Les Deux Sophies

Les Deux Sophies, drame en cinq actes & en vers; par M. Aude, 30 octobre 1793.

Théâtre National

Titre :

Deux Sophies (les)

Genre

drame

Nombre d'actes :

5

Vers / prose

en vers

Musique :

non

Date de création :

30 octobre 1793

Théâtre :

Théâtre National

Auteur(s) des paroles :

Aude

L’Esprit des journaux français et étrangers, 1794, volume 3 (mars 1794), p. 273-279 :

[La pièce est un drame familial, montrant un crime atroce : un jeune homme qui s’est enfui avec sa maîtresse, et réussi à la faire passer pour sa sœur auprès de son père, qui ne l’avait pas vue depuis quinze ans. L’intrigue est expliquée longuement dans le compte rendu. Il faut dire qu’elle est plutôt touffue. Elle a été fournie par une nouvelle de Dussieux, qui s’inspirait d’un « fait historique » publié dans les « papiers publics ». La pièce est bien écrite, et le critique donne quelques citations censées le montrer. Puis il se permet de poser quelques questions à l’auteur, qui sont autant de propositions d’améliorations : supprimer un personnage, pour renforcer le rôle d’un autre (le lier « plus intimement […] au sujet ») ; respecter l’unité de lieu, en ne faisant pas se dérouler un acte dans une auberge (cela faciliterait l’unité de la pièce et supprimerait une invraisemblance) ; égayer le drame par un personnage amusant. Le critique ne doute pas que l’auteur, l’illustre Aude, saura répondre à ces questions et rendre ainsi son drame « pendant long-tems un des meilleurs & & des plus intéressans du répertoire du théatre national. »]

THÉATRE NATIONAL.

Les deux Sophies, drame en cinq actes & en vers; par M. Aude.

Monval, amené en France par ses affaires, a été contraint de laisser dans le Nouveau-Monde sa femme, son fils & sa fille. Cette séparation duroit depuis quinze ans, lorsque son fils, d'après ses ordres, vint le joindre il y a six mois , en attendant que sa mere & Sophie, sa fille, pussent entreprendre le voyage ;ce qu'elles ne manqueront très-certainement pas de faire, dès l'instant qu'elles auront mis dans les isles leurs intérêts en bonnes mains. Cependant Monval, le fils, est arrivé avec Sophie Rivers, qui l'aime, & qu'il a eu la barbarie d'enlever à son pere en quittant l'Amérique ; & comme un crime entraîne toujours un autre crime, il la fait passer auprès de l’auteur de ses jours pour Sophie sa sœur, qu'il a amenée avec lui, dit il, pour seconder l'empressement qu'elle avoit d'embrasser un pere dont elle ne pouvoit guere se rappeller, puisqu'elle n'avoit que trois ans lorsqu'il la quitta.

Monval est dupe de ce stratagême : qui ne le seroit pas ? Son fils & sa maîtresse vivent sous ses yeux & dans sa maison, comme frere & sœur : il chérit Sophie comme sa fille. Mais de combien de ruses & de détours le mensonge & la mauvaise foi ont besoin pour se soutenir ! C'est donc pour empêcher son pere d'être détrompé, que Monval a, depuis son arrivée en France le soin criminel de détourner toutes les lettres de sa mere, & contrefaisant son écriture, il les remplace par d'autres, qui n'apprennent à son pere que ce qu'il doit savoir pour qu'il ne puisse former aucun soupçon. Qui peut douter que si ce vieillard venoit à découvrir que Sophie n'est pas sa fille, il ne se hâtât de la renvoyer à son ami l'infortuné Rivers, auquel elle doit le jour, & auquel elle fut si indignement ravie ?

Monval le fils & son amante, revenus de l’égarement où leurs passions les avoient jettés, voient maintenant combien ils sont coupables, & le remords poignant oppresse leur cœur. Sophie se représente sans cesse la douleur de son pere, prêt à descendre dans le tombeau : Monval est non seulement accablé sons le poids de son crime, mais encore sous celui des chagrins qu'il a occasionnés à sa maîtresse, en lui faisant oublier ses devoirs. L'homme sensible est toujours plus tourmenté par les malheurs de ceux qu'il aime, que par sa propre infortune. L'état de Monval est extrêmement pénible, & bientôt il lui deviendra insupportable, parce que la jalousie s'est glissée dans son cœur. Il s'est ouvert une fois au crime ; comment ne le feroit-il pas à toutes les passions ?

Un associé de Monval le pere, Verseuil, qui aime de bonne-foi Sophie,. est celui qui excite les sentimens jaloux de Monval le fils. Le chagrin que celui-ci en éprouve est à son comble, & il est tel, qu'il le porte à oublier que Sophie a fait pour lui le plus grand de tous les sacrifices, celui de sa vertu. Il la suit partout ; il l’obsede par ses soupçons ; il la tourmente par ses reproches ; quel supplice pour Sophie ! Ah ! lui dit- elle :

Est-ce de mon malheur que tu dois me punir ?
Si la voix de mon pere en secret me rappelle,
Autour de son cercueil que ma main vient d'ouvrir
Est-ce à mon ravisseur de me croire infidelle ?
Qui te fait condamner mes craintes, mes efforts,
Dois-je tout a l'amour & rien a mes remords ?

Monval revient de son erreur, & proteste aux pieds de Sophie, qu'il ne s'y livrera plus, lorsque son pere & Verseuil entrent & le surprennent dans cette attitude. O ciel, dit Monval, mon fils aux genoux de Sophie ! – L'étonnement coupe la parole à Verseuil, & fait éteindre sa voix sur ses levres. Sophie prétexte un évanouissement ; son frere à ses genoux la rappellent à la vie... tout est réparé ; mais la haine de Monval le fils pour Verseuil, se développe avec la plus grande violence, lorsqu'il apprend que son pere veut absolument donner à celui-ci la main de Sophie. Malgré les sentimens, lui dit-il, que ta vertu m'inspire,

        Je fuis forcé de te haïr,
        Et je me plais à te le dire.  .  .
Si ton cœur s'est flatté de former ces liens,
Il ne faut qu'un seul mot : ou mes jours ou les tiens ;
Arrache-moi le cœur , mais non pas mon amante.

Son amante !... une sœur, s'écrie Verseuil avec horreur ! Sophie, contrainte par ces mots de s'expliquer, lui dévoile un mystere qu'il étoit bien loin de soupçonner. Ce généreux ami prend pitié du sort de Monval & de Sophie, & leur promet de les servir auprès de leurs parens ; Monval est rendu à la vie.

Mais le calme dont il jouit ne fera pas de longue durée ; une lettre lui apprend que sa mere, après avoir fait la plus heureuse traversée, est sur le point d'arriver avec Sophie, & que Rivers a'ayant plus entendu parler de sa fille, vient passer le reste de ses jours en France avec ses amis. Comment cette infortunée & Monval le fils soutiendront-ils les regards terribles de leurs parens, dont tout-à-coup les yeux vont être dessillés ?

Cependant Mme. Monval, qui a voulu prévenir le danger que la surprise & la joie pourroient faire courir à son époux & à son fils, a pris le parti, l'on ne sait trop pourquoi, dès qu'elle les avoit prévenus par une lettre de son arrivée, de descendre avec Sophie & Rivers dans une hôtellerie. C'est là qu'elle a la premiere entrevue avec son fils, qui, secondé par Verseuil, obtient le pardon du crime qu'il a commis en enlevant Sophie, & parvient à engager sa mere de solliciter la même grace en sa faveur auprès de Rivers & de son pere.

Qu'on juge du désespoir des deux vieillards, lorsqu'on leur fait cette confidence. Hélas ! pourroit-on supposer que le jour qui devoit réunir l'un avec sa femme & ses enfans après une si longue absence, & faire retrouver à l'autre une fille qu'il avoit tant chérie, seroit le plus cruel de leurs jours ? Par bonheur la brûlante amitié de Verseuil, la tendresse de la mere de Monval & les sollicitations de Sophie, parviennent à rapprocher les deux peres, à leur faire oublier leurs chagrins bien fondés ; & c'est pour réhabiliter la réputation de Sophie Rivers, que Monval le pere sollicite lui-même son vieil ami, qui est très-pauvre, pour qu'il consente au mariage de leurs enfans. L'amitié & le dévouement de Verseuil sont récompensés par la main de Sophie Monval, qui lui étoit destinée, & qui a conçu la plus tendre estime .pour cet homme vertueux.

Un trait historique qui fut consigné, il y a quelques années, dans les papiers publics, & que M. Dussieux a employé dans une de ses Nouvelles, a fourni le fonds du drame des Deux Scphies, qui avoit été reçu avec distinction au théatre françois. Le style en est facile & très-souvent énergique. Les situations intéressantes & vraiment dramatiques qu'il offre quelquefois, décelent la profonde & la délicate sensibilité de l'auteur sentimental de Jean-Jacques Rousseau au Paraclet, de l’Amour anglais & de plusieurs autres ouvrages estimables. Prouvons que nous ne disons rien de trop , par quelques citations.

    Perdre l'occasìon d'aider un misérable,
C'est mériter, mon fils, de ne la plus trouver.
    .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Les affligés n'aiment point les témoins,
      Epargnons la délicatesse
De l'être infortuné que secourent nos soins,
      Faisons le bien dans le silence,
      Ou le bienfait est un affront.
      .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Ah ! le malheur n'est rien, quand la vertu nous reste ;
Elle étoit mon appui contre les coups du sort
Mais le moment du crime est l'arrêt de la mort.
    .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Le remords dans mon cœur retourne son poignard.

Mais quoique ce drame soit un des meilleurs qu'on ait mis depuis quelque tems au théatre, il laisse encore bien des chose» à désirer, & son auteur n'a peut-être pas assez profité des richesses que présentoit ce sujet. Aussi certains traits, faute d\in développement suffisant, semblent n'être qu'ébauchés, tandis que plusieurs autres sont inutiles. En supprimant le personnage de Valsain, & mettant dans la bouche de Verseuil tout ce que le premier dit de nécessaire, ne lieroit-on pas plus intimement celui-ci au sujet ? Pourquoi ne pas faire passer, sous un prétexte suffisant pour éloigner Monval le pere de la scene, le quatrieme acte dans la maison de ce négociant ? Ne sauveroit-on pas par-là une invraisemblance, & ne se débarrasseroit-on pas par ce moyen d'une hôtesse & d'une auberge qui empêchent de ménager les transitions du troisieme au quatrieme, & de celui-ci au dernier acte ? Enfin n'auroit-il pas été possible d'égayer un peu ce drame par le rôle d’Antoine, sans empêcher que ce personnage fût sentimental ? C'est autant de questions que nous adressons à M. Aude, trop recommandable dans la carriere dramatique pour ne pas les résoudre de la maniere la plus satisfaisante, & sur-tout pour ne pas nous mettre hors d'état, quand il le voudra, de lui en faire de semblables. En attendant, le travail de quelques heures lui suffira pour rendre son drame tel, qu'il puisse être pendant long-tems un des meilleurs & & des plus intéressans du répertoire du théatre national.

(Journal des spectacles )

D’après la base César, outre une représentation à une date et en un lieu inconnu, la pièce de l’auteur, qui est donné comme inconnu, a été jouée 4 fois au Théâtre National, du 30 octobre au 24 novembre 1793.

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