Don Juan (Mozart)

Don Juan, opéra en trois actes, livret de Thuring et Baillot, musique de Mozart et Kalkbrenner, ballets de Gardel, 30 fructidor an XIII (17 septembre 1805).

Théâtre de l’Opéra.

Titre :

Don Juan

Genre

opéra

Nombre d'actes :

3

Vers / prose

vers

Musique :

oui

Date de création :

30 fructidor an XIII (17 septembre 1805)

Théâtre :

Théâtre de l’Opéra

Auteur(s) des paroles :

MM. Thuring et Baillot

Compositeur(s) :

Mozart et Kalkbrenner

Gustave Chouquet, Histoire de la musique dramatique en France depuis ses origines jusqu’à nos jours (Paris, 1873), rend ainsi compte, dans son « Répertoire général du Théâtre de l’Académie de Musique » p. 380, de la première représentation du Don Juan de Mozart :

Don Juan, 3 a. – Thuring et Baillot [les auteurs du livret français] ; Mozart et Chrétien Kalkbrenner : 17 sept. 1805.

Interprètes : Roland (don Juan), Huby (Leporello), Laforèt (Alphonse), Dérivis (Mazetto), Bertin (la Statue du Commandeur); Mlle Armand (Elvire), Mme Ferrière (Zerline) et Mlle Pelet (Octavie). – Le rôle de donna Anna avait été singulièrement amoindri ; par contre, on avait ajouté plusieurs airs à celui d'Elvire. – Le trio des masques, chanté par deux ténors et une basse figurant des sbires, eut pour interprètes Martin, Lhoste et Gaubert. Ce seul fait dit assez avec quelle intelligence et quel respect de la partition originale fut traité le chef d'œuvre de Mozart. – Malgré les profanations innombrables de C. Kalkbrenner, Don Juan fut joué une trentaine de fois, mais dans l'espace de plusieurs années.

On peut ajouter à ces « profanations » la suppression de la scène du duel, celle où donna Anna reconnaît l’assassin de son père, le remplacement de sopranos par des ténors.

C’est le 12 octobre 1811 que le Don Giovanni de Mozart a été représenté pour la première fois sur le théâtre Italien. Il a connu un succès toujours croissant.

Courrier des spectacles, n° 3139 du 1er jour complémentaire an 13 [18 septembre 1805], p. 2 :

[Compte rendu un peu étonnant de la première apparition du Don Juan de Mozart sous une forme très adaptée (livret traduit et aménagé, musique adaptée). Cette première représentation est d’abord décrite comme ennuyeuse, au cours de laquelle on a beaucoup bâillé, avant de citer une série d’airs qui ont déçu, malgré la qualité des interprètes. Finalement, c’est toute la musique, ouverture comprise, qui est jugée inférieure à ce qu’on en attendait. « Tout a paru composé au hazard ». Même sévérité pour le livret, « une composition décousue et quelquefois disparate ». Le critique suggère que les auteurs ont eu bien du mal à « se traîner sous la musique de Mozart ». Heureusement, la fin de l’article se montre moins sévère : l’opéra comporte des ballets, jugés « d’une composition si pleine d’esprit, de charme et de grâce » : grâce aux danseurs, « malgré tous les défauts de l’ouvrage, la représentation a eu un très-grand succès ». Et il suggère qu’il faut peut-être attendre une seconde représentation pour mieux apprécier la musique de Mozart, « quand il est question d’un homme tel que Mozart, il ne faut point prononcer légèrement ». L’article s’achève sur la liste des auteurs, librettistes, musicien arrangeur, chorégraphe.]

Académie Impériale de Musique.

Don Juan.

Le Païs, sans mentir, est un auteur charmant,
Et je ne sais pourquoi je bâille en le lisant.

Il faut bien, sans doute que Don Juan soit un opéra admirable, puisque 1es Allemands l’ont décidé ainsi, et que depuis plus d’un an, ou est occupe à nous le persuader ; mais apparemmaient notre goût n'est point encore assez formé, nos sens ne sont point assez délicats, puisqu’au grand scandale des gourmets, on a vu aujourd'hui près de trois mille convives bâiller de tems-en tems au festin qu’on leur avoit préparé.

Cependant tous les mets n’ont point été également dédaignés ; ceux qu’a servis Mad. Ferriere ont été fort accueillis ; ce sont des morceaux légers, délicats, et d’un goût extrêmement agréable. Celle artiste a prouvé aujourd'hui qu’elle étoit tout à-la fois une cantatrice charmante et une comédienne pleine d’esprit et d’intelligence.

On a entendu. la belle voix de Mlle. Armand se développer avec une étendue et une pureté que l’on a justement applaudies ; mais à l'exception d’un air tiré des Mystères d'Isis, tout ce qu’elle a chanté a paru fort au-dessous de la réputation de Mozart.

On a porté le même jugement des morceaux chantés par Mlle. Pelet, qui sont d’une facture pénible, hachée et bisarre. On a fait répéter un air de Roland , mais c’est tout ce que son rôle a présenté de remarquable. En général, cette musique a eu le sort des bâtons flottans : vue de près, elle a perdu presque tout à coup cette réputation de grandeur, de sublimité qui en inposoit de loin ; les petits airs seuls sont d’un style plein d’esprit, de grâce et d’originalité. Les autres parties n’ont ensemble aucun rapport, nul plan, nulle unité de conceptions et de vues. L’ouverture est vague, sans caractère et sans intentions. On a cherché vainement dans le cours des trois actes quelques traces de ce style pur, noble, touchant et pathétique qui distingue l’auteur de la Flûte enchantée. Tout a paru composé au hazard.

Le poème lui-même est une composition décousue et quelquefois disparate ; c’est un. pasticio formé des genres les-plus opposés : des fêtes, des assassinats, des cérémonies lugubres, des préparatifs de noces, des chants, des bals masqués, des éruptions de volcan, un festin, les Enfers et des Démons.

Les auteurs conviennent eux-mêmes qu’ils ont été fort embarrassés dans la construction de cet ouvrage, et que la nécessité de se traîner sous la musique de Mozart les a obligés à des sacrifices- pénibles pour leur jugement et leur goût.

Mais ils ont sçu d’ailleurs animer leur sujet par des fêtes d’une composition si pleine d’esprit, de charme et de grâces, les décorations et les effets de scène sont d’une magie si séduisante, les premiers sujets de la danse ont déployé des talens si admirables que, malgré tous les defauts de l’ouvrage, la représentation a eu un très-grand succès. Peut-être même faut-il attendre une seconde représentation pour porter un jugement certain sur les beautés de cet opéra car, quand il est question d’un homme tel que Mozart, il ne faut point prononcer légèrement. Ce que l’on peut dire, c’est qu'on doit des éloges au zèle des personnes qui ont voulu ajouter cette nouvelle production à nos richesses lyriques.

Le poème est de messieurs Thuring et Baillot. La musique a été arrangée par Mon sieur Kalbrenner. Les ballets sont de Mon sieur Gardel.

Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts,10e année, 1805, tome V, p. 418-419

Théâtre de l’Opéra

Don Juan.

Depuis long-temps il est reconnu que la musique et les ballets font le succès d'un opéra. Celui-ci en est une nouvelle preuve. Quant au poëme, les auteurs, au lieu de prendre pour guides Molière et Thomas Corneille, qui ont fait un Don Juan, ont suivi le plan du Festin de Pierre de la Foire, c'est-à-dire, le plus extravagant et le plus ridicule. Ils paroissent n'avoir pas la moindre idée des règles du théâtre. Tous leurs personnages entrent et sortent sans motifs ; ils semblent n'avoir songé qu'à entasser sans art et sans suite, les divers morceaux de la musique de Mozart.

Tout le monde connoît le sujet de l'ouvrage. Don Juan est un libertin qui n'a d'autre loi que ses désirs, et qui se fait un jeu de séduire les filles et les femmes, de tuer les pères et les maris ; il insulte même aux cendres d'un homme qui a péri sous ses coups ; le ciel permet un prodige : c'est de faire parler une statue ; Don Juan, toujours incrédule, le brave, et est précipité dans les enfers. Molière, aussi bon philosophe que grand comique, a fait un chef-d'œuvre de cet ouvrage, qui n'est pourtant pas son meilleur. L'opéra ne lui ressemble que par le titre. Les décorations sont charmantes, les ballets délicieux; on y remarque tous les premiers sujets de la danse, que Gardel a placés de manière à faire briller leurs talens. La musique de Mozart a été totalement changée ; ce n'est plus le même mouvement, le même caractère ; le rôle du bouffon Leporello est chanté comme celui d'un grand-prêtre ; enfin, ce n'est pas plus le Don Juan de Mozart que celui de Molière; et on peut dire que si Mozart revenoit au monde, il pourroit presque entendre son opéra, et ne pas s'en douter.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome II, brumaire an XIV [octobre 1805], p. 258-266 :

[Pour la première apparition du Don Juan de Mozart, le critique emploie les grands moyens : près de dix pages de compte rendu, une longue introduction à l'œuvre du maitre avant d’arriver à l’opéra lui-même. La présentation de Mozart a pour seul mérite de faire un bilan de ce qu’on sait à ce moment sur lui. Notons seulement que l’activité de Mozart n’est évoquée que jusqu’à ses quatorze ans. On passe ensuite très vite au Requiem, avant de signaler sa mort précoce, et le peu de reconnaissance de son œuvre jusqu’à peu. Après des tentatives de créer plusieurs de ses opéras, sans grand succès, la création de Don Juan, très connu en Allemagne, était très attendue. On en avait déjà entendu certains airs dans des concerts, mais il fallait faire une version française du livret pour le monter à l’opéra. La tâche est présentée comme très difficile, exigeant de grandes qualités peu faciles à réunir. Les deux adaptateurs du livret y ont apporté des changements, même s’ils affirment leur volonté de respecter l’original. Le critique relève de grandes fautes dans la prosodie, peu conforme à la musique. Ils ont aussi apporté des changements au livret, qu’ils ont allégé de nombreux entrées et sorties inutiles, tandis que certains personnages secondaires voient leur rôle diminué. Quant au Commandeur, il ne fait plus qu’une apparition, à la fin de la pièce. Ils ont aussi fait place à « de charmans ballets » et introduit une catastrophe finale très spectaculaire absente de l'original. Cela entraîne la disparition de morceaux de Mozart, que le critique regrette en partie. En sortant, c’est surtout des « accessoires » que l’on parlait (ballet et décorations). C’est que la distribution a été affaiblie par « diverses circonstances, et notamment des indispositions graves » : il a fallu remplacer plusieurs titulaires de rôles, ce qui n’a pas été heureux. Cinq chanteurs sont jugés insuffisants, dont trois rôles centraux. Seuls ont donné satisfaction deux chanteurs dans des seconds rôles. Il ne faut donc pas croire que la pièce est établie définitivement, il faudra attendre une meilleure distribution et une plus grande habitude des rôles, qui ont manifestement impressionnés les chanteurs. Le compte rendu s’achève, comme c’est la règle, par un jugement sur les ballets et les décors. Le ton est ici élogieux, en particulier pour les danseurs, ainsique pour deux musiciens solistes.]

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Un des opéra les plus célèbres de Mozart, une composition grande, riche, très-dramatique et très-variée, d'une facture harmonieuse et savante, et d'une expression toujours soutenue, Don Juan vient d'être parodié en français, et exécuté sur le théâtre de l'Académie impériale de musique. Avant d'entretenir nos lecteurs de cet opéra, nous permettra-t-on quelques mots sur son auteur lui-même ?

Nous avons déjà publié de nombreuses anecdotes sur Mozart, et les principales particularités de la vie de cet homme extraordinaire. Pour justifier cette dernière expression, nous rappellerons ce qu'il a fait pour un art auquel on ne peut nier que la nature ne l'eût destiné.

Wolfang-Amédée Mozart est né à Salzbourg en 1756. Dès l'âge de trois ans, il reçut de son père les premières notions musicales. A 6 ans il était compositeur. L'empereur François 1er. l'appellait dès-lors son petit sorcier, et l'associait aux jeux de l'une des archiduchesses d'Autriche.

Mozart n'avait pas 8 ans, lorsqu'il parut à la cour de Versailles : il toucha l'orgue à la Chapelle, et parut ce qu'il était réellement, un prodige : c'est à cet âge qu'il fit ses deux premières oeuvres de sonates. Après avoir parcouru l'Angleterre, les Pays-Bas, la Hollande, il revint à Salzbourg se nourrir de l'étude des grands maîtres, d'Emmanuel Back, de Hasse, de Handel, sur-tout des anciens maîtres italiens qu'il regardait comme fort supérieurs aux modernes.

A 12 ans, il reparut à Vienne, et composa un opéra buffa : à 14 ans le grand théâtre de Milan le choisit pour composer un opéra sérieux et Mozart donna son Mithridate. C'est à cette même époque que la société des philarmoniqnes de Bologne lui fit subir sa difficile épreuve pour l'admission de ses membres ; Mozart triompha eu un moment, et comme en se jouant, de la difficulté et des thèmes proposés.

Après un voyage à Naples, Mozart de retour en Allemagne, connut le célèbre Gluck et Haydn, qu'il nomma toujours son maître. C'est sous les auspices et dans le commerce de ces deux grands compositeurs, et sur-tout du dernier, que Mozart se livra aux travaux qui ont fait sa haute réputation.

En publiant sa Messe de Requiem, dont la composition mit, dit-on, Mozart au tombeau, le conservatoire de France a fait paraître une notice de M. de Sevelinges, à laquelle nous empruntons ces détails ; cette notice contient en outre un apperçu sur les œuvres et le talent de Mozart ; cet apperçu devient en quelque sorte classique, puisque le conservatoire l'adopte ; il peut donc trouver place ici, nul autre ne mériterait plus de confiance et n'offrirait plus de garantie.

« Depuis la simple romance, y est-il dît, jusqu'à la tragédie lyrique, depuis la walse jusqu'à la symphonie, Mozart a composé dans tous les genres imaginables. Il excelle dans chacun d'eux : de tous les compositeurs anciens et modernes, il est le seul à qui l'on puisse donner cette louange.

« Il emploie les instrumens à vent d'une manière totalement inconnue avant lui : on ne se lasse point d'admirer l'art infini avec lequel il les fait parler sans se confondre, sans nuire en rien au chant principal. Cette inépuisable variété devient pour les oreilles même les moins exercées une des principales causes du charme répandu sur toutes ses productions.

« Quelque riche, quelque brillant que fût son orchestre, jamais Mozart ne négligea de soigner ses chants. Il voulait qu'ils fussent toujours mélodieux et purs, toujours adaptés au personnage dramatique, à son caractère, à sa situation : il avait un profond dédain pour les airs sans motif, sans intention, pour ces insignifians frédons qui accusent la stérilité du génie de l'orchestre et glacent l’ame du spectateur.

« Une tête si fortement organisée et un fond si prodigieux de richesses harmoniques devaient assurer à Mozart une prééminence absolue dans tous les morceaux d'ensemble ; ses finales d'opéra sont le nec plus ultra de l'art et du goût.

« Jamais Mozart n'approcha du clavecin dans ses momens d'inspiration : dès qu'il avait saisi sa plume, il écrivait avec une rapidité qui, au premier aspect, eût pu ressembler â la précipitation. Le morceau entier tel qu'il l'avait conçu, médité et mûri, s'exécutait dans sa tête, comme il le. disait lui-même, pendant qu'il jettait ses notes sur le papier : rien de plus rare que de trouver une rature dans ses partitions. L'admirable ouverture de Don Juan fut improvisée en quelques heures. Dans les quatre derniers mois de sa vie, luttant déjà contre la maladie, et distrait par deux voyages, il a composé un motet, la Flûte enchantée, la Clémence de Titus, des œuvres détachées et son fameux Requiem.

« Il a laissé neuf opéra sur paroles italiennes, la Finte simplice, opéra-buffa ; Mithridate, opéra-séria ; Lucio Silla, idem ; la Giardinicar, opéra-buffa ; ldomeneo, opéra-séria ; la Nozze di Figaro, opéra-buffa ; Don Giovanni, idem, pour le théâtre de Prague, 1787 ; Cosi fan Tutte, opéra-buffa ; la Clemenza di Tito, opéra-séria, 1791 ; et trois opéra sur paroles allemandes, l'Enlèvement du Sérail, le Directeur de Spectacle, la Flûte enchantée.

« Ses productions dans dix autres genres se composent de pièces de clavecin : son quintetto est la plus belle production instrumentale qui existe ;

« De symphonies : plusieurs marchent de pair avec celles d'Haydn ;

« De diverses cantates, de scènes détachées, de romances et chansons allemandes : toutes sont des chefs-d'œuvre de grace et de mélodie ;

« De canons : l’art le plus profond y est caché sous l'apparence du badinage ;

« De concerto, de quintetto, quatuor, trio et duo ;

« De musique d'harmonie, sérénades : son nocturne pour treize instrumens à vent, est d'un effet inexprimable;

« D'airs de ballets de tous les genres ;

« Enfin de sa musique sacrée. C'était à ce genre sublime que ce grand compositeur eût voulu se fixer entièrement. Outre sa messe du Requiem, son chef-d'œuvre, il a laissé quelques autres messes et plusieurs motets, dont un Ave verum corpus, singulièrement estimé. »

Mozart mourut en 1791, n'ayant pas encore 36 ans révolus. Il était pénétré de l'idée qu'il avait été empoisonné ; mais il y a lieu de croire que le véritable poison qui termina ses jours fut l'excès du travail, peut-être aussi l'abus de» plaisirs, et sur-tout le développement trop précoce d'une organisation extraordinaire.

Il n'y a pas très-long-temps que Mozart jouit en France de toute sa réputation. Ses œuvres pour le théâtre étaient peu connues il y a dix ans. Il est à remarquer que notre célèbre Grétry, avec lequel Mozart a. plus de rapport qu'on ne le croirait au premier coup-d'œil, ne l'a pas nommé dans ses Essais sur la musique, manuel excellent de tout ceux qui aiment ou qui professent cet art. Son Mariage de Figaro n'avait pas produit toute la sensation qu'il produirait aujourd'hui. L'Enlevement du Sérail n’avait été exécuté que sur un théâtre subalterne. La Flûte enchantée, sous le nom des Mystères d’Isis, fut mieux exécutée, mieux appréciée ; quoique ceux qui ont entendu l'ouvrage allemand ne soient pas entièrement satisfaits de la manière dont il a été arrangé sur notre théâtre lyrique.

Don Juan était attendu avec impatience : ainsi que la Flûte enchantée, il a été exécuté dans toutes les villes d'Allemagne, soit sur les théâtres, soit dans les concerts publics ou particuliers, si communs et si faciles à former en ce pays. Les troupes y parcourent les provinces avec la partition arrangée en quatuor, grossissent leur orchestre, par-tout où elles s'arrêtent, des habitans du lieu presque tous en état d'y figurer, de sorte que les morceaux les plus difficiles de cet opéra comme les charmantes fugitives de Mozart, comme ses petits airs, ses canons ou ses walses sont répétés de bouche en bouche , avec le naturel, l'intelligence, la justesse, le sentiment de l'harmonie qui est la partage de cette nation, le résultat de son organisation naturelle, ou plutôt, comme on le prétend, celui des habitudes que l'on y contracte dès l’enfance.

La partition de cet opéra était déjà répandue parmi nous. Le conservatoire en avait fait entendre plusieurs morceaux. Garat en avait fait connaître avec l'habileté de son tact, la sûreté de son intelligence et la grace de sa méthode, l'intention, le véritable mouvement, et l'expression juste. Il était difficile de les chanter après lui, mais il les avait fait désirer. Enfin, après beaucoup d'incertitude et d'hésitation, après une rivalité établie entre deux théâtres français et l'opéra italien, rivalité qui semble ne devoir rien préjuger pour l'avenir, Don Juan, vient de paraître sur notre grande scène lyrique.

M. Thuring, général, et M. Baillot, sous-bibliothécaire de la bibliothèque de Versailles, se sont chargés de parodier la musique et d'en arranger le poème. Nous nous sommes déjà expliqués sur la nature de ce travail ingrat, sur sa difficulté, sur le peu d'estime qu'on lui accorde. Et cependant plusieurs qualités nous semblent indispensables pour s'en acquitter avec succès : il faut connaître à fond le mécanisme de sa langue, et bien posséder les secrets de la versification, être doué d'une oreille assez exercée pour que sa délicatesse supplée au peu de fixité de notre prosodie, et être assez bon musicien pour qu'aucune intention du compositeur ne vous échappe en écrivant sur la partition. Cette réunion de qualités n'est pas commune , et l'on peut croire que ceux qui les possèdent se refusent en général au travail dont il s'agit. L'auteur de la Colonie cependant n'y a rien laissé à désirer, et son succès a dû lui paraître une récompense assez flatteuse. Les auteurs de Saül n'ont pas été moins distingués ; d'autres encore pourraient être indiqués. Les auteurs parodistes de Don Juan se sont rendus compte de la difficulté de leur tâche ; ils ont adopté une disposition de scènes telle qu'en évitant le plus possible les vices du poëme italien, ils ont aussi conservé le plus fidellement qu'ils ont pu le texte du compositeur. « Ils se sont, disent-ils, traînés en esclaves sur les notes du compositeur ; ils n'ont vu que son chef-d'œuvre ; ils se sont condamnés à l'imitation la plus servile ; ils ont été forcés du rétrograder jusqu'à l'enfance de l'art poétique en France, d'entasser rimes féminines sur rimes féminines ; de se servir de vers de neuf ou onze syllabes ; de déplacer l'hémistiche ou ne le pas conserver.... » Voilà des aveux bien pénibles à faire et non moins pénibles à entendre : expliquer ainsi le mécanisme qu'on a adopté pour sa versification, c'est s'accuser ou de peu de goût pour la poésie, ou de peu d'habitude à en surmonter les difficultés ; ce qui étonne, c'est qu'avec de telles licences, et s'étant ainsi sacrifiés à l'auteur de la musique, ceux des paroles aient commis des fautes si sensibles en prosodie et en ponctuation musicale, aient employé des expression» si peu harmonieuses, des constructions si lourdes, et n'aient pas vu que, pendant que la note court avec rapidité, graces à la légèreté sonore des syllabes italiennes, le plus souvent dans leur traduction, les mots prosaïques, les syllabes pesantes et les terminaisons dures et sourdes viennent distraire l'oreille attentive à la musique, la choquent, et détruisent tout le charme de la mélodie. Ils ont assez bien parodié quelques morceaux, d'autres méritent des reproches et peuvent être facilement corrigés : notamment ceux où le sens des paroles italiennes est tellement méconnu que l'intention de Mozart ne peut être sentie, ou qu'on doit l'accuser d'avoir fait des contre-sens.

Les changemens que les auteurs ont faits au poème sont bons en ce qu'ils suppriment beaucoup d'entrées et de sorties inutiles, qu'ils placent les scènes dans un ordre meilleur, qu'Elmire ne paraît plus si souvent, que les rôles secondaires d'Octavie et d'Alphonse occupent moins l'attention, que le commandeur ne paraît qu'à la fin du dernier acte, qu'ils ont placé plus raisonnablement les morceaux d'ensemble et retranché avec raison tout ce qui suivait le moment où don Juan est entraîné dans l'abîme. Ils ont par leur combinaison nouvelle amené de charmans ballets, et indiqué au décorateur des tableaux du plus
grand effet. Par exemple, dans la finale italienne du second acte tous les personnages appellent la foudre céleste sur la tête de don Juan , mais ce n'est qu'une métaphore à la mode dans les finales : ici les auteurs ont imaginé de substituer à ce vœu un spectacle très-imposant : à leur voix le ciel s'irrite, la terre tremble, le Vésuve mugit, vomit une lave enflammée, tout tremble, tout fuit..... le spectateur frissonne ; il sait qu'ici c'est un vain prestige, mais hier, à Naples, c'était une épouvantable réalité....

Quelques morceaux de Mozart sont sacrifiés par suite du nouvel arrangement, mais les meilleurs sont conservés, et l'on a peu à regretter : nous croyons cependant que certaines parties du récitatif obligé eussent pu demeurer plus intactes, notamment celui qui précède le grand duo entre Octavie et Alphonse. Nous regrettons aussi la part que prenaient ces deux personnages au grand finale du premier acte : ils sont remplacés par des officiers de justice déguisés, qui veulent arrêter Don Juan. L'effet est plus théâtral, mais ici l'intention du compositeur est encore méconnue. Nous soumettons ces observations et toutes celles relatives à la prosodie, au talent distingué de M. Kalkehrenner, qui a arrangé la partition française.

Nous éprouvions, en sortant du spectacle, un certain déplaisir, c'était d'entendre parler du ballet et des décorations, c'est-à-dire de voir, que les accessoires avaient seuls obtenu tous les suffrages : dût-elle compromettre le goût national, cette opinion n'est pas tout-à-fait injuste, mais elle n'est pas encore un arrêt définitif, et d'elle-même elle se rectifiera : il paraît que diverses circonstances, et notamment des indispositions graves ont nécessité une distribution de rôles peu favorable au succès d'une telle musique : par exemple le rôle bouffon de Léporello semblait écrit pour la voix harmonieuse et flexible de Laïs, et ce rôle est échu en partage à un sujet très-nouveau à l'opéra, qui a fait preuve de zèle et même de talent, mais qui rappellait à chaque instant, en chantant passablement, que Laïs eût chanté d'une manière supérieure : Mlle. Armand ne pouvait apporter au rôle d'Elmire l'expression touchante et l'accent qui y est nécessaire : excellent musicien, Laforest est dénué de moyens ; Derivis n'a point la physionomie de son rôle, il a moins encore le genre de voix convenable au style dans lequel ce rôle est écrit : Rolland, chargé du rôle de Don Juan, n'y développe point assez de talens et de moyens comme chanteur, assez de noblesse comme personnage d'une haute naissance, assez de graces comme séducteur de tant de beautés : à peine admise à l'Opéra , Mlle. Ferrière a eu les honneurs de cette représentation, mais il faut avouer que ses airs, dans le rôle de Zerbine, sont du genre de ceux qui arrivent facilement à toutes les oreilles, sur-tout quand l'actrice plaît à tous les yeux : Bertin aussi a parfaitement chanté le rôle du commandeur, rôle d'une difficulté inexprimable.

Il ne faut donc considérer ici Don Juan que comme établi provisoirement, attendant une meilleure, une plus sage distribution de rôles, et sur-tout une plus grande habitude de la part de tous les exécutans. Cette représentation en peut faire espérer de plus satisfaisantes ; Mozart ne s'exécute que très-difficilement à la première vue, et n'est pas entendu toujours la
première fois. En général les acteurs étaient intimidés, l'ombre de Mozart semblait planer sur eux, ils en étaient effrayés comme Léporello de la statue. Cette timidité fait leur éloge ; de plus habiles qu'eux n'ont peut-être pas eu plus de courage, et ont eu moins de dévouement ; leur zèle a du moins consenti à compromettre une réputation non encore établie ; on leur en doit quelque gré, et peut-être dans les représentations suivantes acquerront-ils assez d'ensemble, de verve, de légèreté pour ne pas laisser désirer que qui que ce soit paraisse à leur place.

On ne peut cependant terminer, sans céder à l'assentiment général, sans payer le tribut commun. Il faut donc parler des décorations et des ballets : les uns sont magnifiques, les autres sont du dessin le plus ingénieux, tous les pas ont un caractère original et une aimable variété : et quant à l'exécution, rien n'intimide cette brillante partie du cortége de la muse lyrique. A la vue des prodiges de Duport, Vestris retrouve les graces que Mme. Gardel n'a point quittées ; la danse noble consacre, pour long-temps, l'alliance de Henri et de Clotilde ; la voluptueuse et légère Chevigni, folâtre avec Saint-Amand ; Aumer dirige les passes élégantes de quatre allemandes jolies, et en même temps le cor de Duvernoi se marie à la harpe de Nadermann. Qui diable y résisterait ? Basile le dit de la calomnie, il faut le dire de la vérité, en parlant du prestige enchanteur, et de l'illusion magique de l'opéra français.

Annales dramatiques, ou Dictionnaire des théâtres..., tome troisième (Paris, 1809), p. 230-231 :

DON JUAN, opéra en trois actes, par MM. Thuring et Baillot, musique de Mozart, arrangée par M. Kalkbrenner, à l'Opéra, 1797.

C'est le même fonds que celui de la pièce précédente de Molière. Don Juan est ici, comme partout ailleurs, un profond scélérat, qui commet les plus grands crimes, avec ce sang-froid et cette intrépidité, dont les tribunaux criminels n'ont jamais fourni d'exemples. Vieilles ou jeunes, belles ou laides, toutes les femmes sont victimes de ses désirs effrénés. Rien ne lui coûte pour arriver à ses fins. Faut-il tuer un père, pour jouir de la fille ? Son bras est prêt à le frapper. Sans remords, incapable d'en sentir aucun, ce forcéné brave la terre et le ciel. La catastrophe est ici, comme dans toutes les pièces qui ont été faites sur le même sujet, en Italie, en Angleterre et en Espagne. Coupable objet des vengeances .du ciel, qu'il brave encore à l'instant de la mort, Don Juan est frappé de la foudre. La terre, pour l'engloutir, ouvre ses profondes abîmes, et la pièce est terminée. Le but des auteurs, en arrangeant ce sujet pour l'opéra, était d'y faire revivre un des chef-d'œuvres de Mozart : aussi se sont-ils sacrifiés pour le compositeur allemand. Quoiqu'il en soit, le poëme renferme de grandes beautés : il faut en savoir gré aux auteurs, et leur tenir compte des difficultés qu'ils ont rencontrées. Quant à la coupe du vers, elle est souvent bigarrée et irrégulière ; mais on ne saurait leur en faire un reproche fondé. Du reste, les idées sont fraîches, et le style agréable et correct.

L'Ambigu, ou variétés littéraires et politiques (Londres), volume XXXV (1811), n° CCCXIV – Le 20 Décembre 1811, p. 595-596 :

[Compte rendu de la création de l'opéra de Mozart, en italien, débarrassé des ajouts (et suppressions) qui l'avaient défiguré en 1805. L'enthousiasme du rédacteur est très modéré ! Réglement de compte avec la musique allemande, protestation contre la défiguration du Dom Juan de Molière : le critique sait bien que Mozart passera, comme toutes les choses humaines...]

THÉATRE DE L'IMPERATRICE.

Première Représentation de Don Juan, Opéra en Trois Actes de Mozart.

II y a plusieurs années que ce Don Juan, traduit en français, fut joué au grand Opéra. Malgré la vogue de Mozart, l'effet fut médiocre ; le chef-d'œuvre fut admiré en bâillant, et bientôt abandonné. Les enthousiastes ne manquèrent pas de rejeter toute la faute sur l'exécution ; ils prétendirent qu'on avait massacré Mozart ; ils crièrent au sacrilège. Voici le même Don Juan représenté en italien à l'Opéra-Buffa par une troupe excellente ; et l'ennui, fidèle compagnon de ce chef-d'œuvre, s'obstine encore à le suivre jusque sur le théâtre où l'on devait lui rendre la plus éclatante justice.

Deux Allemands, Gluck et Mozart, se sont emparés exclusivement de l'admiration des Français : les Français sont Germains d'origine, puisque les Germains envahirent la Gaule. Notre goût en musique a plus d'affinité avec celui de l'Allemagne qu'avec celui de l'Italie : notre Lulli était cependant Italien ; mais dans un temps où la musique était encore chez nous dans l'enfance, Lulli nous était venu sans que nous l'eussions choisi. Gluck est un Lulli de notre choix ; c'est le second fondateur de notre opéra : sa gloire vieillit et commence à s'user, comme toutes les choses humaines : celle de Mozart est dans toute sa force : c'est une idolâtrie, une superstition. Mozart est le dieu, non pas assurément de la musique, mais des jeunes musiciens et des écoliers que sa manière, plutôt baroque et difficile qu'originale, transporte d'admiration ; Gluck s'appuie sur un grand nombre d'opéras brillants et fêtés : son Armide vient encore d'obtenir un nouveau triomphe. Les Mystères d'Isis, ouvrage composé de quelques lambeaux de la Flûte enchantée et de la Clémence de Titus, de Mozart, eurent d'abord un prodigieux succès, et sont depuis tombés dans le plus profond oubli. A l'Opéra-buffa on joue encore quelquefois le Mariage de Figaro et Cosi fan tutte ; joignez à ces trois ouvrage le Don Juan, et vous avez tout ce qu'on exécute à Paris de Mozart dans le genre dramatique.

Don Juan est monté à peu près aussi bien qu'il pouvait l'être. Les trois rôles de femmes sont remplis par trois cantatrices, dont chacune a le titre de prima donna : ce qui ne s'est peut-être jamais vu depuis l'origine de l'opéra tant sérieux que bouffon. On a été un peu étonné de voir Tachinardi, travesti en homme à bonnes fortunes, jouer le rôle de Don Juan. Cet acteur a une belle voix ; mais ses qualités physiques ont une extrême disconvenance avec le personnage : il y est d'autant plus déplacé qu'il n'a rien à chanter d'assez merveilleux pour excuser et couvrir le désavantage de son extérieur. Le rôle de Don Juan semblait convenir à Crivelli, qui joint à un organe mélodieux, à un excellent goût de chant, un port noble et une belle tenue. Quelques personnes auraient désiré qu'on eût donné à Guglielmi le rôle dont on a chargé Benelli : cela est à peu près indifférent ; le rôle est peu de chose. Porto remplit le rôle du paysan Mazetto. Barilli est très-bien placé dans celui de Leporello, où il y a beaucoup de jeu et de farces comiques.

Des Français sont un peu affligés de voir avec quelle barbarie le poëte Italien a défiguré le Festin de Pierre de Molière. La pièce commence par l'assassinat du commandeur. Sa fille le trouve étendu mort sur un canapé. Il est bien étrange qu'un homme qu'on tue au premier acte, ait déjà au second un monument et une statue équestre : à peine a-t-on eu le temps de le faire enterrer. Mozart a répandu sur toute sa composition une teinte triste et lugubre ; il n'est ni gai ni amusant, même dans les endroits où il n'a que des bouffonneries à mettre en musique ; ses grands airs sont froids et d'une facture pénible ; les motifs n'en sont point heureux. Le grand Mozart n'avait de taleut que pour les petits airs. Le morceau qui a le plus réussi est un petit duo villageois, chanté par Mad. Festa et Porte ; on l'a fait répéter, quoiqu'il n'en valût guère la peine : mais les adorateurs de Mozart, fort embarrassés de la froideur du public, ont saisi ce morceau, qui est gai et chantant, dans la crainte de ne plus retrouver une si belle occasion. Il y a un trio de trois masques, médiocrement applaudi, et qui m'a paru bien fait: il est chanté par Benelli, Mesd. Barilli et Neri,

Pour comble de malheur, il est arrivé à Mad. Festa et à Mlle. Neri de chanter faux en essayant de broder des airs ingrats, pour arracher quelques applaudissements. Madame Barilli, toujours sûre, toujours imperturbable, a fait admirer dans tout ce qu'elle a chanté une voix aussi brillante, aussi mélodieuse que juste : ce n'est pas sa faute si elle n'a pas toujours produit son effet ordinaire ; mais dans un air du second acte, où sa voix a fait les plus grands efforts pour couvrir la pauvreté du chant, elle a excité les applaudissements les plus vifs et les plus unanimes : c'est la première fois que le public s'est échauffé, malgré la froideur de la pièce ; cet accueil fait à un chef-d'œuvre de Mozart est une impiété dont j'ai été scandalisé moi-même. Je ne doute pas que les dévots ne s'empressent de réparer l'outrage fait au dieu de la musique. Il ne faut pas que, dans une occasion si importante, la confrérie reste les bras croisés; il faut qu'elle se remue, et rafermisse sur sa base l'autel de son idole. C'en est fait de la religion de Mozart, si tous les croyants ne parviennent à persuader au public que l'ouvrage, pour être froid et ennuyeux, n'en est pas moins admirable, et le dernier effort du génie musical.

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