Brunehaut, ou les Successeurs de Clovis

Brunehaut, ou les Successeurs de Clovis, tragédie en cinq actes, d'Aignan, 24 février 1810.

Théâtre Français.

Titre :

Brunehaut, ou les Successeurs de Clovis

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose ?

en vers

Musique :

non

Date de création :

24 février 1810

Théâtre :

Théâtre Français

Auteur(s) des paroles :

Aignan

Almanach des Muses 1811.

Brunehaut, veuve de Sigebert, et célèbre par son ambition et sa cruauté, a contraint son petit fils Théodebert à la chasser honteusement de ses états. Réfugiée à la cour de son autre petit-fils Thierry, roi de Bourgogne, elle essaye d'armer ce dernier contre Théodebert ; mais l'horreur que Thierry témoigne contre une guerre injuste, et l'amour qu'il a conçu pour Audovere, fille de Théodebert, forcent Brunehaut à renoncer à ses projets. Elle propose alors à Clotaire, fils de Frédégonde, et ennemi de toute sa famille, de s'unir à elle contre ses petits-fils. Thierry cependant épouse Audovere ; mais Théodebert qui assistait au mariage de sa fille, tombe et meurt au milieu de la cérémonie assassiné par les ordres de Brunehaut. Thierry fait éclater sa douleur, et accable Brunehaut des plus violents reproches. Celle-ci, fière de son alliance avec Clotaire, conserve toute son audace. Elle se retire dans le camp de Clotaire, qui, digne fils de Frédégonde, la livre bientôt aux bourreaux, comme une victime offerte aux mânes de sa mere.

Des caracteres bien tracés ; de beaux vers ; plusieurs scenes bien conduites, mais peu d'action, peu d'intérêt ; et un cinquieme acte très faible.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Vente, 1811 :

Brunehaut, ou les Successeurs de Clovis, tragédie en cinq actes et en vers, suivie de notes historiques ; Par M. Aignan. Représentée pour la première fois, sur le Théâtre Français, le 24 février 1810.

                                        τὴν δὲ γυναῖκα
εὗρον, ὅσην τ᾽ ὄρεος κορυφήν, κατὰ δ᾽ ἔστυγον αὐτήν.

Et ils virent une femme haute comme le sommet d'une montagne, et ils en eurent horreur.

Homère, Odyssée, liv. X.

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, 15e année, 1810, tome I, p. 373-375 :

[D’emblée, le critique dit tout le bien qu’il faut penser de la pièce nouvelle : il cite comme qualités, outre la qualité du style et la force de certaines scènes, le choix d’un sujet appartenant à l’histoire nationale. Il fait ensuite l’analyse de l’intrigue, d’abord ce qui précède la pièce, puis la pièce elle-même. Il reconnaît que la pièce a le défaut de manquer d’intérêt : pas d’intérêt pour Brunehaut, ni pour Thierri (« le héros de la pièce »), dont le danger « n’est pas assez évident ». Quelques défauts aussi dans la construction, dont des longueurs dans les premiers actes. Il stigmatise aussi les siffleurs, aux intentions manifestement politiques. Ces sifflets n’ont pas empêché que l’auteur soit nommé. Le compte rendu s’achève sur l’évaluation des interprètes.]

Brunehaut, ou les Successeurs de Clovis, tragédie en cinq actes, jouée le 24 février.

Les tragiques prennent trop rarement dans notre histoire le sujet de leurs poèmes : on doit donc savoir gré à l'auteur qui remet sous nos yeux les événemens intéressans de notre monarchie. Sous ce rapport, la tragédie de Brunehaut méritoit déja d'intéresser des Français. Les grandes beautés du style, les scènes vigoureuses du troisième et du quatrième actes lui ont assuré une place distinguée parmi les tragédies modernes. Voici comment l'auteur a traité
sou sujet.

Thierri, roi de Bourgogne, s'unit à son frère Théodebert, roi d'Austrasie, pour combattre Clotaire qui est prêt à les assiéger dans Châlons. Le mariage de Thierri avec la fille de son frère doit sceller leur amitié : Brunehaut, leur aïeule, qui n'a pu oublier que Théodebert l'avoit exilée de ses états, le fait empoisonner. Il meurt dans le temple où sa fille vient d'être unie à Thierri. L'altière Brunehaut, dont la passion est de dominer, a voulu inutilement rompre un hymen qui assure à Thierri les deux royaumes ; elle cherche à s'unir à Clotaire contre ses propres enfans. Ce Prince feint d'entrer dans ses complots et cherche en vain à éclairer Thierri sur sa foiblesse, et sur les projets de sa mère. Thierri repousse d'odieuses inculpations :

C'est la foudre à la main qu'il faut tous éclairer:

lui dit Clotaire en le quittant. Cependant le jeune Prince acquiert la preuve que son frère a été empoisonné par Brunehaut : cette affreuse découverte, les discours de Clotaire, ceux de Clodomir, vieillard vertueux attaché à la Reine, le font enfin sortir de sa léthargie. Il mande Brunehaut, qu'on lui amène à la clarté des flambeaux, et qui, loin de nier son crime, s'en vante, et dit à Thierri de trembler pour lui-même. « Ciel! s'écrie le Roi !

« Le juge s'épouvante et l'accusé menace. »

Il ordonne qu'on chasse Brunehaut de la ville. Elle va se jeter dans les bras de Clotaire ; mais ce Prince la livre aux bourreaux, et on vient annoncer son châtiment à son fils qui ne peut s'empêcher de verser des larmes sur sa mort.

Un défaut de l'ouvrage, c'est qu'on ne s'intéresse point à Brunehaut, et que le danger de Thierri, qui est le héros de la pièce, n'est pas assez évident. Mais le récit de la mort de Théodebert est très-beau, la scène où le fils indigné juge sa reine et sa mère, est éminemment tragique. L'auteur eût dû, peut-être, la transporter au cinquième acte, qui est un peu vide d'action. Quelques longueurs doivent disparoître dans les deux premiers actes, et cette tragédie aura sans doute alors le succès qu'elle mérite.

Quelques étourdis ont sifflé les passages les moins faits pour éveiller la censure. La malveillance se montroit dès les premières scènes.

On a étouffé la voix de Saint-Prix qui jouoit Clodomir, lorsque se décidant à suivre Brunehaut dans son nouvel exil, il dit ces deux beaux vers :

Je mandirai du pain une seconde fois,
Pour la fille, la veuve et la mère des Rois.

L'auteur a cependant été demandé ; et, malgré les cris et les sifflets obstinés de quelques écoliers, on a nommé M. Aignan, dont le nom a été répété et applaudi dans tout le parterre.

Lafond a eu de très-beaux momens dans le rôle de Thierri ; Madame Raucourt, extrêmement monotone dans les premiers actes, s'est animée dans les derniers, et y a été applaudie.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome IV, avril 1810, p. 258-267 :

[La tragédie de Brunehault traite un sujet historique pris dans « une de ces époques reculées et barbares » qu’on ne peut exposer au public qu’en donnant dans l’exposition tous les éléments de compréhension nécessaires : il faut que l’auteur reste « professeur d'histoire long-temps avant de devenir poëte dramatique », qu’il réveille la mémoire des spectateurs avant de s’adresser à son imagination et son âme. Pour débrouiller l’époque de Brunehault, il n’a pas fallu moins de deux actes d’exposition qui ont failli être fatals à l’auteur (ou à la pièce). « Trop de noms pour être deamatique, […] pas assez pour être clair », le commencement de la pièce est une entrée imparfaite dans la tragédie. Le critique entreprend ensuite de faire comprendre la difficulté qu’il y a à faire comprendre le personnage de Brunehault, qu’il pouvait présenter comme une reine remarquable « ternissant l'éclat de ses vertus par quelques crimes », ou comme « un monstre féroce » utilisant ses enfants pour assurer son pouvoir. C’est ce second parti, illustré déjà par Athalie ou Cléopâtre, qu’il a choisi. Il nous présente donc une reine qui veut « régner aux dépens de ses petits-fils » et allant jusqu’au meurtre, ouvrant la voie à une « fin horrible ». Les actes trois et quatre sont consacrés à la lutte de Brunehault avec ses fils, des actes « pleins de force et de mouvemens dramatiques » qui suscitent l’horreur chez le spectateur. Mais ces deux beaux actes ne laissent plus rien pour le cinquième acte : « l'auteur ne s'est ménagé pour son cinquième acte qu'une scène [...], et qu'un récit imparfait d'une épouvantable catastrophe ». Le critique suggère qu’il était possible de montrer un autre dénouement en condamnant Brunehault au moment même où elle se croit triomphante, dénouement qu’il compare d’ailleurs assez curieusement à celui du Tartuffe. Il ne reste plus qu’à parler du style, jugé positivement avec simplement quelques réticences d’usage (trop de sentences, trop d’antithèses), et des audaces un peu trop grandes, et du succès contesté de la pièce. La première représentation a été houleuse, avec une « opposition opiniâtre », tandis que la seconde a été très applaudie. Et l’explication donnée est curieuse : il n’y a pas eu de changements, et c’est de connaître le nom de l’auteur qui a retourné l’opinion publique. Il faut dire qu’Aignan venait de publier une traduction de l’Iliade longuement mûrie, et on ne pouvait pas ne pas rendre hommage au traducteur d’Homère à traversa tragédie. Puisqu’on nous le dit...

On trouvera après ce compte rendu un second compte rendu paru dans la même revue, l’année suivante, à l’occasion de la publication de la brochure de la pièce.]

Théâtre Français.

Brunehaulc, tragédie.

Le poëte qui traite sur la scène tragique un sujet pris dans l'histoire de son pays, a de grands avantages ; il est presque sûr d'intéresser : son ouvragé est en quelque sorte un appel à l'honneur national, au noble orgueil qui se lie si bien à l'amour de la patrie, à toutes les émotions que fait naître chez des Français le beau nom qu'ils ont acquis dans l'histoire, et le tableau des crimes ou des vertus de leurs ancêtres. Mais dans de tels sujets, deux écueils sont à redouter : si l'auteur se rapproche beaucoup des temps modernes, des époques que l'histoire a développées à nos yeux et que de nombreux mémoires particuliers ont bien fait connaître, le spectateur rappelle sans cesse l'écrivain dramatique à la fidélité historique, à la vérité pour le temps, le lieu, le caractère et la physionomie des personnages. S'il a choisi une de ces époques reculées et barbares, dans la profonde obscurité desquelles l'historien cherche avec peine à discerner les races, les généalogies, leurs noms, les événemens publics et les actions individuelles, il est plus maître de son sujet, mais il n'est pas toujours maître de rendre son exposition de ce sujet intéressante, claire et précise : il se condamne, pendant ses premiers actes, à rimer nos abrégés chronologiques, à rester professeur d'histoire long-temps avant de devenir poëte dramatique : avant de s'adresser à l'imagination et à l'ame du spectateur, il a long-temps besoin de réveiller sa mémoire, et de lui reproduire des documens historiques qui pour être nécessaires n'en sont pas moins fastidieux.

Nulle époque ne pouvait placer un auteur dans la position que nous venons de décrire, plus précisément que celle où régna, sous l'autorité de deux femmes rivales et cruelles, et sous la domination progressive des maires du palais, cette longue succession des enfans de Clovis, divisés entr'eux comme l'empire que le chef de leur maison leur assigna imprudemment en partage. Là, comme les règnes se divisent et se succèdent, comme les trônes se déplacent et comme les états se bouleversent, les noms se multiplient avec les crimes, ils se confondent avec les forfaits, et même après une lecture attentive des historiens les plus véridiques et les plus exacts, il ne reste guères dans l'esprit que l'impression vague et repoussante, produite à l'aspect de tant d'horreurs froidement exécutées, de tant de meurtres impunis, de tant d'usurpations consacrées, et des longs malheurs d'une monarchie naissante en proie aux déchiremens et aux discordes qui ne semblent réservés qu'aux monarchies vieillies et dégénérées.

Si l'histoire elle-même ne réussit à graver dans la mémoire que les traits généraux et caractéristiques de cette époque, si elle ne fait retenir que les noms principaux qui surnagent en quelque sorte sur cet abîme de ténèbres, quelle difficulté n'a pas à vaincre l'écrivain dramatique qui, avant de faire agir ses personnages, a besoin de les nommer, de les faire connaître eux et les événemens multipliés auxquels doit se rattacher l'action qu'il va retracer ? Cette difficulté a failli être funeste à l'auteur de Brunehault ; les deux premiers actes de son ouvrage l'ont montré luttant contre elles, et ne réussissant pas à en triompher, développant trop de faits, et prononçant trop de noms pour être dramatique, et cependant n'en prononçant pas assez pour être clair, pour être intelligible, dans cette sorte de préface historique, et indispensable à la tête d'un tel ouvrage.

Deux partis s'offraient à lui en peignant Brunehault, et il avait des autorités opposées également estimables ; il pouvait nous offrir cette fille veuve et mère de tant de rois, célèbre par sa beauté, par de grandes qualités, par un talent nouveau à cette époque dans l'art de gouverner, ternissant l'éclat de ses vertus par quelques crimes, fruits de son ambition et de sa politique ; il pouvait, en croyant d'autres témoignages, nous la représenter comme un monstre féroce, choisissant ses fils pour victimes de sa fureur vindicative et de son besoin de régner. Le premier parti offrait des combinaisons dramatiques peut-être intéressantes et nouvelles ; parvenir à nous intéresser en faveur de Brunehault coupable, comme nous le sommes pour Phèdre incestueuse, eût été un bel effet de l'art ; l'auteur a préféré le second parti ; il a suivi l'autre route que lui montraient les historiens, sans trop penser que dans cette route marchent avant lui Athalie et Cléopâtre, Cléopâtre surtout dont la situation a tant de rapports avec celle de Brunehault, et près de laquelle le génie de Corneille a placé non comme opposition, mais comme ressort et comme appui, l'étonnant personnage de Rodogune, et l'admirable caractère d'Antiochus.

Brunehault veut aussi régner aux dépens de ses petits-fils ; elle veut empêcher que l'un d'eux, Thierry, réconcilié avec l'autre, Théodebert, ne devienne le gendre de son frère ; Théodebert autrefois irrité de ses excès, alarmé de son ambition jalouse, l'a chassée de son palais presque seule, la nuit, en butte aux poignards des assassins. Thierry a donné un asile à son aïeule ; mais au moment où il fait la paix avec son frère, au moment où son amour et son prochain hymen lui rendent le dessein et la résolution d'être roi, Brunehault qui craint un nouvel outrage, et que la paix des deux frères condamne

                   Au tourment cruel à supporter
De concevoir le mal sans pouvoir l'enfanter,

fait mourir Théodebert sur l'autel même où sa fille se marie à son frère ; bien plus, elle poignarde l'instrument qui l'a servie ; ensuite, elle avoue son crime et s'en glorifie ; elle insulte aux regrets, à la piété fraternelle de Thierry, à la douleur de la jeune reine, à l'accent ferme et vertueux d'un ami vieilli près d'elle dans les devoirs d'une égale fidélité, soit dans l'éclat des cours, soit dans la proscription et l'infortune, d'un ami généreux dont la noble maxime est :

              Soyons au moment du danger
Prompts à servir nos rois; et lents à les juger.

Thierry voudrait venger son frère-mort ; mais il abandonne ce soin à la colère céleste et bannit Brunehault qui, réfugiée dans le camp de Clothaire, au lieu d'un allié qu'elle avait cru séduire, y trouve un ennemi, et cette fin horrible que l'histoire a livrée au septicisme [sic] de Voltaire.

Par ce peu de mots on peut reconnaître que le personnage de Brunehault est ici dessiné fièrement ; que le crime a imprimé sur cette physionomie les traits d'une proportion effrayante ; que Thierry a de l'élan, de la générosité, de la noblesse; que sa jeune épouse n'a qu'un rôle sacrifié ; que Clothaire ne peut paraître qu'un moment, et sans vraisemblance, au sein de cette cour ennemie ; que Brunehault traitant avec Clotaire et trahissant Thierry au moment où elle assassine Théodebert, fait de bien imprudents aveux ; qu'en la bannissant et en la laissant passer dans le camp de Clotaire, Thierry commet aussi une de ces imprudences gratuites qu'ici rien ne rachette.

En effet, si les deux premiers actes consacrés à une exposition et à des développemens historiques, ne laissent commencer qu'au troisième acte la lutte de la reine et de ses fils, il faut convenir qu'après la retraite de Brunehault, l'auteur ne s'est ménagé pour son cinquième acte qu'une scène où Thierry est dans une situation passive, et qu'un récit imparfait d'une épouvantable catastrophe. Mais les troisième et quatrième actes, pleins de force et de mouvemens dramatiques, répandent dans l'ame du spectateur l'horreur profonde qui appartient au sujet : les adieux de Brunehault au fils qui l'épargne et qu'elle menace sont éminemment tragiques : dans ces deux actes d'autres situations le seraient au même degré, si la prudence et la politique de Brunehault pouvaient les avouer. A la fin du troisième, après l'entretien où Clotaire trouve Thierry généreusement disposé à défendre sa mère, c'était une belle idée que de montrer Brunehault traitant avec cet ennemi ; cette scène n'est qu'indiquée, elle laisse à désirer toutes les impressions qu'elle avait promises. Le défaut essentiel de l'ouvrage est la faiblesse et la nullité du cinquième acte : Brunehault est sortie pour ne plus reparaître ; l'auteur semble avoir perdu avec elle le sentiment de ses forces : il est difficile de croire qu'avec une profonde méditation, il ne puisse imaginer un ressort qui prolonge la situation et rapproche plus dramatiquement la présence de Brunehault du récit de la catastrophe.

Thierry rentrant dans sa capitale, vaincu par Clothaire et Brunehault, pouvait y être suivi par sa mère impatiente de dicter à son captif les lois les plus humiliantes, d'ordonner la cassation du mariage, et peut-être un exil au fond d'un monastère ; le péril de Thierry, victime de sa générosité, était intéressant : Clothaire alors pouvait rompre le silence, renoncer à son rôle équivoque, et, fidelle à sa politique, relever Thierry abattu, moins dangereux pour lui que Brunehault, la déclarer coupable et condamnée pendant qu'elle se croirait triomphante, et du marche-pied du trône l'envoyer à l’échafaud : on n'eût pas manqué de trouver de la ressemblance entre ce dénouement et celui du Tartuffe; mais enfin ce dénouement était théâtral, peut-être moral et dramatique, et nous avions un cinquième acte pour une tragédie dont le troisième et le quatrième ont de grandes beautés.

Des beautés de style se font aussi remarquer dans l'ouvrage ; il y a des développemens brillans, de très-beaux vers de situation, peut-être quelqu'abus de la sentence et de l'antithèse, peut-être aussi quelques repliques dont la préparation se fait trop sentir, et dont l'effet est trop calculé; quelquefois aussi la pensée de l'auteur, juste et. forte, pèche par une certaine impropriété d'expression. Dans quelques hardiesses justifiées par l'exemple des grands maîtres, on désirerait qu'elles fussent mieux sauvées par le choix et la place des mots, par le tour poétique, par ces secrets du style qui permettent de tout dire et de tout nommer à celui qui, par le style, sait tout faire entendre parce qu'il sait tout ennoblir.

Brunehault, à la première représentation, n'a obtenu qu'un succès très-contesté; à la seconde, ce succès a été très-brillant, et les applaudissemens ont été aussi vifs que l'opposition avait été opiniâtre. L'auteur n'avait cependant pas fait de changemens, et le public était à-peu-près le même ; mais on avait appris le nom de l'auteur, et il règne, quoiqu'on en dise, au sein du parterre un sentiment de justice distributive qui ne lui permet pas de juger sans attention et sans égards un homme dont les titres littéraires sont dignes d'une véritable estime.

A la seconde représentation , nous croyons qu'indépendamment de la clarté répandue sur un sujet que l'on connaît mieux, la traduction de l'Iliade a singulièrement .servi Brunehault, et que le souvenir de cette honorable production a donné plus de relief encore aux beautés de la tragédie nouvelle. L'Iliade de M. Aignan a eu plus de succès dans la république des lettres que dans le monde. Mais douze ans consacrés à un ouvrage de cette importance ne peuvent être, sous aucun rapport, des années perdues ; un nom distingué et un rang marquant dans la littérature appartiennent tôt ou tard à l'auteur d'un tel ouvrage, s'il passe encore quelques années à le porter au point de perfection qui l'attend ; M. Aignan a reçu, comme auteur de Brunehault, une partie des témoignages d'estime qu'il a mérités comme traducteur d'Homère ; ces deux titres s'allient fort bien, et les qualités que l'un a fait acquérir ne peuvent que rendre l'autre plus honorable et plus solide.             S.....

 

L'Esprit des journaux français et étrangers, 1811, tome X (octobre 1811), p. 31-46 :

[Très long compte rendu, à propos de la publication de la pièce. Il s’ouvre sur une réflexion sur l’intérêt de la lecture des pièces de théâtre, dont le juge suprême est bien sûr la représentation. Cette lecture donne parfois de curieuses révisions des jugements, réhabilitation ou condamnation. Il en vient ensuite à Brunehaut, Son point de départ, c’est le jugement même d’Aignan, qui dans sa préface à la pièce pense que le public a été trop indulgent, et la critique trop sévère. Le critique juge au contraire que chacun n’a fait que son devoir, le public étant sensible à la beauté de la pièce, et la critique l’étant au « vice d’un sujet malheureux », mais aussi aux faiblesses du plan et d’un style inégal. Pour ce qui est du sujet, il semble impossible de tirer un sujet digne de Melpomène dans les premiers temps de l’histoire de France, pleins d’horreurs et de crimes : « tout est là petit, froid, mesquin, ignoble par conséquent, et peu digne de figurer sur la scène tragique ». Si on veut faire une tragédie nationale, il faut choisir « les époques brillantes » pour « offrir aux peuples de grandes leçons, données en beaux vers ». Le sujet d’Aignan ne lui fournissait dans son héroïne « qu'une physionomie équivoque, qu'un caractère indécis ou faiblement prononcé ». Personnage ambigu, Aignan choisit d’en faire un caractère noble, « un caractère plus digne du cothurne ». Quant aux autres personnages, ils sont de l’invention de l’auteur, mais il devait le faire en respectant « l’époque à laquelle il les plaçait, les circonstances où il les faisait agir ». Or le critique estime que ces caractères sont invraisemblables « dans les mœurs données par l'époque ». Aignan est donc « sans cesse entre deux écueils » (la noblesse des personnages tragiques contre la cruauté d’une époque, « craindre de révolter le spectateur par la vérité de l'histoire, ou de le choquer par l'invraisemblance des fictions substituées à cette hideuse vérité »). S’il peut y avoir « un Burrhus à la cour de Néron », il ne peut y en avoir à celle de Brunehaut. Ce sujet ne peut atteidnre le tragique et avoir quelque chose d’intéressant. Cela ne doit pas masquer les « qualités précieuses » de l’auteur, « une élévation d'idées, une noblesse et une chaleur de sentimens très-remarquables ». C’est le style « qui distingue surtout la tragédie de Brunehaut », et le critique en donne des exemples : « la pièce, à quelques vers près, est généralement bien écrite : mérite qui ne dispense pas des autres aux yeux du spectateur, mais qui doit, à la lecture, racheter plus d'un défaut ».]

Brunehaut, ou les Successeurs de Clovis ; tragédie en cinq actes et en vers, suivie de notes historiques ; par M. Aignan. Brochure in-8°. A Paris, chez Vente, libraire, boulevart des Italiens, no. 7.

Il semblerait, au premier coup-d'œil, qu'il ne reste rien, ou presque rien à dire, sur un poëme dramatique, lorsqu'il a subi l'épreuve délicate, mais infaillible, de la scène et de la censure des journaux ; lors sur-tout que, remis avec des changemens importans, ces changemens eux-mêmes ont été soumis de nouveau au jugement de la critique. Il est clair que le théâtre étant le cadre naturel de tout ouvrage dramatique, c'est là qu'il faut le voir pour le bien juger ; pour saisir l'effet de l'ensemble ; c'est un tableau enfin qu'il faut mettre dans son véritable jour, et il est rare qu'il ne perde pas plus ou moins au déplacement. Les chefs-d'œuvre seuls des grands-maîtres de l'art ont pu passer avec sécurité de l'illusion du théâtre, à l'examen tranquille et sévère du cabinet. Là, rien ne saurait en imposer au lecteur : dépouillé désormais du prestige théâtral et de l'art des acteurs qui ont fait valoir ses beautés ou pallié ses défauts, seul, et sans appui que lui-même, le poëte ne peut plus abuser un juge impartial, qui lui demande compte de tout, ne lui pardonne rien, et trouve même un malin plaisir quelquefois à se venger des surprises faites à son jugement, et des piéges tendus à sa raison. Lorsqu'aussi le jugement du cabinet confirme celui du théâtre, le sort de la pièce est irrévocablement fixé ; et trop heureux l'auteur qui a passé avec succès par cette double épreuve ! Mais c'est une gloire, je le répète, réservée à un très-petit nombre d'écrivains privilégiés ; et l'on compte les ouvrages dramatiques qui ont réuni les suffrages du lecteur aux applaudissemens du théâtre. C'est qu'il est très-difficile, en effet, de satisfaire également aux conditions exigées de l'un et de l'autre tribunal ; peut-être est-il un peu singulier même, que le même homme qui s'est montré fort indulgent en qualité de spectateur, devienne quelquefois le lecteur le plus sévère, le juge le plus difficile de ce même ouvrage qu'il avait de si bonne foi applaudi sur la scène. Rien de plus naturel cependant; et l'on en conviendra sans peine, pour peu que l'on réfléchisse un moment combien les moyens de succès sont différens de part et d'autre. Il ne faudrait que citer, pour le prouver, cette foule de pièces, d'un côté, qui sont restées au théâtre, et que personne ne se soucie de lire ; de l'autre à cette foule non moins considérable d'ouvrages estimables, et lus avec plaisir, qui ne reparaissent jamais au théâtre, ou qui trouvent la salle constamment déserte. Qui ne s'est pas étonné quelquefois, à la lecture, des larmes qu'il avait données aux représentations d'Inès de Castro ou d'Iphigénie en Tauride ; mais on n'en retourne pas moins pleurer à ces mêmes pièces et applaudir avec enthousiasme, ce qu'on n'avait pu lire sans remarquer la faiblesse, l'inégalité ou la dureté du style. C'est qu'lnès et Iphigénie ont un mérite vraiment théâtral, et d'un effet presque indépendant du style ; c'est qu'elles offrent des beautés prises dans la nature, et auxquelles il n'a manqué que la diction. Mais si l'on a cherché l'effet aux dépens de la vérité et de la raison ; si, au lieu d'être simple et naturel, on n'a été que bizarre, forcé et romanesque dans sa fable et dans son plan, la pièce, fût-elle écrite par Racine ou Voltaire, doit nécessairement disparaître et faire place à des ouvrages plus heureux, dont les beautés ont un caractère de solidité plus incontestable.

Examinons maintenant, et toujours d'après ces principes, si la tragédie de Brunehaut sera du nombre de ces pièces fortunées, qui, lues avec plaisirs, sont toujours revues sur la scène avec un nouvel intérêt.

Je crois d'abord que M. Aignan, juge naturellement trop intéressé dans sa propre cause, s'exagère un peu, dans sa préface, et les critiques et les applaudissemens dont la pièce a été l'objet. Non ; le public n'est point coupable, à son égard, d'un excès de complaisance, ni la critique d'un excès de sévérité : tous deux ont fait leur devoir. Le public devait accueillir quelques scènes éloquentes, de beaux vers, des sentimens nobles et généreux, des caractères heureusement tracés, et un style qui a généralement de la pompe, de l'éclat et de l'élégance. Mais la critique devait également relever le vice d'un sujet malheureux ; les défauts d'un plan mal conçu d'abord et retouché sans beaucoup de succès, et de fréquentes disparates dans un style, dont le premier mérite devait être ici la fidélité aux couleurs locales. Le sujet, le plan et le style de l'ouvrage étaient et sont donc encore susceptibles d'une critique motivée, et c'est ce que je vais essayer de prouver.

Quoiqu'en ait dit l'un des juges qui m'a précédé dans l'examen de Brunehaut, je ne crois pas que ces premières pages de nos annales, que cet amas dégoûtant d'horreurs absurdes, de crimes qui n'ont le plus souvent d'objet et de résultat que le crime même, puissent offrir à notre Melpomène des sujets dignes d'elle, Plusieurs de nos poëtes s'y sont déjà trompés(1) ; et le public a constamment repoussé des ouvrages qui, loin de lui retracer des titres de gloire, loin d'exalter les ames françaises par le sentiment du grand et du sublime, ne lui rappelaient au contraire que des sujets de douleur et presque des motifs de honte. Non, ce n'est point au berceau de notre monarchie, à ce berceau arrosé de pleurs et souillé de tant de sang, qu'il convient de ramener aujourd'hui le peuple français : tout est là petit, froid, mesquin, ignoble par conséquent, et peu digne de figurer sur la scène tragique. Que nous importe que les successeurs de Clovis aient été des monstres qui n'avaient que l'instinct du crime, sans en avoir l'énergie, et qui jamais n'eussent retiré la France naissante de la barbarie profonde où elle était alors plongée, si le génie de quelques hommes supérieurs, puissamment secondés par une nation naturellement grande et généreuse, n'eussent enfin précipité du trône des races de rois indignes de l'être, et fondé sur l'héroïsme du courage la véritable gloire de l'Empire. Voilà les époques brillantes dont la scène doit s'emparer, quand elle veut offrir aux peuples de grandes leçons, données en beaux vers ; voilà ce qui distingue et doit caractériser la tragédie nationale :

Voilà ce qui surprend, frappe, saisit, attache.

Mais, a-t-on dit, le poëte n'est-il pas le maître d'ennoblir à son gré le sujet qu'il a choisi, et les personnages qu'il met en scène; de créer une intrigue imposante, des ressorts nobles et pathétiques, des caractères enfin que l'histoire ne lui donne pas, ou de rectifier ceux qu'elle lui présente ? Je suis loin de disputer au poëte dramatique ce beau privilége.

D'un pinceau délicat l'artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable.

Je le sais ; mais cette liberté même se trouve prodigieusement restreinte dans les sujets qui interdisent au poëte les ressources de la fable, sans lui offrir cependant les avantages de l'histoire, qui mettent dans la nécessité fâcheuse de blesser l'une ou l'autre, et de n'avoir par conséquent qu'une physionomie équivoque, qu'un caractère indécis ou faiblement prononcé. C'est le cas où se trouvait l'auteur de Brunehaut ; c'est celui de tous ceux qui ne s'arrêteront point à des époques justement célèbres, à des personnages suffisamment connus.

Obligé de tout faire, comme dans un sujet de pure invention, le poëte, il est vrai, aura bien plus de mérite ici, parce qu'il aura vaincu plus de difficultés ; et c'est particulièrement sous ce dernier rapport, que la tragédie de M. Aignan doit gagner plus que toute autre à l'examen impartial du cabinet. C'est là que, mieux qu'au théâtre, on pourra justement apprécier tout ce que suppose en lui d'efforts et de talent, la seule idée de traiter un pareil sujet. L'histoire en effet ne lui indiquait qu'un seul caractère, celui de Brunehaut ; encore cette femme célèbre a-t-elle été long-temps un problême historique, sur lequel il est impossible d'avoir une opinion bien juste.

Voici comme elle est annoncée dès le premier acte de la pièce ; il est vrai que le pinceau est entre les mains de l'un de ses plus zélés partisans ; c'est Clodomir qui parle, et qui dit à un certain Alboëme, comte du palais :

La grandeur d'une femme et son mâle génie
N'auraient-ils point contr'elle armé la calomnie,
Seigneur ? Mon cœur, instruit dès l'enfance à l'aimer
A d'autres sentimens ne peut s'accoutumer.
Il me souvient encor de ces jours d'allégresse
Où, brillante d'attraits, de graces, de jeunesse,
Cette fille des rois parut en nos climats.
Tous les cœurs s'élançaient au-devant de ses pas,
Alors qu'à Sigebert joignant ses destinées,
Elle abjura l'erreur de ses jeunes années,
Et des peuples nouveaux réunis sous sa loi,
Ainsi que la fortune elle adopta la foi,
Ce couple offrait aux yeux l'alliance céleste
De la vertu brillante à la vertu modeste ;
Brunehaut bienfaisante et Sigebert vainqueur,
Des peuples enchantés se partageaient le cœur.
Sigebert expira par un crime exécrable,
Laissant l'état en proie à son sort misérable,
Et, pour plier les grands sous le joug du devoir,
Une femme, un enfant, sans force et sans pouvoir.
Les maires du palais jettant, dans le silence,
Les fondemens profonds de leur sourde puissance,
Des enfans de Clovis les scandaleux discords,
Les troubles au-dedans, les guerres au-dehors,
Un peuple encor féroce, une cour infidelle,
Le fer des assassins levé cent fois sur elle ;
Contre tous ces périls notre reine a lutté,
Et, par son seul génie, elle a tout surmonté.
C'est peu ; par elle, au sein des horreurs de la guerre,
Les présens de la paix ont consolé la terre.
Il n'est pas un seul lieu qui n'atteste à-la-fois,
L'ardeur de ses travaux, l'équité de ses lois ;
Et les grands monumens dont la France est semée,
Feront vivre à jamais sa vaste renommée.
Si des fautes, seigneur, ont terni ces beaux faits,
Si de ses ennemis les coupables excès
Ont souvent de la reine irrité la vengeance,
Et d'une humeur altière aigri la violence,
Nous devons accuser de ses torts éclatans
L'horrible Frédégonde et le malheur des temps.

Brunehaut elle-même s'annonce et s'exprime avec la dignité convenable, quand elle expose à Vanacaire, son confident, ses vœux, ses projets et ses espérances :

Que les impôts levés sur ces obscurs Gaulois,
Restes épars d'un peuple asservi sous nos lois,
Récompensent le sang versé pour la patrie ;
Et si de ces tributs la source était tarie,
Que l'épargne royale, en de pareils besoins,
S'ouvre, pour satisfaire au premier de nos soins
Gardons-nous toutefois d'épuiser ses richesses ;
L'église appelle aussi mes nombreuses largesses.
Frein sacré des sujets, auguste appui des rois,
A ma reconnaissance elle a de justes droits.
Qu'on élève à grands frais ces superbes portiques
Où du Dieu de Clovis sont chantés les cantiques.
Des cénobites saints, transfuges des cités,
Que les cloîtres pieux soient richement dotés ;
Leur main défrichera, laborieuse et pure,
Ces landes, ces déserts, qui dorment sans culture ;
Leur soc va transformer en fertiles guérets,
Des Druides sanglans les profondes forêts ;
Par eux enfin, par eux, dans la France éclairée,
Brillera des beaux-arts la lumière sacrée ;
Ils poliront nos mœurs ; et, lorsqu'aux jours lointains,
Nos neveux, appellés à de meilleurs destins,
Jouiront des bienfaits de leurs aïeux modestes,
Près des noms révérés de ces mortels célestes,
Peut-être (un tel espoir fut souvent mon soutien) ;
Avec reconnaissance ils placeront le mien.

M. Aignan n'a donc fait qu'user ici de son droit, en se décidant, comme il le devait, pour celle des deux opinions qui pouvait lui offrir un caractère plus digne du cothurne : ce n'est point altérer l'histoire, c'est l'ennoblir, c'est l'élever à la hauteur de la tragédie. Mais Thierry, mais Audovere, mais ce vertueux Clodomir ne pouvaient exister alors ; ils appartiennent tout entiers à M. Aignan ; et ces créations font, selon moi, beaucoup d'honneur à l'élévation de son ame et à la noblesse de ses sentimens. Mais s'est-il toujours bien rappellé, en traçant ces caractères, l'époque à laquelle il les plaçait, les circonstances où il les faisait agir ? Le dévouement sublime du vieux Clodomir, l'une des plus belles choses de la pièce ; la chaleur généreuse du jeune Thierry, etc., vraies en elles-mêmes, ne sont pas même vraisemblables dans les mœurs données par l'époque que choisit l'auteur, et à laquelle le spectateur se reporte malgré lui à chaque instant.

Eæ noto fictum carmen sequar.

Ainsi M. Aignan marchait sans cesse entre deux écueils, et avait également à craindre de révolter le spectateur par la vérité de l'histoire, ou de le choquer par l'invraisemblance des fictions substituées à cette hideuse vérité : position singulièrement délicate, et dont il faut convenir qu'il se tire quelquefois avec beaucoup d'habileté. Mais il est des sujets essentiellement malheureux, dont le talent ne peut que déguiser, et jamais corriger entièrement le vice radical ; et si le public n'a pas rendu à l'auteur de Brunehaut toute la justice qu'il était en droit d'en attendre ; si la critique l'a jugé avec trop de sévérité peut-être, c'est qu'il s'était trompé sur l'effet de son ouvrage, comme il s'était mépris dans le choix de son sujet. Qu'une femme telle que Brunehaut vienne proposer de sang-froid Thierry, son fils, de lui livrer son propre frère, sans dissimuler même l'atrocité de ses projets à son égard ; que Clotaire exige de ce même Thierry qu'il abandonne son aïeule à sa vengeance ; voilà les mœurs du temps ; voilà la vérité de l'histoire : mais sont-ce là, je le demande, des coupables assez grands, des forfaits assez héroïques, pour s'emparer victorieusement des esprits, porter la terreur dans les ames, et remplir dignement la scène ? En vain, l'auteur oppose-t-il à ces caractères la vertu d'un Clodomir, la générosité de ce jeune et brave Thierry :

L'esprit n'est point ému de ce qu'il me croit pas.

Or, l'esprit conçoit un Burrhus à la cour de Néron, et ne peut en supposer à celle de Brunehaut; et quant au jeune Thierry, c'est un Français plein de bravoure, de franchise et de candeur, un vrai chevalier enfin, mais que sa vertu même condamne à un rôle passif, au milieu des piéges dont il est environné. Aussi, toujours dupe de sa bonne-foi, ne sait-il ni prévoir, ni déjouer les complots dont il est lui-même l'objet, et, vaincu, outragé sans cesse dans sa propre cour, il n'a ni la force, ni le pouvoir de soustraire sa mère au supplice affreux qui l'attend. Tel devait être, sans doute, le sort d'un personnage vertueux à une pareille époque, et au milieu de ces lâches et vils scélérats. Mais tout cela, je le répète, n'a rien de tragique, rien d'intéressant; et l'on n'est pas plus ému du supplice de Brunehaut, que touché de la magnanimité de Thierry ou des pleurs d'Audovère.

Je crois avoir démontré les causes du peu d'effet que produit en général un ouvrage d'ailleurs fort estimable, qui suppose, dans son auteur, une élévation d'idées, une noblesse et une chaleur de sentimens très-remarquables. Ces qualités précieuses lui garantissent des succès dans la tragédie, lorsque plus heureux dans le choix de son sujet, il prodiguera sur un fonds moins ingrat les richesses d'une imagination aussi capable de faire bien parler Melpomène, qu'elle s'est montrée digne d'interprêter le premier et le plus grand des poëtes. C'est le style en effet, cette partie si essentielle de l'art dramatique, et si négligée en général aujourd'hui, qui distingue surtout la tragédie de Brunehaut. Le lecteur en a pu juger par les morceaux que j'ai déjà mis sous ses yeux ; mais je rappellerai volontiers encore les récits des premières scènes, où la touche du poëte est large, facile, et son pinceau riche et varié : la grande scène du second acte, entre Thierry et sa mère, etc. C'est d'après de pareils morceaux, et non sur quelques vers isolés, qu'il faut juger un écrivain, capable de concevoir et de soutenir des caractères par la justesse et la vérité du dialogue.

J'en citerai pour preuves, entre autres, la scène 6 du 4e. acte, entre Brunehaut, Thierry et Clodomir :

Brunehaut.

Rebelle, devant toi qui me conduit ?

Thierry.

                                                          Vos crimes.

Brunehaut.

Vois-je mes ennemis ?

Thierry.

                                    Vous voyez vos victimes.

Brunehaut.

Que me veux tu ? Pourquoi d'un obscur délateur
Susciter contre moi le discours imposteur ?
J'ai puni son audace en vengeant une reine....

Thierry.

D'un vain déguisement épargnez-vous la peine ;
Ne vous abaissez plus jusqu'à feindre et trembler.

Brunehaut

Moi, trembler !... En effet, c'est trop dissimuler !
D'un fils dénaturé je me suis fait justice ;
Voudrais-tu m'en punir ? Que son sort t'avertisse
Qu'un roi, lorsqu'il abat un puissant ennemi,
Doit se garder sur-tout de l'abattre à demi.
Point de remords timides ; un choix te reste à faire ;
Tu n'as qu'un instant... Frappe, ou fais régner ta mère.

Thierry.

Vous ne régnerez point et vous ne mourrez pas.
Fuyez ; bien loin de nous allez porter vos pas ;
Traînez et vos fureurs et votre ignominie.

Brunehaut.

Prends garde ; un autre roi jadis m'avait bannie ;
Va voir quel châtiment a vengé cet affront.

Thierry.

Ciel ! aucun attentat ne fait rougir son front.
L'excès de son opprobre irrite son audace,
Le juge s'épouvante et l'accusé menace !
Je pourrais oublier, dans mon juste courroux,
Que vous fûtes ma mère.... Allez, éloignez-vous.

Brunehaut.

J'aime à voir par quels maux mon injure s'expie ;
Traîtres, goûtez les fruits de votre hymen impie.

Thierry.

Ah ! c'est trop me braver ; un si cruel transport
Aurait-il vainement sollicité la mort ?
Soldats !.. Mais non, Thierry n'est pas né pour le crime ;
C'est au ciel à frapper sa coupable victime.
Mon frère malheureux, vous chassant de chez lui,
Vous laissait quelque part un asile, un appui ?
Pour vous, dans l'univers, plus d'appui, plus d'asile ;
Usez, dans l'abandon, votre rage inutile ;
Je vous livre au tourment, affreux à supporter,
De concevoir le mal sans pouvoir l'enfanter.
De contrée en contrée, errante, solitaire,
Allez chercher au loin la table hospitalière ;
Implorez les secours dus aux infortunés ;
Mais cachez votre nom pour qu'ils vous soient donnés ;
Sortez de mon palais, sortez à l'instant même.

Brunehaut.

Et voilà donc l'arrêt de mon juge suprême !
Soumettons-nous ; cédons au sort qui me poursuit ;
Une femme, une reine, au milieu de la nuit....

Thierry.

De la nuit ! Ah ! priez qu le ciel favorise
Etende autour de vous une ombre impénétrable !
Fuyez ; de votre aspect purgez enfin ce lieu.

Brunehaut.

Brunehaut, en fuyant, sera présente.... Adieu.
     (Elle s'éloigne à pas lents ; Clodomir marche derrière elle.)

Thierry.

Vieillard, que faites-vous ?

Clodomir.

                                           Je la suis.

Brunehaut (se retournant).

        Toi, me suivre !

Clodomir.

Par-tout où vous vivez, mon serment est de vivre.

Brunehaut.

Quoi ! tu veux dans l'exil partager mes malheurs ?

Clodomir.

J'ai dans le sein des cours partagé vos grandeurs.

Brunehaut.

Demeure, ô du devoir généreuse victime !
Que ferait près de moi ton dévoûment sublime ?

Clodomir.

Je mendîrai du pain une seconde fois
Pour la fille et la mère et la veuve des rois.

Thierry.

Non ; tel ne sera point le destin de ma mère !
Où portez-vous vos pas ?

Brunehaut.

       Dans le camp de Clotaire.

(Elle sort avec Clodomir.)

J'indiquerai également les rôles de Clodomir, et celui surtout de Thierry, qui respire d'un bout à l'autre l'enthousiasme de l'héroïsme ; c'est l'élan généreux d'une belle ame qui tend sans cesse à franchir son siècle, et qui ne laisse à désirer qu'un degré de force morale de plus, pour triompher complettement de sa corruption. Tout ce rôle me semble d'une belle inspiration ; et la pièce, à quelques vers près, est généralement bien écrite : mérite qui ne dispense pas des autres aux yeux du spectateur, mais qui doit, à la lecture, racheter plus d'un défaut.                     Amar.

D’après la base La Grange de la Comédie Française, Brunehaut, ou les Successeurs de Clovis, tragédie en 5 actes en vers, d'Etienne Aignan, créée le 24 février 1810, a été jouée 15 fois jusqu’en 1811.

(1) Cahuzac, entr'autres, dans Pharamond ; De Morand, dans son Childéric ; et M. de La Harpe lui-même, dans ce même sujet de Pharamond, déjà si malheureux entre les mains de Cahuzac.

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