Caïn ou la mort d'Abel

Caïn ou la mort d'Abel, tragédie en vers, en trois actes, de M. Chevalier, 29 mars 1792.

Théâtre de Mlle Montansier.

Titre :

Caïn, ou la Mort d’Abel

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

3

Vers / prose

en vers

Musique :

non

Date de création :

29 mars 1792

Théâtre :

Théâtre de Mlle Montansier

Auteur(s) des paroles :

M. Chevalier

Mercure universel, tome XII, n° 395, du vendredi 30 mars 1792, p. 478-479 :

THEATRE DE MADEMOISELLE MONTENSIER;

L’émulation est nécessaire aux talens ; la rivalité entretient et échauffe le génie ; mais il ne peut y avoir de lutte qu’entre égalité de mérite, et elle disparoît dès que l’infériorité s’apperçoit. Après ce succès mérité de la mort d’Abel, donnée au théâtre de la nation il étoit difficile d’obtenir la palme dans le même genre, et en traitant le même sujet. Quoi qu’il en soit, M. Chevalier vient de donner une tragédie d’Abel, dont la première représentation a attité hier beaucoup d’affluence au théâtre de mademoiselle Montensier. Cet auteur a-t-il bien ou mal fait ? c’est au public à juger. Les mêmes situations se retrouvent dans cet ouvrage,n mais différemment placées ; c’est-à-dire, qu’on y trouve également les tourmens de Caïn, sa réconciliation simulée, son sacrifice rejetté, ses fureurs, son fratricide.

Nous invitons M. Chevalier à resserrer son second acte, qui est froid, après les agitations violentes de Caïn, qui remplissent le premier acte, et en font le plus vigoureux de la pièce ; en sorte que les deux derniers languissent presque sans vie ; néanmoins il seroit injuste de refuser quelque mérite à cette production, et des encouragemens à son jeune auteur qui a été demandé et qui a paru.

M. Grammont a bien rendu au premier acte les cuisans chagrins de Caïn ; il nous a paru ensuite décliner avec son rôle. M. Damas a joué avec sensibilité celui d’Abel, qui, observons-le, en passant, est bien au-dessous de celui de la pièce de M. Gouvé. M. Damas justifie tous les jours nos espérances, et prouve qu’il sort des talens de l’école dramatique de M. Tonnelier (1).

(1) Ce professeur de déclamation tient toujours, avec succès, son école, rue de Cléry, n° 101.

L’Esprit des journaux français et étrangers, 1792, volume 6 (juin 1792), p. 341-345 :

[Le principal reproche fait à la pièce, c’est de tenter de rivaliser avec la pièce de Legouvé sur le même sujet, ce qui impose de la juger par rapport à celle-ci (le début de la critique s’ouvre sur cette importante question et signe déjà la défaite de la pièce nouvelle : comment se mesurer à Legouvé « sans sortir de la nature, de la vérité, & sans devenir long, froid & ennuyeux »). Or la comparaison est défavorable à la nouvelle pièce : son plan est intéressant, en particulier par la scène où Abel mourant pardonne à son frère ; mais « la conduite est vicieuse, & le style & les détails sont souvent plus que négligés », et le critique cite de nombreux exemples de formulations maladroites, pour ne pas dire plus. Un des reproches, c’est aussi de commettre des anachronismes (Caïn ne pouvait par exemple parler d’un « sceptre de fer », avant « l’invention des gouvernemens et la découverte des sciences & des arts »). De même, il est reproché à l’auteur « des fautes de langue ». L’ouvrage n’est pourtant pas sans mérite, et l’auteur a été demandé et a paru, ce dont le critique s’étonne : « Il y a de la malignité à demander l'auteur, quand on n'a cessé de murmurer tout bas sur son ouvrage. » On note que la jeunesse de l’auteur ne lui est pas comptée à décharge. Enfin, le critique distribue des lauriers aux acteurs, mais en distinguant entre bons acteurs et ceux qui se contentent de jouer « avec assez d’intelligence ».]

Le jeudi 29 mars, on a donné la premiere représentation de Caïn ou la mort d'Abel, tragédie en vers, en trois actes, de M. Chevalier.

Il étoit difficile de traiter la mort d'Abel d'une autre maniere que M. Legouvé, sans sortir de la nature, de la vérité, & sans devenir long, froid & ennuyeux. Tel est le résultat du jugement que le public éclairé a porté sur la nouvelle tragédie, donnée sur ce théatre, sans un succès décidé ni mérité. La rivalité qu'on a voulu établir entre les deux ouvrages, exige absolumenr que nous examinions le dernier avec cette sévérité, nécessaire pour les progrès de l'art, de la littérature, & qui, seule, peut dédommager les gens-de-lettres estimables du découragement auquel ces sortes de tentatives pourroient les abandonner ; car il est une portion du public qui semble prendre à tâche de narguer un homme à talens, en applaudissant avec ivresse jusqu'aux plus mauvais vers du rival qui lutte avec lui. Quel est le but de ces enthousiastes ? Est-ce ainsi qu'on honore l'art & l'artiste ! Est-ce ainsi qu'on prouve du discernement, du goût, & qu'on se rend digne de juger les grands hommes & les chefs-d'œuvres !...

D'abord le plan du nouvel Abel, est tout-à-fait dissemblable à l'autre. Caïn paroît le premier.

Mes cheveux hérissés se redressent d'effroi,

dit-il, puis il entre avec Méhala sa femme, dans les détails de la haine qu'il a vouée à son frere, & d'un songe qu'il a eu. Le premier & le second acte se passent en reproches de la part d'Adam & d'Eve, en sollicitations de la part d'Abel, & se terminent par la réconciliation des deux freres, réconciliation longue, froide, & qui ne peut inspirer d'intérêt, attendu qu'elle n'est point motivée dans le caractere de Caïn. Au troisieme acte, les deux freres portent leurs offrandes sur des autels qui sont placés sur le sommet des montagnes. Ils se mettent en priere ; le tonnerre gronde ; le feu du ciel descend, consume seulement les dons d'Abel. Caïn, furieux, renverse l'autel de son frere, poursuit ce dernier jusques dans la coulisse, & à son retour, il est censé l'avoir immolé à sa haine. Cette pantomime présente un très-beau tableau ; mais la scene qui la suit, & qui, sans contredit, est la meilleure de la piece, offre plus d'intérêt & de vérité. Abel se traîne, expirant, sur le devant du théatre ; il pardonne à son frere, dont les remords le touchent, meurt, & ses parens viennent considérer avec effroi l'effet de la mort, dont ils ont le premier exemple. Le tonnerre gronde encore ; Caïn s'éloigne avec sa femme & son fils, & Adam & Eve se livrent à leurs regret , & le rideau tombe.

Si la conduite de l'ouvrage de M. Legouvé est bien, sans doute le style & les détails lui font encore plus d'honneur. Ici la conduite est vicieuse, & le style & les détails sont souvent plus que négligés. Il nous suffira d'en citer quelques vers que nous avons retenus. Caïn dit à Adam :

Souffre au moins que d'un fils la timide innocence
suspende de tes maux la pesanteur immense !
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    ..    .    .

Ah! si vous vous doutiez de l'horreur que j'endure,
Vos pleurs, en me plaignant, laveroient ma blessure.
.    .    .    .    .    .    . De mes sens révoltés,
L'aiguillon douloureux me conduit à ses pieds.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    ..    .    .
Que n'est ce là, grand Dieu, ma plus grande terreur !
.    .    .    .    . Rejetté de la nature entiere,
Je ne puis délivrer mon ame prisonniere.

On y trouve des idées obscures ou fausses :

La pitié flétrit l'ame, & décele un coupable.

D'autres un peu gaies. Caïn reproche à Adam sa désobéissance à l'éternel, & le péché qui l'a fait naître :

Le plaisir s'est montré, tu n'as pas combattu.

Adam dit sérieusement à Eve :

Sais-tu bien qu'à l'instant il maudissoit son pere,
Abjuroit les saints nœuds de l'hymen de sa mere.

L'hymen n'est point une expression connue d'Adam, non plus que la suivante :

Sous un sceptre de fer pliant mes volontés, &c.

Caïn, qui prononce ces mots, pouvoit-il connoître & un sceptre & du fer ?... Il falloit éviter d'employer ces expressions, qui sont nées depuis l'invention des gouvernemens & la découverte des sciences & des arts ; mais tout cela ne seroit encore rien, si l'auteur n'avoit pas laissé échapper quelquefois des fautes de langue :

.    .    .    .    . Tu vois mes profondes douleurs,
Et tu ne voudrois pas que je verse des pleurs !...

Quoi qu'il en soit, cet ouvrage, d'un autre côté, n'est pas sans quelques beautés : il y a souvent du trait, de la chaleur & de l'énergie : l'auteur a prouvé qu'il n'est pas sans talens, & sans la rivalité qu'il a cherché à établir, le public n'auroit point relevé tous ces défauts qui peuvent disparoître avec l'étude & le travail. On l'a demandé : M. Grammont est venu nommer M. Chevalier, qui, a-t-il dit, avoit fait cet ouvrage à l'âge de 17 ans. Le public demandoit toujours qu'il parût, M. Chevalier s'est présenté. Il y a de la malignité à demander l'auteur, quand on n'a cessé de murmurer tout bas sur son ouvrage.

La nouvelle tragédie est mise avec beaucoup de soin.

M. Grammont a si bien senti le rôle de Caïn, qu'il a provoqué l'illusion la plus forte & la plus soutenue. M. Damas n'a pas eu moins de succès dans celui d'Abel. Ceux de Méhala, Eve & Adam, ont été remplis avec assez d'intelligence par mesdames Vazel, Bourgneuf, & M. Lacave.

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