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Les Deux créoles

Les Deux créoles, pantomime en 3 actes, composition de M. Aumer, musique de M. Darondeau ; 28 juin [1806].

Théâtre de la Porte Saint-Martin.

Almanach des Muses 1807.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Barba, 1806 :

Les Deux créoles, pantomime en trois actes, De la composition de M. Aumer, artiste de l'Académie Impériale de Musique. Musique de M. Darondeau. Représentée, pour la première fois à Paris, sur le théâtre de la Porte St.-Martin, le 28 juin 1806.

Julien Louis Geoffroy, Cours de littérature dramatique, seconde édition, tome sixième (1825)p. 132-138 :

LES DEUX CRÉOLES.

Ce qui s'appelle à l'Opéra Paul et Virginie, se nomme à la Porte-Saint-Martin les Deux Créoles ; ce qui est ballet-pantomime à l'Opéra, n'a que le simple titre de pantomime à la Porte- Saint-Martin, parce qu'il faut de la subordination : du reste, le sujet des deux ouvrages est absolument le même ; ce sont de part et d'autre les mêmes situations, et cependant ce sont deux spectacles très-différens, parce que le théâtre, l'auteur, le style et les acteurs ne se ressemblent point du tout. Les Deux Créoles ne sont qu'une parodie ou plutôt une caricature de Paul et Virginie.

Virginie, à I'Opéra, est décente, modeste, quoique vive et spirituelle ; à la Porte-Saint-Martin, cette Virginie, sous le nom de Zoé, est froide et niaise, mais beaucoup moins scrupuleuse sur la bienséance ; elle reçoit même assez facilement les caresses d'un Colin inconnu qu'elle rencontre par hasard : il est vrai qu'on peut dire que son intention est bonne, et qu'elle se sacrifie à l'humanité ; c'est pour délivrer une malheureuse négresse que Zoé s'apprivoise avec le maître.

Quant à Paul, si simple, si ingénu, si bien élevé par M. Bernardin de Saint-Pierre, c'est, dans les Deux Créoles, un petit libertin, entreprenant et déterminé, qui se fait appeler Théodore. Les deux amans arrivent sur la scène sous le jupon de Zoé. Je ne sais si c'est leur parasol ou leur parapluie ; ce ne peut être le dernier, car rien dans ce moment n'annonce l'orage. L'auteur du roman donne, il est vrai, un pareil abri à Paul et à Virginie, dans un moment où la pluie les surprend ; mais ce sont alors des enfans de neuf ans; et dans les Deux Créoles, ce sont des jeunes gens à marier.

A. l'Opéra, c'est un nègre qui s'est enfui avec ses deux enfans, pour se dérober à la cruauté de son maître ; à la Porte-Saint-Martin, c'est une négresse avec un seul enfant. On a négligé à l'Opéra la circonstance du portrait de Paul, que Virginie porte sur son cœur ; à la Porte-Saint-Martin, on a mis quelque importance à cette bagatelle sentimentale ; mais une grande différence entre Paul et son représentant Théodore, c'est que Paul est un homme, et Théodore une femme. Quoique cette femme soit madame Quériau, elle n'en fait pas plus d'illusion, et cette passion de deux femmes.l'une pour l'autre est fort peu touchante.

Dans les Deux Créoles, le danger des deux amans s'annonce fort tard ; ce n'est qu'à l'instant où on les marie, que l'ordre de les séparer arrive brusquement : dans Paul et Virginie, on a des craintes fondées dès le commencement de la pièce. Ce qu'il y a de mieux à la Porte-Saint-Martin, c'est le mariage, c'est la cérémonie nuptiale, la bénédiction maternelle : si les deux Créoles avaient plus de grâce, cette pantomime serait même touchante. A l'Opéra, il n'y a qu'un projet de mariage, et Virginie est déjà partie quand on commence à l'exécuter : les apprêts de noces tranchent avec la désolation des deux mères, et contribuent à l'augmenter encore.

Mais ce qui établit un mur de séparation entre les deux ouvrages, c'est le goût du dessin et de l'exécution : tout, dans les Deux Créoles, est forcé, exagéré, et pour ainsi dire caricaturé ; les situations se prolongent ; les mêmes tableaux, les mêmes gestes se répètent jusqu'à la satiété ; on passe continuellement le but ; on épuise, on outre tous les prestiges de la pantomime. Par exemple, le départ de Virginie est si chargé de témoignages de tendresse et de regrets, on s'embrasse, on se serre tant de fois, que ce spectacle, naturellement attendrissant, finit par ennuyer, et qu'on s'impatiente de ce que Virginie ne part point ; effet diamétralement opposé à celui que la scène doit produire.

Il ne faut ni talent ni mérite pour gesticuler au hasard, pour faire toutes les singeries de la joie, de . la douleur, de la crainte, de l'amour, etc. La pantomime ne serait point un art, s'il n'était question que de rouler les yeux, remuer les bras, frapper du pied, se défigurer par des contorsions, des grimaces ; il faudrait en ce genre céder la palme aux singes, qui sont de très-grands pantomimes.

Le génie consiste à choisir parmi les différens signes des passions ceux qui conviennent à la situation, à l'âge, au caractère du personnage ; il s'agit de placer ces signes à propos, et non pas de les multiplier ; il faut surtout que l'expression soit sur le visage plus que dans les gestes. Rien de plus ordinaire que de voir des pantomimes s'agiter et se tourmenter comme des possédés, avec une figure glacée : s'ils étaient vraiment émus, ils seraient bien plus sobres de démonstrations ; ils ne soutiendraient pas la fatigue de tant de mouvemens convulsifs. Rien n'annonce mieux un acteur froid que l'exagération dans le jeu.

Quand on lit dans le traité de Lucien sur la danse-pantomime, quelles études étaient nécessaires pour arriver à la perfection d'un art qui faisait alors les délices des Grecs et des Romains, on ne conçoit pas comment des comédiens de boulevards, souvent choisis au hasard et à la hâte, et n‘ayant pour tout acquis que la routine du métier, pourraient exceller dans un genre aussi difficile. La pantomime est le jeu muet de l'acteur tragique et comique, par conséquent la partie la plus importante de l'expression théâtrale.

Le ballet des Deux Créoles n'est donc bon que relativement au local où il est représenté : là, peut-être, les finesses de l'art ne seraient point aperçues. Le théâtre de la Porte-Saint-Martin a son genre, son esprit, son public ; on y veut de l'exagération, du fracas, de gros traits qui marquent de loin, un fatras de pathétique qui ébranle la multitude. Aumer a bien connu le terrain où il travaillait ; le succès de sa Jenny lui avait appris qu'on ne pouvait jamais frapper trop fort ; il a dû consulter les moyens de ses agens, et les employer de la manière la plus favorable pour eux et pour lui.

On ne me soupçonnera pas sans doute de vouloir rabaisser le théâtre de la Porte-Saint-Martin,. quand je ne fais que lui indiquer sa place. On sait que j'ai cru devoir encourager les efforts de ce théâtre naissant ; je puis me flatter peut-être d'avoir contribué à rétablir avantageusement dans le monde, et je n'ai point cessé de m'intéresser à ses succès ; mais quand je vois ses partisans maladroits vouloir l'ériger en rival de l'Opéra,. et, que sais-je, moi ? lui donner même la supériorité, je crois lui rendre un service essentiel en lui rappelant son origine, en l'avertissant du ridicule et du danger d'une pareille concurrence.

Je ne suis point ennemi des petits théâtres ; j'ai défendu leur cause dans le temps même où s'élevait contre eux un cri universel de réprobation ; j'ai discuté les raisons de les conserver ou de les détruire, et j'ai pu m'appIaudir de ce que, dans la décision de leur sort, on ne s'était pas fort éloigné de mon opinion ; mais j'aime que chacun soit à sa place : c'est à cet ordre qu'est attaché le bonheur de tous. Les théâtres secondaires ne doivent point s'écarter de leur genre ; il ne leur appartient point de rivaliser avec les premiers théâtres ; et rien ne serait plus funeste pour des tréteaux, que d'être jugés par comparaison avec des scènes régulières. Qui voudrait voir les ballets de la Porte-Saint-Martin, si on leur opposait ceux de l'Opéra ? Qui voudrait entendre des comédies à ce théâtre, si on les comparait à celles de la scène française ?

Les jeunes gens qui ont prétendu mettre les Deux Créoles à côté ou même au-dessus de Paul et Virginie, préférer Aumer à Gardel, et un théâtre de boulevard à la première scène lyrique qu'il y ait dans le monde, ont fait beaucoup de tort à Aumer, à son ballet, et au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Ce compositeur lui-même a trop d'esprit, de lumières et de modestie, pour n'être pas aflligé de l'indiscrétion.de quelques étourdis, qui osent lui donner la préférence sur un homme qu'au fond de son cœur il regarde comme son maître. Le ballet d'Aumer, considéré sous le rapport du théâtre auquel il est destiné, paraît avoir rempli son but : il occupe, il attache les habitués de la Porte-Saint-Martin et ses spectateurs officiels ; mais, comparé à celui de Paul et Virginie, c'est un salmis, un amas d'incidens invraisemblables, une confusion d'acteurs, un bruit qui dégénère en cohue.

On remarque, il est vrai, dans le ballet de la Porte-Saint-Martin, plus de noir, et du plus beau noir, plus de dévotion, de prières et de génuflexions, plus de caresses et d'attouchemens, plus d'agitation, de mouvemens et de courses désordonnées ; le,tableau des jeunes amours est beaucoup plus chargé ; l'orage fait un plus grand tintamarre ; Zoé reste plus longtemps évanouie au sortir de la mer ; elle a plus de peine à reprendre ses esprits : voilà les seuls avantages que je reconnaisse dans la composition d'Aumer ; mais le ballet de l'Opéra me paraît avoir une immense supériorité du côté du goût, de la précision, de la justesse, et de l'élégance dans le dessin comme dans l'exécution. Je craindrais d'affliger les artistes de la Porte-Saint-Martin, qui font valoir le ballet des Deux Créoles avec tout le zèle dont ils sont capables et tout le talent dont ce théâtre est susceptible, si j'entreprenais de les comparer sérieusement avec les premiers sujets de l'Académie royale de musique ; en un mot, il me semble qu'on peut fixer l'idée la plus juste des deux ouvrages par le moyen de cette formule proportionnelle : Le ballet d'Aumer est à celui de Gardel, comme le théâtre de la Porte-SaintMartin est au théâtre de l'Opéra.

Il n'y a de triste et de fâcheux dans cette prétendue rivalité, que l'animosité et l'acharnement qu'on a paru y mettre : c'est le comble de l'injustice, de l'ingratitude et de l'aveuglement. Le premier compositeur de ballets qu'il y ait en Europe est si fort au-dessus de quelques jeunes gens qui s'essaient à l'entrée de la carrière, qu'on ne peut être qu'indigné des manœuvres qu'on emploie pour guinder des pygmées à la hauteur d'un géant.

Quand on examine sans partialité les compositions de Gardel, ses travaux, ses services ; quand on songe qu'il est aujourd'hui le seul dont les talens soient au niveau de la grandeur du théâtre auquel il est attaché, le seul qui connaisse le genre qui convient à l‘Opéra, et qui soit capable d'en soutenir l'éclat et la dignité, on gémit des persécutions que l'envie et la médiocrité suscitent à un mérite éprouvé et supérieur ; on se demande pourquoi on ne cesse d'abreuver d'amertume un homme dont la perte entraînerait la décadence de l'Opéra(1).

Il ne faut jamais oublier que notre grande scène lyrique n'est point faite pour des bagatelles mesquines, pour des croquis et des arlequinades : ce n'est que par la noblesse et la magnificence de ses représentations, qu'elle peut exciter l'admiration de nos voisins, et appeler les étrangers à Paris. (4juillet 1806.)

La critique de Geoffroy fait allusion à une campagne de presse favorable au ballet d'Aumer, jugé supérieur à celui de Gardel, et sa position est prise à partie dans la Revue philosophique, littéraire et politique, an 1806, 3e trimestre, n° 20 du 11 juillet 1806, p. 122 :

Paul et Virginie, l'un des contes les plus intéressans, sous tous les rapports, qui jamais ait été publié, pouvait bien présenter quelques tableaux isolés, propres à la choréographie ; mais l'ensemble de l'action ne pouvait lui fournir un sujet qu'elle pût traiter sans le dénaturer entièrement.

Cette opinion de ma part, me dispense nécessairement d'établir la comparaison entre le ballet donné à l'Opéra par M. Gardel, et celui donné à la porte Saint-Martin par M. Aumer. S'il fallait cependant me décider à prononcer, je n'hésiterais pas à donner la préférence aux Deux Créoles : le cadre m'en paraît plus ingénieusement conçu et l'exécution presqu'aussi brillante qu'à l'Académie Impériale. Ce qui deviendrait souverainement ridicule et bien welche, ce serait que cette rivalité devînt un aliment pour l'esprit de parti et que la nation se divisât pour un si mince objet en Auméristes et en Gardélistes.

Une chose plus récréative serait de deviner ou de savoir comment et par quel motif un Journaliste qui protégeait naguères avec un zèle remarquable le théâtre de la porte Saint-Martin, le mélodrame et madame Quériau, vient de s'en déclarer tout à coup le plus amer détracteur. Le décret impérial sur les théâtres, n'entrerait-il pas pour quelque chose dans cette variation subite ? Je laisse aux curieux la solution du problême.

(1) Depuis l’époque où écrivait Geoffroy, mêmes intrigues, mêmes cabales se sont élevées contre M. Gardel ; mais son talent supérieur l'a maintenu dans la place de premier maître des ballets de l'Opéra, où il vient de remettre, peut-être pour la sixième fois, les ballets d'Armide, qui, établis sur les mêmes airs de Gluck, ont été toujours variés suivant le génie de notre grand chorégraphe. Ses élèves sont répandus dans toutes les cours étrangères. (Note de l'éditeur.)

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