'Agamemnon.

M. Lemercier a prouvé, par sa tragédie d'Agamemnon, qu’avec un sujet bien choisi, les règles de l'art n’étoient que des entraves, et que par elles, au contraire, on pouvoit mériter et obtenir un brillant succès. Il a prouvé qu’il n’étoit pas nécessaire de coudre à sa pièce des principes de circonstance , et qu’il étoit au-dessus du mérite des allusions et des applications révolutionnaires. Il a prouvé qu’on pouvoit réussir sans s’étayer sans cesse de ces sentences déplacées, de ces maximes emphatiques, de ces lieux communs de morale qui montrent à chaque instant le poète au lieu du personnage. La fable de sa pièce est simple, et telle que l’histoire de ces temps nous est transmise. Toutes les beautés de détails sont de situation ; le langage est toujours celui des intérêts et des passions qui agitent les personnages, et M. Lemercier a rendu chaque spectateur véritablement témoin du retour d’Agamemnon dans Argos, et de la catastrophe qui ly attendoit. Suit l'analyse......

Il faudrait s’étendre bien davantage pour citer ce qu’il y a de très-beau dans cet ouvrage. Il faudrait rapporter toute l’exposition, et sur-tout le récit du rêve d’Egysthe. Il faudrait rapporter, dans la scène entre Agamemnon et Egysthe, le morceau où le fils d’Atrée décrit l’origine de la haine d’Atrée et de Thyeste, et toutes les horreurs dont le palais où ils se trouvent a été le théâtre. [...]

Le succès le plus brillant devoit payer tant de talens et d’efforts réunis ; aussi n’y a-t-il point eu ni de ces applaudissemens partiels et gratis qui soutiennent quelquefois un mauvais ouvrage, ni de ces interruptions qui sont en quelque sorte les éclairs de sa chûte. M. Lemercier n’a point éprouvé de ces avertissemens incivils de l’ennui et souvent du bon goût du public qui font toujours croire à un pauvre auteur qu’il y a une conspiration contre sa pièce. Une attention soutenue des applaudissemens universels, un enthousiasme senti pour chaque belle situation, pour chaque beau vers, ont au contraire prouvé que le public ne cabaloit jamais contre ses plaisirs.

L'Esprit des journaux français & étrangers, vingt-sixième année, tome III, mai & juin 1797, floréal & prairial an 5 de la République Française, p. 279-284 :

[Pour rendre compte d’une tragédie régulière, rien de tel que de rappeler que les règles des unités, si souvent bafouées dans le théâtre du temps, sont en fait, non des entraves, mais des moyens d’atteindre le succès. La pièce de Lemercier a bien des mérites : une intrigue simple et conforme à « l’histoire de ces temps », des beautés de détail « de situation », un langage bien adapté, « celui des intérêts & des passions qui agitent les personnages ». Le résumé de l’intrigue, émaillé de citations de la pièce, est ponctué par des jugements admiratifs : « Cette scène est remplie de beautés », « Ce mot est du plus bel effet », « Vers admirables ». Le jugement proprement critique qui suit reprend ces éloges, pour dire tout ce qu’il y a de beau dans la pièce. Même éloge pour les interprètes (trois sont nommés). C’est bien un succès indiscutable que la pièce a connue, sans aucune confusion possible : pas moyen de croire à un succès de complaisance comme il y en a beaucoup, semble-t-il, au théâtre.]

Agamemnon, tragédie, par Lemercier.

Unités de lieu, de temps & d'action ; ces règles sévères des anciens & de nos plus illustres modernes, étoient depuis assez long temps regardées presque comme bizarres ; elles étoient bravées avec hardiesse par l imagination, qui croit s'agrandir en sortant des limites de l'art même ; elles étoient méconnues sans scrupule par ceux qui, dans l'impuissance de leurs moyens, cherchant à frapper fort plutôt que juste, croyent attendrir par des horreurs inattendues, ou par des incidens accumulés & invraisemblables, & s'imaginent, pour ainsi dire, faire de la musique, quand ils ne sont réellement que du bruit.

M. Lemercier a prouvé, par la tragédie d'Agamemnon, qu'avec un sujet bien choisi, les règles de l'art n'étoient pas des entraves ; & que par elles, au contraire, on pouvoit obtenir & mériter un brillant succès. Il a prouvé qu'il n'étoit pas nécessaire de coudre à sa pièce des principes de circonstance, & qu'il étoit au dessus du mérite des allusions & des applications révolutionnaire. Il a prouvé qu'on pouvoit réussir sans s'étayer sans cesse de ces sentences déplacées, de ces maximes emphatiques, de ces lieux communs de morale, qui montrent à chaque instant le poëte au lieu du personnage. La fable de sa pièce est simple, & telle que l'histoire de ces temps nous est transmise ; toutes les beautés de détail sont de situation, le langage est toujours celui des intérêts & des passions qui agitent les personnages, & M. Lemercier a rendu chaque spectateur véritablement témoin du retour d'Agamemnon dans Argos, & de la catastrophe qui l'y attendoit.

Egiste, fils de Thieste & de Pelopée sa fille, porte dans son cœur cette haine que les crimes ont fait naître entre les fils de Tantale. L'espoir d'une juste vengeance le conduit à Argos, sous le nom inconnu de Plexipe ; Agamemnon est encore absent : il se rapproche de Clitemnestre, s'en fait aimer, l'aime à son tour, & excite, par l'éclat de sa faveur & de sa puissance, la jalousie des grands & la haine du peuple. Telle est la situation où se trouve Egiste au moment du retour d'Agamemno  ; telle est l'exposition.

Cet imprévu retour jette la terreur dans l'âme de Clitemnestre, & excite la fureur ambitieuse d'Egiste ; il envisage avec rage la nécessité où il est de fuir & de voir s'échapper tant d’espoir & de bonheur à la fois. Agamemnon, accompagné de Cassandre, fille de Priam, devenue son esclave, est reçu par Clitemnestre avec un embarras qu'elle cherche en vain à dissimuler, & par le peuple avec des transports de joie. Son fils Oreste, encore enfant, baise son épée avec respect ; Agamemnon la promet à son jeune courage ; l'enfant, dans son enthousiasme, s'écrie : qu'armé de cette épée, Hector eût péri de sa main.... Agamemnon l'interrompt, lui montre Cassandre & lui dit:

Arrête, mon enfant, cette femme est sa sœur.

A l'aspect de Clitemnestre & du palais des Atrides, l'esprit prophétique dont Cassandre est possédée se manifeste ; elle entrevoit déjà sa mort & le crime qui doit être bientôt commis.

Cependant le roi est instruit, par la clameur publique, qu'un étranger, accueilli à la cour pendant son absence, se cache depuis son arrivée ; Plexipe, surveillé par Strophus (prince attaché à la famille d'Agamemnon), est arrêté, & le roi veut l'interroger. II déguise d'abord son nom & sa naissance ; mais contraint de rendre son épée, Agamemnon la reconnoît pour celle de Thieste ; Plexipe alors s'avoue être Egiste, & cette haine qui a passé dans leur sang, s'exhale jusqu'aux derniers termes de la fureur. Enfin, Agamemnon, modérant sfa vengeance, proscrit Egiste de ses états, & Egiste lui replique ces mots tout à la fois fiers & terribles :

Demain tu ne m'y verras pas.

Egiste, dominé par plusieurs passions, veut faire servir l'amour au succès de sa vengeance & de son ambition. Il rappelle â Clitemnestre leur bonheur passé, l'avenir affreux que leur séparation lui présente ; il réveille dans son âme le souvenir de la mort d'Iphigénie, il y fait entrer un sentiment de jalousie contre Cassandre, qu'il lui montre prenant déjà sa place de reine ; enfin il l'amène, par degrés, à écouter & à approuver le projet du massacre du roi par elle-même. Cette scène est remplie de beautés. Restée seule, Clitemnestre est combattue dans l'exécution de ce crime ; la présence d'Agamemnon lui en ôte jusqu'à l'idée ; mais leurs destinées sont encore une fois marquées par la voix de Cassandre, qui prédit à Agamemnon la mort qui l'attend & la main qui doit le frapper. Mais une fatalité est attachée aux prédictions de Cassandre : depuis qu'elle a méprisé les faveurs d'Apollon, l'incrédulité & la risée s'attachent à ses prophéties, qui toutes cependant se réalisent.

Egiste, qui a fui en apparence, est néanmoins rentré dans Argos, & favorisé par ses amis ; il y prépare un soulèvement pour s'assurer le succès du crime que Clitemnestre doit commettre ; il trouve celle-ci chancelante, irrésolue: ses reproches, son amour, ses fureurs déterminent enfin Clitemnestre ; elle sort, & les cris d'Agamemnon instruisent que le crime est consommé ; Ciitemnestre, le poignard à la main, rentre égarée. Strophus survient avec Cassandre pour sauver Oreste ; le jeune enfant se jette dans les bras de sa mère; on l'en arrache ; elle s'écrie : Ah ! rendez-moi mon fils ; Cassandre lui réplique : Et toi, rends-lui son père. Ce mot est du plus bel effet. Egiste s'est fait reconnoître pour maître au peuple épouvanté : il lui manque une seule victime, c'est Oreste ; il vient le chercher dans le palais, mais vain espoir ; cet enfant qui lui échappe, sera un jour le vengeur de son père, il tuera Egiste & Clitemnestre ; telle est la dernière prédiction de Cassandre, qui expire par le poison qui lui a été donné ; cette prédiction se termine par ces deux vers :

Je précède aux enfers Egiste & sa complice,
Et je vais à Minos demander leur supplice.

, qui laissent ainsi le remords & la crainte dans l'âme des deux coupables qui triomphent, & qui dédommagent ceux qui seroient tentés d'accuser le ciel de toujours favoriser les méchans.

Il faudroit s'étendre bien davantage pour citer tout ce qu'il y a de très-beau dans cet ouvrage. II faudroit rapporter toute l'exposition, & surtout le récit du rêve d'Egiste ; il faudroit rapporter, dans la scène entre Agamemnon & Egiste, le morceau où le fils d'Atrée décrit l'origine de la haine d'Atrée & de Thieste, & toutes les horreurs dont le palais où ils se trouvent a été le théâtre; il faudroit,.... mais les acteurs réclament aussi de justes éloges. Talma, surtout, a créé son rôle de manière à être placé incontestablement à côté des plus célèbres acteurs. Madame Petit nous a paru avoir saisi le ton prophétique qui convenoit à Cassandre, & qui annonçoit le délire de son esprit. Baptiste a mérité aussi d'être distingué dans le rôle d'Agamemnon. Le succès le plus brillant devoit payer tant de talens & d'efforts réunis ; aussi n'y a-t-il point eu ni de ces applaudissemens partiels & gratis, qui soutiennent quelquefois un mauvais ouvrage, ni de ces interruptions qui sont en quelque sorte les éclairs de sa chute. M. Lemercier n'a point éprouvé de ces avertissemens incivils de l'ennui & souvent du bon goût du public, qui font toujours croire à un pauvre auteur, qu'il y a une conspiration contre sa pièce. Une attention soutenue, des applaudissemens universels, un enthousiasme senti pour chaque belle situation, pour chaque beau vers, ont, au contraire, prouvé que le public ne cabaloit jamais contre ses plaisirs.

Magasin encyclopédique des sciences, des lettres et des arts, 3e année, 1797, tome I, p. 128-136 :

[Le compte rendu de cette pièce qui a connu « un très-grand succès » s’ouvre par l’importance d’un sujet venu tout droit d’Eschyle, avec le rappel de ce qu’était alors la tragédie, avant de consacrer un paragraphe à l’intrigue, plus simple, de la tragédie d’Eschyle, et un autre à l'œuvre de Sénèque, et encore un autre aux tentatives modernes de traiter ce sujet. Cette longue filiation pour dire que Lemercier y a peu puisé... Puis s’ouvre un très long résumé de l’intrigue, dont rien n’est laissé de côté (il ne reste plus beaucoup de suspense pour les éventuels futurs spectateurs ou lecteurs de la pièce). Après plusieurs pages d’explications, arrive la part critique, positive : un reproche est rejeté (la double scène de prophétie de Cassandre), un autre accepté, mais avec la certitude que Lemercier saura remédier à ce manque (Clytemnestre trop peu en proie à des sentiments extrêmes). Les « véritables beautés » dont la pièce est remplie amènent le critique à souligner l’importance pour les écrivains de posséder une riche « érudition littéraire » : la pièce de Lemercier en est un bon exemple. Quelques mots pour féliciter les acteurs, et le compte rendu s’achève.]

Agamemnon, tragédie donnée le 5 floréal, pour la première fois, au théâtre de la République, a eu un très-grand succès.

Ce sujet est connu et célèbre : c'est celui d'une des plus belles pièces d'Eschyle. Alors les tragédies n'étoient pas aussi longues, l'intrigue n'étoit si compliquée ; les poètes exposoient aux jeux quelque grand événement de l'histoire des temps héroïques, et placoient dans ce cadre, principalement dans la bouche du chœur, des sentimens élevés et touchans ; des pensées politiques, des détails propres à élever l'ame et à flatter l'amour propre national.

Dans l'Agamemnon d'Eschyle, le garde chargé d'observer les signaux annonce la destruction de Troie et le retour d'Agamemnon. Ce prince revient en effet avec Cassandre sa captive ; Clytemnestre le flatte et témoigne une fausse joie; Cassandre prédit sa mort et celle d'Agamemnon : celui-ci est, en effet, égorgé par son épouse, qui l'enlace dans le bain dans une tunique cousue à son extrémité supérieure. Enfin Clytemnestre ne gardant plus de mesure fait vanité de cet attentat, dévoile sa passion pour Egisthe ; celui-ci se montre et s'empare de la domination malgré les plaintes du chœur qui, d'après la prédiction de Cassandre, attend la vengeance de ce crime.

Plusieurs morceaux tels que les prophéties de Cassandre, les plaintes du chœur sont de la plus sublime poésie et du plus grand effet.

Sénèque a fait un Agamemnon ; mais il a traité ce sujet moins heureusement qu'Eschyle. Ses personnages sont plus nombreux ; mais aucun ne dit ce qu'il devroit dire. Clytemnestre ne cesse de reprocher à son amant sa naissance incestueuse : Agamemnon inspire peu d'intérêt, et les prédictions de Cassandre ne produisent point d'effet.

Plusieurs auteurs français se sont emparés de ce sujet; mais aucun de leur ouvrage ne mérite d'être cité. Thompson et Alfieri ont composé un Agamemnon ; il y a de beaux vers et quelques bonnes scènes dans celui de Thompson ; mais c'est en général un ouvrage incohérent, dont M. le Mercier a très-peu profité ; il ne lui doit que quelques passages de la scène entre Agamemnon et Egisthe qu'il a très-heureusement imités.

Rendons-lui la justice de dire que sans avoir créé le sujet, on lui en doit la distribution et l'ordonnance, et sous ce rapport son ouvrage ne ressemble à aucun de ceux de ses devanciers.

M. le Mercier n'a point placé l'ouverture de la scène au moment où des feux allumés de montagne en montagne annoncent la prise de Troie. La chûte d'Ilion est connue depuis long-temps dans Argos ; mais n'ayant point de nouvelles d’Agamemnon depuis ce temps, on présume qu'il a trouvé la mort dans la traversée ; c'est l'opinion, c'est même l'espoir de la reine. Clytemnestre aigrie contre son époux depuis le sacrifice affreux de sa fille Iphigénie, a pris de l'amour pour un jeune étranger qui se dit un prince chassé par ses frères du trône d'Illyrie, et se nommer Plexippe ; mais la reine connoît le secret de sa naissance ; c'est Egisthe, le treizième fils de Thyeste : son ame brûlante est transportée de la haine qui divise les Atrides ; il veut venger son père, dont l'ombre menaçante vient l'exciter, chaque jour, en lui montrant la coupe où Atrée lui versa le sang de son fils, et c'est pour y parvenir qu'il a égaré la reine en l'engageant dans un fol amour.

Cependant un seul homme semble, par l'austérité de sa vertu et la confiance que lui accorde
la reine, s'opposer à ses projets. Cet homme est Strophius, père de Pylade, prince qu'Agamemnon a soumis à sa puissance, et qui est son ami fidèle. Strophius cherche, en effet, à ramener la reine à ces sentimens de pudeur qui la rendoient si fière entre toutes les femmes : il lui rappelle les jouis où elle étoit si vaine de sa foi gardée et de son innocence ; mais les conseils de l'amitié sont impuissans ; Clytemnestre se livre toute entière à sa folle passion ; elle élève Egisthe à un degré d'autorité et de puissance qui excite contre elle et lui une indignation générale. Enfin, se flattant de la mort de son époux, elle se prépare à lui donner la main : c'est alors qu'un des chefs d'Agamemnon le précède, et annonce que de retour dans ses états il va bientôt paroître : on juge de l'embarras de Clytemnestre, de la fureur d'Egisthe, qui ne respire que haine et que vengeance. Cependant Clytemnestre l'engage à se cacher, et cédant au conseil de Strophius, elle suit, quoiqu'à regret, la foule qui se précipite au devant du roi des rois, du vainqueur de Troie.

Agamemnon paroît ; il est surpris de l'accueil glacé qu'il reçoit de son épouse de l'éloignement de sa fille Electre, qui est allée à Délos consulter les Dieux sur le retour de son père.

Cassandre le suit : cette jeune Troyenne en entrant dans ce palais est saisie d'un transport prophétique ; elle prédit sa propre mort, et pour preuve qu'un Dieu l'inspire, elle rappelle tous les forfaits qui ont ensanglanté le palais des Atrides ; Agamemnon n'attribue ces transports qu'aux peines de son âme ; il invite son épouse et son fils Oreste à les adoucir, il leur défend de parler devant elle d'un triomphe qui doit lui être odieux ; il la confie aux soins de Strophius.

Cependant ce fidèle ami instruit Agamemnon de l'existence d'un homme dont la présence dans Argos est dangereuse ; il l'éclaire sur les pernicieux desseins de cet étranger qu'on nomme Plexippe. On l'arrête dans la retraite où il se cache, on le conduit devant le roi, qui l'interroge sur sa naissance et ses aventures; celui-ci ne lui apprend que ce qu'il a dit dans Argos : s'il s'est caché ç'a été pour attendre que la reine le présentât à son époux, et pour échapper aux lâches délations de vils courtisans. Strophius,à qui ce reproche semble s'adressser, presse Ægisthe de questions : celui-ci proteste de son innocence ; Strophius s'étonne qu'on lui ait laissé des armes. Le prétendu Plexippe, pour le rassurer, lui remet son épée avec un sourire amer ; la vue de cette épée frappe Agamemnon ; il la prend, la reconnaît pour celle qn'Atrée donna autrefois à Ægisthe: c'est lui-même caché sous le nom de Plexippe ; il n'en peut douter. Aussitôt sa fureur se réveille. Tout dans ce palais retraçant à Ægisthe les malheurs de sa famille, lui fait une loi de s'en bannir ; cette chambre a été souillée du meurtre d'Æropa. Ici le sang du fils de Thyeste a été versé ; là s'est donné l'horrible festin qui a fait reculer le soleil lui-même d'épouvante. Les transports d'Ægisthe ne sont pas moins violens que ceux d'Agamemnon : son père s'offre à lui dans ce fatal moment ; les mânes sanglans de ses parens l'environnent ; la coupe ensanglantée ; les membres palpitans de son frère sont sous ses yeux. Point d'espoir d'accord entre le sang d'Atrée et le sang de Thiesthe : leurs descendans ne peuvent exister dans le même lieu sans se détruire. Agamemnon proscrit Ægisthe , et lui ordonne de sortir d'Argos avant le jour : demain, lui dit Ægisthe dans un sens énigmatique, tu ne m'y verras pas.

Les inquiétudes de la reine sont au comble ; Ægisthe lui fait part de sa fuite : elle-même, dit-il, court les plus grands dangers ; c'est peu de l'avoir livré, lui, aux fureurs d'Agamemnon ; Strophius a révélé le secret de leur amour ; Agamemnon épris de la jeune Troyenne saisira ce prétexte pour perdre son épouse et couronner Cassandre ; il n'est qu'un moyen de prévenir ces maux ; ce moyen, c'est la mort d'Agamemnon : elle seule peut approcher de lui, il faut qu'elle jure de le frapper dans le lit nuptial ; Clylemnesrre hésite ; mais l'amour et la jalousie la décident, elle promet.

Agamemnon paroît. Loin que Strophius lui ait tout révélé : il rejette le froid que lui témoigne la reine sur le douloureux souvenir de la mort d’lphigénie ; Agamemnon la console : ses regrets, dit-il, ont égalé les siens ; ce sacrifice fut forcé, et cet effort pénible lui arracha bien des larmes. Clytemnestre reconnoît la fausseté des imputations faites à Strophius ; la bonté d'Agamemnon la touche, elle abjure un serment fatal ; mais elle lui témoigne de l'inquiétude sur Cassandre ; aussitôt Agamemnon la fait appeler : Strophius la conduit. Agamemnon la remet à son épouse, dont l'empire, dit-il, sera aussi doux que le sien. A ces mots les membres de Cassandre se roidissent ; elle est glacée d'épouvante ; elle prédit les malheurs de la famille d'Agamemnon ; la reine se trouble ; Agamemnon veut ramener Cassandre à des sentimens plus doux ; Strophius désire éclaircir ce qu'elle annonce : Cassandre n'enveloppe plus ses discours du voile du mystère ; elle accuse la reine ; elle annonce ses forfaits, marque l'instant, désigne la place. Clytemnestre est indignée de l'insolence de cette esclave, et le roi lui impose silence ; mais la prudence alarmée de Strophius, lui fait demander au roi de hâter le départ d'Ægisthe : Agamemnon le charge d'exécuter l'ordre qu'il donne à ce sujet. Strophius fait embarquer Ægisthe dans la nuit.

Le palais est tranquille ; le roi n'a rien à craindre d'un ennemi qu'il éloigne ; il va se livrer, pour la première fois, depuis deux années au repos dans la chambre de ses pères. Clytemnestre reste seule ; elle va le suivre ; elle entend du bruit : c'est Ægisthe ; une barque l'a ramené dans le port ; il s'est fié à la promesse de son amante, et le meurtre n'est pas encore exécuté : Agamemnon respire, et sans doute lui-même, à son réveil, deviendra sa victime. Il anime encore la jalousie de Clytemnestre ; elle entend le bruit de ses amis qui entourent le palais, et sont prêts à le seconder. Enfin elle entre et frappe. Aux cris d'Agamemnon le palais s'éveille ; Clytemnestre est accablée de l'horreur du crime qu'elle vient de commettre ; son fils Oreste vient lui demander de secourir son père. Dans ce moment Strophius conduit par Cassandre enlève Oreste qu'il dérobe à ses meurtriers. Ægisthe paroît ; ses amis dissipent facilement ceux du roi qui n'est plus ; mais il cherche vainement sa dernière victime ; Cassandre empoisonée meurt après lui avoir annoncé qu'Oreste est loin de son atteinte, et qu'il viendra un jour venger son père et immoler ses deux assassins sur son tombeau.

Le plan de cette tragédie est sage et bien conduit ; il y a peu de mouvement ; mais la curiosité est toujours soutenue par le grand intérêt de savoir si le crime s'achèvera, si les prédictions de Cassandre seront accomplies. On reproche à l'auteur d'avoir fait reparoître et prophétiser deux fois la prêtresse ; mais la première établit son caractère, et la seconde prédiction plus directe, plus spéciale est plus intéressante.

Un reproche plus grave et plus mérité, c'est d'avoir affaibli le caractère de Clytemnestre. Le citoyen le Mercier paroît l'avoir emprunte' de l'Agamemnon de Thompson ; mais elle manque d'énergie ; son amour n'est pas assez tendre ; sa haine n'est pas assez violente ; elle n'a pas ces grandes passions qui semblent non justifier, mais nécessiter les grands crimes, et je ne doute pas que la tragédie du citoyen le Mercier n'acquière un plus grand intérêt en retouchant ce rôle, et lui donnant un coloris plus marqué.

Cette pièce offre, d'ailleurs, de véritables beautés ; c'est encore une nouvelle preuve de ce que nous ne cessons de répéter ; elle montre combien l'érudition littéraire est nécessaire à ceux qui veulent écrire en prose ou en vers. Comment se fait-il que les grands événemens des siècles héroïques nous plaisent toujours, c'est que la mythologie est une source féconde d'images, de tableaux qui rappellent à l'esprit de grandes idées. On peut dire qu'il y a sur tout l'ouvrage un vernis homérique qui prouve que l'auteur s'est nourri de la lecture des classiques. Le rôle de Cassandre est une belle imitation de ce même rôle sublime dans Eschyle ; mais l'auteur grec qui, sans s'asservir aux règles établies depuis lui, n'a voulu présenter qu’un tableau tragique et d'un grand effet, a encore le mérite d'avoir échappé au reproche fait au citoyen le Mercier, en marquant davantage le caractère de Clytemnestre.

La pièce est bien établie et supérieurement jouée. Talma s'est surpassé dans le rôle d'Egisthe; celui de Cassandre a été très-bien rendu par la citoyenne Vanhove, la citoyenne Vestris et les citoyens Baptiste et Duval ont obtenu des applaudissemens mérités.

Le Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome second, frimaire an 12 [novembre 1803], p. 271 :

[La reprise de la pièce de Lemercier a permis aux critiques de s’opposer autour de ce qui a été le chef-d'œuvre de son auteur, dont les œuvres ultérieures ont souvent choqué. Particulièrement visé, Geoffroy, qui a écrit deux articles sur Agamemnon les 25 et 27 brumaire an 12 et qui ne sont vraiment pas tendres, mais les lecteurs de Geoffroy sont habitués à ses excès de sévérité.].

On vient de remettre Agamemnon au théâtre français. Cette tragédie, de M. Lemercier, a été jouée avec tout l'ensemble que l'on a droit d'attendre de la réunion des plus grands talent dramatiques ; aussi peu de journalistes se sont attachés à critiquer le jeu des acteurs, sur lesquels ils avaient peu de choses à dire; mais la plupart s'en sont dédommagés en analysant la pièce et en la jugeant, chacun à sa manière ; ce qu'il y a de singulier, c'est que leurs avis se sont trouvés si partagés et si différens, que cette tragédie est un chef-d'œuvre, selon les uns, et un ouvrage insignifiant et immoral selon les autres. On a particulièrement remarqué le jugement qu'en a porté le rédacteur du Feuilleton des Débats. Selon son habitude, il paraît avoir pris, pour boussole, la partialité la plus révoltante, pour ne pas dire la plus aveugle. Mais, monsieur G.... veut être original, et, pourvu qu'il se singularise, il parait qu'il est satisfait des moyens qui le conduisent à son but.

Geoffroy, Cours de littérature dramatique, seconde édition, tome quatrième (Paris, 1825), p. 186-200 :

[Comme l’a annoncé le Nouvel esprit des journaux, les articles de Lemercier sont d’une violence dans le démolissage de la pièce de Lemercier comme on en rencontre peu. On les trouve ici dans la forme qu’ils ont dans la réédition des critiques de Geoffroy parue après 1820 sous le titre pompeux de Cours de littérature dramatique. Ils y occupent une quinzaine de pages dénonçant l’immoralité de la pièce en des termes assez étonnants, mais aussi la faiblesse des caractères, la construction de la pièce et le style déplorable avec lequel elle a été écrite. Aucune pièce n’a jamais été aussi loin dans la destruction de toutes les règles de la tragédie, mais aussi de la société tout entière. La morale est un des arguments récurrents : l’infidélité conjugale est sans cesse mise en avant, et les comparaisons avec les mœurs les plus bourgeoises sont multiples, soulignant combien le personnage d’Agamemnon en particulier est rabaissé au niveau d’un vulgaire mari trompé. On voit d’emblée qu’il s’agit pour Geoffroy de s’en prendre à travers une pièce de 1797 à la Révolution, « cette affreuse lacune de la vertu, de la raison et du goût ». Le jugement de Geoffroy est bien résumé apr les derneirs mots du deuxième article, « il n'y a aucun art dans la combinaison du plan; l'action se traîne avec langueur, et les scènes, excessivement longues et vides, sont gonflées d'un insipide galimatias, sans logique et sans vigueur ». La lecture de la prose de Geoffroy permet de se faire une idée des débats qui agitent la société française à la fin du Consulat, quand Bonaparte s’apprête à devenir Napoléon]

M. Lemercier (Louis-Népomucène).

AGAMEMNON.

Jusqu'à ce jour Agamemnon n'existait pas pour nous ; dans les convulsions de l'anarchie avait-on pu le juger ? son succès même le rendait suspect. Le sceau de la réprobation est en quelque sorte attaché aux ouvrages qui ont paru dans cette affreuse lacune de la vertu, de la raison et du goût ; il semble qu'on fasse un crime aux auteurs d'avoir été applaudis par de telles mains, d'avoir plu à des spectateurs de cette trempe : c'est sans doute un préjugé de la haine qu'inspire une époque aussi désastreuse.

Agamemnon reparaît sous de plus heureux auspices ; le retour au bon sens, à l'ordre, aux idées justes et saines, lui promet un arrêt du moins très-équitable, auquel il pourra se tenir en conscience, et dont je ne lui conseille pas d'appeler à la postérité. Avant de se soumettre au jugement du public, il s'était déjà présenté à l'élite de la nation, devant un auguste tribunal, redoutable surtout par le calme imposant qui préside à ses délibérations ; déjà il avait subi l'examen d'un homme dont le goût naturel est d'autant plus sûr, qu'il est l'instinct d'une grande âme, et le résultat d'une organisation parfaite. C'était assez pour le poëte qui n'aurait voulu qu'être éclairé sur son ouvrage, et ce suffrage seul pouvait suffire au plus noble orgueil ; mais la vanité a besoin des clameurs populaires et des vains applaudissement du cirque. L'auteur d'Agamemnon les a obtenus ; le parterre de ce premier jour, qu'il pouvait à juste titre appeler son parterre, l'a vengé des sifflets d’Isule et Orovèse. Mais rien de plus inconstant que la faveur et la vogue du moment : ce ne sont pas les acclamations du vulgaire trompé qui procurent la gloire; et, en dépit des applaudissemens faux, des éloges mendiés et des critiques injustes, le véritable succès d'une pièce de théâtre est dans son mérite réel.

Peut-on compter Agamemnon au nombre des bonnes tragédies, même du troisième ordre ?Un ouvrage écrit en style obscur et barbare, un ouvrage dont l'action est horrible, atroce et dégoûtante, un ouvrage sans intérêt, plein de déclamations et de galimatias, contraire à toutes les bienséances, peut-il s'appeler une bonne tragédie ? Très-étranger au théâtre lors de la première apparition d:Agamemnon, je n'avais jamais vu jouer la pièce, je ne l'avais point lue, et lorsque je l'entendais vanter, j'avoue que je ne concevais pas comment on avait pu choisir un pareil sujet de tragédie. Un roi qui rentre chez lui au bout de dix ans, et que sa femme assassine pour mettre son galant sur le trône, n'offrait, selon moi, au poëte, qu'une atrocité ignoble et froide. Ce que je pensais avant d'avoir lu l’Agamemnon de M. Lemercier, je le pense bien davantage après avoir assisté à la représentation et fait la lecture de sa tragédie, très-injustement prônée. Voici mes raisons pour penser ainsi.

Égisthe, le héros de la pièce, n'est qu'un vil scélérat; on voit trop que c'est moins pour venger son père Thyeste que pour s'emparer du trône d'Argos, qu'il a séduit Clytemnestre, et qu'il lui fait assassiner son mari. Je sais qu'au théâtre, cette école de la vertu et de la bonne morale, on absout les crimes commis pour régner, et que l'assassin couronné passe pour un grand homme ; mais il faut du moins qu'il y ait quelque éclat dans les moyens : ce n'est pas en abusant lâchement de la faiblesse d'une femme, ce n'est pas en la forçant de poignarder elle-même un mari qui dort dans son lit, qu'un ambitieux peut illustrer et ennoblir ses forfaits. L'action d'Egisthe est un guet-apens abominable, et tout-à-fait indigne de la scène tragique ; ce qui le rend plus détestable encore, c'est qu'Agamemnon et Clytemnestre sont parfaitement innocens des horreurs qu'Atrée a pu commettre à l'égard de Thyeste.

Je ne m'étonne pas que, dans des jours de délire et d'immoralité , on ait osé mettre sur la scène un couple adultère, une femme qui, dans l'absence de son mari, couche avec son amant depuis plusieurs années, et qui complote avec lui le meurtre de ce mari fâcheux, lorsqu'il s'avise de revenir pour troubler leurs amours. Ce qui ajoute à l'infamie de ce tableau, c'est que cette femme est vieille, c'est qu'elle a deux enfans : une femme qu'on séduit à quarante ans passés, n'a point l'excuse de l'inexpérience et de la fougue des passions. Mais comment expliquer l'accueil qu'on vient de faire à ces deux personnages bas et crapuleux, dont l'honnêteté publique doit d'autant plus s'indigner, qu'ils ne sont point punis au dénouement, et qu'ils jouissent du fruit de leur scélératesse ? Je compte pour rien quelques remords qu'on donne à Clytemnestre, pour la forme, après l'exécution ; la tradition constante est qu'Égisthe et Clytemnestre, teints du sang d'Agamemnon, régnèrent paisiblement ensemble pendant près de dix ans : il est vrai qu'ils furent enfin assassinés à leur tour ; mais une punition si éloignée ne suffit pas à la règle, qui veut que le crime soit puni au dénouement.

Comment souffre-t-on que ce scélérat et sa complice se parlent d'amour, et mêlent des caresses à leurs complots homicides ? Que cette image de la plus vile débauche et de la cruauté la plus basse, est dégoûtante pour tous les spectateurs délicats ! Comment la nation la plus polie de l'univers, la plus éclairée sur les convenances, ne fait-elle pas justice de deux assassins qui n'ont rien de théâtral qu'une rage aveugle et brutale, fruit du libertinage et d'une passion aussi grossière que criminelle entre un homme de cinquante ans et une femme de quarante ? Égisthe, cousin d'Agamemnon, doit être à peu près de son âge ; et Clytemnestre, qui avait trente ans en Aulide, lorsque sa fille en avait quinze, doit, après les dix ans du siége de Troie, en avoir quarante : je lui fais même la bonne mesure.

L'auteur a cru sauver l'honneur de Clytemnestre en lui prêtant quelques regrets, en lui faisant verser quelques larmes dans son explication avec Agamemnon : il l'a rendue plus méprisable sans la rendre moins odieuse ; il n'a fait qu'affaiblir le caractère sans lui donner plus d'intérêt. L'énergie, la constance dans son projet sanguinaire eût été plus théâtrale: Clytemnestre au moins eût fait frémir ; mais ce n'est plus qu'une malheureuse avilie par la faiblesse et la lâcheté qu'elle porte dans le crime.

On dira peut-être : Agamemnon assassiné par sa femme n'a pas déplu aux Grecs ; je le crois bien, c'était une de leurs antiquités nationales. Ces fiers républicains aimaient qu'on leur retraçât les crimes et les malheurs de leurs anciens rois ; ils y attachaient un intérêt politique. D'ailleurs, il n'est nullement question dans Eschyle des amours de Clytemnestre : Egisthe ne paraît qu'à la fin de la pièce, pour répondre aux cris séditieux du peuple. Sénèque , sans être aussi réservé qu'Eschyle, a soin d'écarter toute idée d'amour, qui ne peut être que révoltante dans un pareil sujet.

Agamemnon, pour l'imprévoyance et la stupidité, peut être comparé aux vieillards de nos comédies. Ce fier Atride est ici un mari débonnaire et benin ; il pousse la complaisance jusqu'à l'imbécilité ; il ne sait rien et ne veut rien croire ; il aimerait mieux mourir, comme il le dit lui-même, que de soupçonner sa vertueuse compagne de quelque mauvais dessein. Voilà une bonne pâte de mari et une excellente dupe : c'est sur lui que se réunit tout l'intérêt, car il fait vraiment pitié. Seul, dans Argos, il ignore les amours de sa femme avec Egisthe ; l'interrogatoire qu'il fait subir à cet infâme suborneur, est ridicule d'un bout à l'autre, par la simplicité et la bonhomie de celui qui interroge, par le faste apprêté et la fierté étudiée de celui qui répond. Le plus sot des bourgeois d'Argos, après cette enquête, se fût assuré de son ennemi ; mais le fils du puissant Atrée laisse Egisthe comploter librement avec Clytemnestre, et remet son exil au lendemain. Cependant, sur les remontrances très-vives de son ami Strophus, il se résout enfin à faire embarquer le drôle vers le soir, pour le déporter dans quelque île de la Grèce : satisfait de ce grand exploit, il va se coucher, et se promet de bien dormir au sein de ses foyers.

Mais le galant de sa femme, lequel ne paraissait pas avoir de partisans dans la ville, en trouve, je ne sais comment, sur mer. Après s'être éloigné d'Argos, à une certaine distance, il se rencontre là, je ne sais comment, des gens officieux qui lui tiennent prête une chaloupe pour le ramener à la ville ; il se bat contre les gardiens du port, et les tue pour les empêcher de crier. Ce combat n'éveille personne, ne fait pas le moindre bruit dans Argos. Il place ses amis en sentinelle aux portes de la ville, aux portes du palais, sans qu'on s'en aperçoive. Enfin, il arrive jusqu'à la porte de la chambre à coucher du roi, où il n'y a point de gardes, quoique le roi n'en manque pas pour embarrasser les planches du théâtre. Il aperçoit Clytemnestre seule, qui a beaucoup de répugnance à s'aller coucher avec son mari : il s'imagine d'abord que la besogne est faite, et lui demande d'un ton de voleur de grand chemin :

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . L'as-tu frappé ?

Il se fâche quand il apprend qu'il n'y a rien encore de fait, et l'exhorte à se dépêcher. Clytemnestre fait quelques façons pour le decorum, mais enfin elle prend le poignard que lui présente Égisthe, et va le plonger bravement dans le sein d'Agamemnon, qui ronfle bien tranquillement. Après l'opération, elle rejoint Égisthe, qui lui paraît radieux et même riant : ce dont elle est fort scandalisée, je ne sais pas pourquoi ; car assurément Egisthe, qui a si beau jeu, et achète un trône à si bon marché, a bien sujet de rire. Clytemnestre pourrait elle-même se dispenser de ces simagrées de veuve, après avoir si gaillardement expédié son mari : c'est se moquer du public et insulter le sens commun, que de supposer à cette misérable furie des remords, qui jurent avec toute sa conduite, et qu'un cœur tel que le sien n'est pas fait pour éprouver. Une vieille femme endurcie par la longue habitude de la débauche, a l'âme desséchée, et ne connaît point les remords.

Il faut avouer qu'Homère avait grand tort de louer si souvent la prudence du roi des rois ; car ce sage monarque prend de fort mauvaises mesures pour la déportation de son ennemi et pour la sûreté de sa personne ; il était bien temps de s'endormir, lorsque tout lui annonçait les plus grands malheurs ! Cette action, très-insipide, est relevée par les prophéties de Cassandre, qui ne peut être pour nous qu'une folle ou tout au plus une diseuse de bonne et mauvaise aventure. Les Grecs étaient accoutumés à respecter les pythonisses, comme inspirées par Apollon ; mais nous savons malheureusement que ces inspirations n'étaient qu'un charlatanisme grossier, et Cassandre à nos yeux n'est qu'une pauvre fille dont le cerveau est égaré par une fureur utérine ; ce qui n'empêche pas que son désordre, son galimatias prophétique, ses contorsions et ses farces d'illuminée, n'en imposent au peuple. Strophus, précepteur du petit Oreste, est aussi empesé que M. Bobinet, et le petit Oreste aussi sot que M. le comte d'Escarbagnas. Rien n'égale l'insipidité de ces deux rôles. (25 brumaire an 12.)

— L'exposition est froide, commune, parasite. A l'exception de la nouvelle du retour d'Agamemnon, les interlocuteurs Égisthe et Pallène savent depuis long-temps ce qu'ils se disent. Ce fameux fils de Thyeste, qu'on voudrait faire passer pour un caractère éminemment tragique, n'est qu'un lâche, un vil brigand qui sait bien séduire une femme, mais non pas résister à un homme : il n'a pris aucune mesure contre le retour d'Agamemnon ; il n'a formé aucun parti ; on n'aperçoit aucun plan, aucune conspiration, aucun germe d'intrigue. Le gascon Égisthe assure que si Agamemnon rentre dans Argos, il expire ; et son benêt de confident lui dit d'un air étonné :

D'un projet si hardi vous ne frémiriez pas !

Comment frémirait-il, puisqu'il n'a point de projet, mais seulement du babil et de la jactance ? Il est temps, s'écrie le fanfaron,

II est temps qu'un forfait révèle qui je suis.

Mais il ne nous révèle point par quels moyens il pourra commettre ce forfait : sa vue est si courte, son esprit si borné, qu'il s'imagine que dans la cour d'Argos, personne ne se doute qu'il couche avec la reine, tandis que personne ne l'ignore, pas même l'imbécile Strophus. Enfin, sur cet objet si important à sa sûreté, il déraisonne au point de se contredire formellement. Après avoir dit, au sujet de ses bonnes fortunes avec Clytemnestre:

On croit que ses faveurs, me fixant à sa cour,
M'en font seules chérir le tranquille séjour.

Il dit, en parlant des courtisans :

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . Aucun ne me soupçonne ;
Et Strophus, dès long-temps contre moi déclaré,
Strophus , notre ennemi, ne m'a point pénétré.

Cependant, dès la seconde scène, ce Strophus déclare ses soupçons sur l'intimité de Clytemnestre et d'Égisthe. C'est donc un conspirateur bien malin et bien profond que cet Égisthe, qui est dupe de la politique d'un bonhomme, et qui croit qu'on ne voit pas à la cour ce qui crève les yeux de tout le monde ! Voilà cette conception fière et hardie ! Cette scène de l'exposition n'annonce qu'un débauché sans prudence, sans moyens, qui ne peut empêcher Agamennon de paraître et de punir comme les dieux, et qui n'a rien à lui opposer que des rodomontades.

Le songe qu'il raconte à son confident n'influe en rien sur l'action ; ce n'est qu'un lieu commun, ou plutôt une complication puérile d'horreurs banales, d'images dégoûtantes, où l'enfer, les furies, les serpens, tout cet attirail diabolique aujourd'hui si usé, est mis à contribution pour épouvanter le vulgaire par des mots effroyables : c'est de la mauvaise caricature de Crébillon, qui ennuie et fatigue les auditeurs instruits ; elle ne peut être favorable qu'au jeu de l'acteur : l'accent et la pantomime de Talma font tout le prix de cette tirade infernale.

Strophus vient annoncer à Égisthe l'arrivée d'Agamemnon : ce n'est pas par ce vieillard qu'il devrait apprendre un événement auquel il est si intéressé ; il devrait savoir le premier une pareille nouvelle, et ne pas sortir niaisement de la scène, en disant :

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . Interrogeons ce bruit.

La troisième scène entre Strophus et Clytemnestre est aussi oiseuse, aussi triviale et plus indécente que les autres. La reine d'Argos avoue ses honteuses débauches, la répugnance et la crainte que lui inspire le retour d'un mari, qui ne sera peut-être pas d'humeur à souffrir son galant. Du reste, tout le dialogue n'est qu'un bavardage insipide, glacial, malhonnête ; rien n'y prépare le nœud, rien n'éveille l'inquiétude, rien n'excite l'intérêt. Tout le premier acte ne nous apprend que le retour d'Agamemnon, et l'envie qu'Égisthe a de le tuer ; mais comme on ne voit pas que ce mignon de Clytemnestre ait aucun moyen d'exécuter un pareil dessein, on est fort tranquille sur le sort d'Agamemnon. Ce n'est pas ainsi qu'on fait une tragédie, et Pradon lui-même connaissait mieux l'art.

Le second acte s'ouvre par une entrevue fort courte d'Égisthe et de Clytemnestre : cette reine a mandé son bon ami pour qu'il assiste avec elle à la harangue d'Arcas, officier d'Agamemnon, qui vient la complimenter très-poliment sur le retour de son mari.

Clytemnestre rend grâce à ce soin empressé,

lui dit la reine, et il répond avec une galanterie comique :

Qu'il plaise à son amour, je suis recompensé.

Le plaisant est qu'un pareil message ne plaît guère à l'amour de Clytemnestre. L'officieux Arcas répond ensuite à diverses questions très-inutiles, et toute la scène ne sert qu'à nous faire connaître que Cassandre doit arriver avec Agamemnon : deux vers adroitement placés auraient suffi pour cela. L'action ne marche point, tout languit : Egisthe a si peu de projets, que, dans la scène suivante , seul avec Clytemnestre , il lui promet de fuir pour se dérober au châtiment que les maris qui ont du cœur réservent aux séducteurs de leurs femmes. Cet entretien de deux débauchés qui ne savent quel parti prendre au moment où leur infamie va se découvrir, est bas et déshonorant pour la scène tragique. Strophus vient chercher Clytemnestre, et lui reproche de ne pas voler la première au devant d'Agamemnon. Cette malheureuse, confuse, abattue, aussi lâche que la plupart des femmes énervées par le libertinage, se laisse entraîner vers son juge. Quant à Égisthe, on le chasse comme un gredin, et Strophus, lui lançant un regard de mépris, dit à Clytemnestre :

Plexippe oserait-il paraître à tes côtés ?

C'est sous ce faux nom de Plexippe qu'Égisthe s'était produit à la cour comme un prince d'Illyrie : c'est assurément insulter le soi-disant prince d'Illyrie, que de lui dire en face qu'il est indigne de paraître à côté de Clytemnestre ; mais le prince d'Illyrie a l'esprit bien fait : c'est là ce caractère si grand, si hardi, si fier, dont quelques badauds admirent la peinture ; ce n'est qu'un misérable héros de tripot et de mauvais lieux.

L'entrée d'Agamemnon est belle ; mais il est inconvenant et ridicule que la prophétesse Cassandre trouble par ses folies les premières jouissances d'un roi qui rentre, après onze ans, au sein de sa famille. Il devrait faire retirer cette esclave dès qu'elle commence à délirer, et ne pas interrompre d'aussi doux momens pour donner son attention aux vapeurs hystériques de cette extravagante. L'humanité et la sensibilité d'Agamemnon n'exigeaient pas de sa part cette sotte complaisance pour la Troyenne Cassandre; il ne fallait pas faire d'Agamemnon lui-même un Cassandre du boulevard ; cette ridicule bonhomie défigure le fils d'Atrée. D'ailleurs, dès qu'on est averti que les prédictions de cette pythonisse sont vaines et ne peuvent s'attirer la confiance de personne, ce ne sont plus que des déclamations froides, qui, bien loin d'être un ornement pour la pièce, ne sont qu'un obstacle à la marche de l'action. Voilà cependant deux actes , et le nœud n'est pas même formé ; l'intrigue n'a pas fait un pas ; aucun danger évident ne menace encore Agamemnon : c'est au contraire Clytemnestre et Égisthe qui tremblent comme des coupables. Dans l'entr'acte, Agamemnon fait arrêter Égisthe, qui n'est encore connu que sous le nom de Plexippe ; c'est la seule action d'homme sage et de roi qu'il fasse dans la pièce. Clytemnestre devrait être instruite la première du sort de son indigne amant : ce n'est pas à Strophus à le lui apprendre. De longs raisonnemens sur cette arrestation d'Egisthe remplissent une scène vide entre Clytemnestre et Strophus : il faut essuyer une autre scène plus longue et plus vide encore, entre Strophus et Agamemnon, pour arriver enfin à l'interrogatoire d'Egisthe.

On prétend que c'est un des beaux endroits de la tragédie ; mais un interrogatoire n'est intéressant qu'autant que l'objet en est très-important, et touche vivement celui qui l'interroge. Athalie interrogeant Joas, Mérope interrogeant Égisthe, attachent les spectateurs, parce que le destin de ces deux reines dépend des éclaircissemens que l'interrogatoire peut leur procurer. Mais quel si grand intérêt Agamemnon peut-il prendre à ce prétendu prince d'Illyrie, très-suspect à la vérité d'avoir séduit sa femme, et qui du reste n'est accusé d'aucun crime d'état ? Pourquoi son premier soin, en entrant dans son palais, est-il de questionner si curieusement un aventurier, qu'il doit faire chasser sur-le-champ par ses gardes, et déporter dans quelque île déserte ? Est-ce au roi des rois qu'il convient de faire la fonction de prévôt ou de juge criminel ? Qu'il le fasse interroger, s'il est nécessaire, par ses gens de loi, et qu'il le mette entre les mains de la justice.

Depuis quand un prisonnier qu'on interroge est-il armé d'une épée ? C'est cependant cette invraisemblance qui amène le seul moment tragique de cette scène, celui où Agamemnon reconnaît Égisthe son cousin, le fils de Thyeste, dans le soi-disant prince d'Illyrie. Si Agamemnon avait une étincelle de bon sens, il sentirait combien il lui importe de purger à l'instant ses états de ce dangereux rejeton d'une race ennemie ; mais il se répand en amplifications d'écolier, en vaines figures de rhétorique. Égisthe, par une parade très-digne d'un vil scélérat, fait des grimaces d'épouvante, et feint de voir l'ombre de Thyeste, la coupe sanglante à la main. Le roi d'Argos, qui devrait être indigné de la momerie de ce fourbe, paraît en être la dupe ; il se contente d'exiler ce vil personnage, qui, dans tout le cours de la scène, a fait l'insolent et bravé la puissance d'Agamemnon, par le ridicule étalage d'une fierté et d'une fureur factices ; encore lui donne-t-il jusqu'au lendemain pour faire son paquet. On ne pouvait pas avilir plus complétement le chef de la Grèce devant un bandit ; et voilà le résultat de ce fameux interrogatoire, qu'on voudrait nous donner pour le chef-d'œuvre du génie tragique !

Nous voici au quatrième acte : Egisthe le déporté, qui devrait être en prison en attendant son embarquement, est tranquille dans le palais, tête à tête avec Clytemnestre : c'est le comble de l'invraisemblance. L'amant rend compte à sa maîtresse de son entretien avec Agamemnon, et lui fait ses adieux. Clytemnestre veut d'abord s'enfuir avec lui ; Egisthe lui montre la folie d'un pareil dessein, l'exhorte à rentrer avec son mari. Cette malheureuse n'est pas contente de tant de prudence : tous les deux cherchent un autre parti, et n'en trouvent point de meilleur que d'assassiner le soir même Agamemnon.

CLITEMNESTRE.

Qui doit donc nous ravir, Egisthe, à sa puissance ?

         EGISTHE.

Je ne le sais.

CLYTEMNESTRE.

                     Sa mort!

         EGISTHE.

                                     Qui l'a dit ?

CLYTEMNESTRE.

                                                        Ton silence.

Cet étrange dialogue me rappelle une scène de la Femme à deux Maris, où son premier mari délibère, avec un autre brigand de son espèce, comment ils doivent se débarrasser du second mari. Ces deux scélérats ne sont pas si richement vêtus que Clytemnestre et Égisthe ; mais ils ont la même âme, les mêmes sentimens, le même langage. Clytemnestre promet à Egisthe d'égorger elle-même Agamemnon; et, d'après cette promesse, ils se souhaitent mutuellement le bonsoir. La scène est affreuse, mais en même temps basse et ignoble ; au lieu d'inspirer la terreur tragique, elle n'inspire que l'horreur et le dégoût.

Aussitôt après le marché conclu, Agamemnon arrive ; son arrivée forme une situation théâtrale : il accable sa femme de marques d'amitié ; Clytemnestre est émue et touchée, sans cependant être convertie. Cassandre vient annoncer au roi qu'il est sur le point d'être égorgé par sa femme ; le bon Agamemnon, très-scandalisé qu'on ose calomnier une si vertueuse princesse, se fâche contre la prophétesse, et la renvoie assez durement. Strophus lui fait cependant observer qu'il serait prudent de prendre quelque précaution, et qu'on ne saurait trop tôt faire partir le fils de Thyeste. Le stupide roi d'Argos lui répond, comme ennuyé de ses remontrances :

Eh bien! qu'il parte donc; Strophus, dispose, ordonne :
A ton zèle prudent ton ami s'abandonne.

L'acteur devrait dire ces vers en bâillant : c'est la pantomime qui leur convient ; car peu de temps après, au commencement du cinquième acte, Agamemnon, apprenant qu'Égisthe est parti, va se coucher comme n'ayant plus rien à craindre, et Strophus lui dit, lorsqu'il s'en va :

A l'abri des périls sommeille en assurance.

Clytemnestre survient de très-mauvaise humeur ; elle chasse comme un valet le pauvre Strophus; et après un monologue assez court, Egisthe, qu'on croyait bien loin, arrive à pas de loup, et s'informe si Agamemnon est expédié. Ce fier Egisthe aime bien la besogne faite. Depuis qu'on joue des tragédies, on n'a jamais rien mis sur la scène de plus incroyable et de plus absurde que ce retour d'Egisthe ; rien de plus froidement horrible que l'action de Clytemnestre, qui assassine son mari pendant qu'il dort dans son lit, et vient retrouver son galant, qui attend à la porte le succès de l'expédition. Toute cette tragédie est une conception fausse et malheureuse : il n'y a aucun art dans la combinaison du plan; l'action se traîne avec langueur, et les scènes, excessivement longues et vides, sont gonflées d'un insipide galimatias, sans logique et sans vigueur. ( 27 brumaire an 12. )

César : la pièce a été jouée 13 fois en 1797 au Théâtre français. Elle est reprise le 12 juin 1798 au théâtre Feydeau (8 représentations à ce théâtre, et une au Palais des Variétés). Le Théâtre Français la reprend à son tour pour 6 représentations en 1798 et 1799.

Au total, la base La Grange de la Comédie-Française compte 40 représentations, de 1799 (date de la réunification de la Comédie-Française) à 1823.

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