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Élisca, ou l'Habitante de Madagascar

Élisca, ou l'Habitante de Madagascar, opéra-comique en trois actes, de Favières et André-Joseph Grétry neveu, musique de Grétry, 5 mai 1812.

Théâtre Feydeau (Opéra-Comique).

C'est la nouvelle version d'Élisca ou l'Amour maternel, qui n'a plus été joué depuis 1799. Il y a de nombreux changements, et Favières a travaillé pour le livret en collaboration avec André-Joseph Grétry neveu, dont la contribution est rarement signalée dans les divers comptes rendus.

Albert Vander Linden a publié dans les Bulletins de l'Académie Royale de Belgique, Année 1953, 35, pp. 135-182 un article intitulé « La première version d'«Elisca» de Grétry ». L'article s'ouvre par l'évocation d'Élisca ou l'Amour maternel créée au début de 1799 au Théâtre de l'Opéra-Comique, une pièce au succès transitoire. Après avoir rappelé rapidement l'intrigue d'un opéra comique dont la partition n'est pas connue (elle n'a pas été gravée), il passe à la création d'Élisca, ou l'Habitante de Madagascar le 5 mai 1812 : le livret a été fortement remanié (Grétry neveu a collaboré avec Favières : la famille Grétry est fortement impliquée dans ce remaniement), et l'auteur de l'article résume l'intrigue nouvelle avant de signaler les modifications les plus importantes, « changements de personnages, de la nationalité des colons, etc., la plus importante résid[ant] dans l'interversion des actes I et II ». La partition est aussi très largement modifiée : elle comporte sept morceaux nouveaux, auxquels s'ajoutent deux pages instrumentales et un air largement modifié, l'air d'Élisca, acte 2, scène 6. Le succès a été brillant en 1812, ce dont témoigne l'article paru dans le Moniteur universel du 8 mai 1812

Le Moniteur universel, n° 139 du 8 mai 1812, p. 508

Elisca, drame lyrique en trois actes, paroles de Favieres, musique de Grétry, a été donné il y a environ douze ans au Théâtre Favart ; la musique, les décorations, les costumes, le jeu des acteurs ne suffirent pas pour fermer les yeux du public sur les défauts attachés au genre de cet ouvrage. Il ne resta pas fort long-tems au répertoire, et eût été promptement oublié si quelques-uns de ces airs naturels, piquans, pleins d’esprit et d’originalité, pour lesquels la muse de Grétry n'a point d’âge, n’étaient restés gravés dans le souvenir avec cette facilité qui est leur don particulier. L’opéra comique à celle époque avait deux théâtres, où son genre véritable était presqu’également méconnu. Le Théâtre Feydeau s’était enrichi des belles compositions de Chérubini, de Stabelt, de Lesueur ; des chanteurs formés eu partie à l’école de la troupe italienne de 1789, un orchestre excellent, un grand luxe de décorations, une magnificence extraordinaire dans toutes les parties du spectacle, un choix d’ouvrages à grands effets, Mme Scio dans tout l’éclat de ses moyens et de son talent, donnaient alors â ce théâtre une vogue extraordinaire : ce n’était point à l’opéra comique qu’il était consacré ; mais ce genre nouveau, trop brillant. pour ne pas attirer la foule, trop dispendieux pour pouvoir l’attirer long-tems, charmait alors la capitale.

Monsigny, Grétry, Méhul, Dalayrac, Berton, restes attachés au théâtre Favart, soutenaient la concurrence que le prestige de la nouveauté rendait difficile. Les plus beaux ouvrages de l’ancien répertoire étaient alors exécutés devant un petit nombre de fideles. C’est, autant que je peux me le rappeler, à cette époque de rivalité et de concurrence, que le théâtre Favart voulut aussi satisfaire le goût de ceux qui cherchent au théâtre, le spectacle, le mouvement, la machine, et qui préfèrent les fortes émotions du drame aux impressions agréables et douces de la comédie.

On donna alors un assez grand nombre d’ouvrages à spectacle tous oubliés aujourd’hui. Grétry paya le tribut et fit Elisca : c’était la quarante-sixième fois qu’il remportait la palme due à son inépuisable talent. Cette palme lui fut unanimement accordée : on s'étonnait en l'applaudissant qu’il eut conservé autant de verve et de chaleur ; et qu’après tant d’ouvrages auxquels il avait su donner un cachet particulier, il fut original encore. Lui seul ne s’en étonnait pas sans doute ; et ceux-là ne doivent pas s’en étonner davantage, qui ont étudié la maniere de ce grand musicien, qui ont essayé de deviner les secrets de sa composition. La nature avait fait Gretry musicien : mais il a senti dès ses plus jeunes années, et du moment où il a pu entendre les maîtres d’Italie qui l’ont formé, qu'être musicien, ce n’était assez ni pour lui, ni pour le théâtre français ; qu’il fallait y être poëte autant et souvent plus que l’auteur des paroles, qu'il fallait y être peintre autant que l'homme de l’art qui établit à nos yeux le lieu de la scene et le tems de l’action.

C’est dans ce systême que Grétry a toujours eu le secret et le bonheur de composer ; c’est ce qui en fait un homme absolument à part, c’est ce qui fait de lui le compositeur dont le nom vivra le plus long-tems parmi nous, et de ses ouvrages ceux sur lesquels les variations du goût, et les caprices de la mode auront le moins d'influence. Tant qu’on aura le sentiment juste de ce que doit être la comédie réunie à la musique, on verra le problème résolu dans les Evenemens imprévus, le Jugement de Midas, et l'Amant jaloux ; tant qu’on conservera une idée de ce qu’étaient les mœurs chevaleresques, on y reconnaîtra leur image fidele dans Aucassin et dans Richard ; tant qu’on appréciera la maniere vive et piquante dont les bons compositeurs italiens ont traité l'opéra-bouffon, on reconnaîtra leur digne imitateur dans la Fausse Magie et dans le Tableau parlant ; dans un style plus élégant et plus élevé, Zémire, Lucile, et Sylvain ne seront-ils pas toujours des modèles ? Les acteurs ont changé souvent ; les ouvrages restent, et nous ne nommons ici qu’une faible partie des chefs-d'œuvre d’un compositeur, qui pendant trente années de sa vie n’en a pas passé une sans donner un ou plusieurs opéras, et n’a pas donné ces ouvrages à la cour, à la ville, au grand Théâtre lyrique ou à l’Opéra-Comique, sans v obtenir un succès quelquefois contesté par des rivaux, toujours confirmé par l’assentiment général. Les rivaux pouvaient avoir raison sur quelques détails, le public avait raison sur l’effet et sur l’ensemble.

On est excusable peut-être d’avoir oublié ce qu’était Elisca il y a douze ans. Un duo de nègres, morceau d’une naïveté charmante ; un air de fureur, chanté par un chef sauvage, air d’une vigueur extraordinaire, et dont les intonations hardies ont bien la couleur du rôle ; une ouverture vive, brillante, d’une énergie soutenue, qui, exécutée, par extraordinaire, entre le premier et le second acte, transporte bien l’auditeur parmi des barbares insulaires. Voilà ce que j’avais retenu. On prétend aujourd’hui que, retouchée par une main amie, le poëme a subi beaucoup de changemens, que le second acte est devenu le premier, que le premier acte devenu le second n’offre plus des tableaux qui avaient paru trop forcés. Je ne puis rien contester ou soutenir à cet égard.

Elisca peut avoir du succès, même comme ouvrage dramatique, parce que le ressort de la piece est le danger d’un enfant qui n’a d'appui que l’amour de sa mere : or avec ce ressort on fera constamment réussir une pantomime ou un mélodrame ; mais l'impression touchante produite dans quelques scenes est trop chèrement achetée par l’invraisemblance de la plupart des situations, l’impossibilité de quelques autres, le choix des moyens secondaires, et le ton du dialogue presque toujours forcé comme le sujet.

Il y a des scenes qui sembleraient appartenir à la parodie, en ce sens qu’un parodiste pourrait les employer fort gaiement, comme la critique de moyens invraisemblables qu’un ouvrage sérieux offrirait à la critique ; telle est la scene où Elisca attend, pour fuir avec son enfant, que toute la peuplade de sauvages, ses barbares prêtres y compris, aient baissé la tête devant sa monstrueuse idole ; telle est encore celle, où le flibustier Montauban introduit dans le temple, en mettant le pistolet sur la gorge du pontife, se charge de rendre lui-même les oracles, et fait parler un Dieu bizarre pour proscrire ses sanguinaires ministres. Toutes ces idées seraient, je le répete, des moyens piquans de parodie ; ils ne peuvent être tolérés que dans le genre de la pantomime, et ne doivent enrichir que le mélodrame. A l’Opéra-Comique, on est heureusement peu exercé à ces sortes de parades tragiques, il y a toujours quelque chose de ridicule dans l’exécution, et quelques scenes d'Elisca n’en ont pas été exemptes ; mais le compositeur faisait tout excuser.

On a paru s’étonner qu'Elisca, repris comme pour rendre hommage à son auteur, ait été joué par des doubles ; c’est une erreur ; Elisca n’a pas été joué par des doubles, mais par ceux des sociétaires appelés par la nature de leurs talens et de leurs moyens à jouer dans ce genre : Philippe était autrefois très-beau dans le rôle de Ziméo : ce chef sauvage, dont l’ame ardente est en proie à tant de passions contraires, ne pouvait être joué que par Gavaudan ; il n’y avait là de rôle ni pour Elleviou, ni pour Martin, ni pour les deux cantatrices brillantes que possede aujourd’hui ce théâtre ; il fallait les acteurs du drame, ou du mélodrame, et ces acteurs ont paru ; ils ne sont point les doubles en ce genre, ils sont les premiers.

La gloire de Grétry n'avait aucun besoin de la reprise d'Elisca : on prétend cependant qu’il a une estime particulière, une prédilection marquée pour cet ouvrage ; peut-être est-ce parce qu’il est dans un genre où il a fait preuve des qualités musicales qui lui ont été contestées par des amateurs qui voient trop souvent le talent dans la force des moyens et l’exagération des effets, et qui pensent à tort que le savoir peut tenir lieu d’imagination, d'esprit et de goût.

Mais, si cette prédilection était l’effet d’un sentiment assez naturel pour un ouvrage auquel on a cru long-tems devoir son dernier succès, Grélrv aurait un moyen non moins naturel d’étendre plus loin cette prédilection si pardonnable, ce serait d’en composer un autre. Il l’aimerait peut-être mieux encore que le précédent, et nous aussi; le plaidoyer de Sophocle peut se renouveler la lyre à la main, et la nouvelle Athènes reconnaîtrait avec enthousiasme qu’il y a des talens qui ne vieillissent point, parce qu'il y a des ames qui ont le don de ne se refroidir jamais, et des imaginations assez heureuses pour ne s’affaiblir qu’au moment où tout doit s’éteindre.

Ces témoignages de l’assentiment général si constamment décernés à notre compositeur, il les a reçus à la reprise d'Elisca d’une maniere bien flatteuse, et qu’il parait avoir trop vivement sentie : Vous voulez donc me faire mourir, s’écriait Voltaire, accablé de couronnes, à la représentation d'Irène. Dans sa profonde émotion, Grétry aurait aussi pu le dire au parterre qui le demandait à grands cris, et auquel il n’a pu faire adresser que les expressions de sa reconnaissance.

S....          

Journal des arts, des sciences et de la littérature, neuvième volume (avril à juin 1812), n° 153 (25 mai 1812), p. 256-257 :

[Article qui conserve à l’œuvre de Favières et Grétry son ancien sous-titre, mais qui parle bien néanmoins d'Élisca, ou l'Habitante de Madagascar.]

Théâtre de l'Opéra-Comique.

Élisca, ou l'amour maternel, opéra en trois actes, paroles de Favières, musique de Grétry.

Élisca, jeune Européenne, habite l'île de Madagascar, où elle a épousé un naturel du pays, nommé Ziméo. Une coutume superstitieuse et barbare, établie par les Ombis, prêtres cruels, condamne tous les enfans qui naissent un certain jour à être brûlés en l'honneur de Niang, dieu que l'on adore dans l'île : c'est dans ce jour fatal qu'Élisca a mis au jour un fils. Le grand-prêtre, qui veille à l'exécution de la loi, exige le sacrifice de cet enfant ; Élisca, en mère tendre et passionnée, veut l'y soustraire. En vain elle engage son mari à réunir ses efforts aux siens ; celui-ci effrayé n'ose enfreindre la loi. Élisca prend alors le parti de s'enfuir avec son fils ; elle va se réfugier dans une petite île voisine qui est habitée par un ancien chef de Portugais, nommé Madonaldo, et qui sert d'asile à tous les enfans échappés an zèle fanatique des Ombis ; mais ceux-ci découvrent la retraite d'Élisca, l'y poursuivent, s'emparent du vieillard, des enfans qu'il y élève, d'Élisca et de son fils, les ramènent en triomphe au temple de Niang, et se disposent à les immoler le jour même à cette divinité monstrueuse.

Mais Amazilli, frère d'Élisca, ravi jadis par Madonaldo à la barbarie de la coutume, est parvenu à rassurer Ziméo que les menaces du grand-prêtre avaient intimidé ; ils s'arment l'un et l'autre, se mettent à la tête de plusieurs insulaires révoltés, fondent sur les prêtres, précipitent leur chef dans le bûcher qu'il avait préparé pour le fils d'Élisca et Madonaldo, confèrent à celui-ci le gouvernement de l'île, et abolissent pour jamais le culte affreux de Niang.

Tel est le fonds de cette pièce. L'action, quoique peu compliquée, a pourtant le défaut de marcher lentement et d'être surchargée de détails minutieux. Le troisième acte est très-larmoyant, et le dénoûment qui le termine est trop brusque et peu naturel. Quant à la musique, elle mérite les plus grands éloges. On y retrouve tout le talent, toute la. vigueur du célèbre Grétry, dont elle est le cinquante-deuxième ouvrage. Parmi les morceaux qui méritent d'être distingués, et qui ont fait le plus de sensation, nous citerons l'ouverture du deuxième acte, quelques chœurs de sauvages, le duo de Ziméo et d'Élisca, et le grand air que chante celle-ci, et qui exprime si bien toutes les craintes de l'amour maternel. Ce rôle est rempli avec beaucoup de talent et de sensibilité par madame Paul-Michu.

Cette pièce n'est pas nouvelle ; elle avait déjà été représentée au mois de nivôse an 7 sur le théâtre de la rue Favart ; mais le peu d'accueil qu'avait reçu le poème, malgré les beautés réelles de la musique, avaient fait retirer cet ouvrage du répertoire. Espérons qu'en 1813, le parterre se montrera moins sévère, et qu'en faveur de la belle musique de Grétry, il consentira à laisser représenter sur le théâtre Feydeau cette pièce, que l'Ambigu-Comique aurait le droit de revendiquer, comme étant essentiellement du genre mélodramatique.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome VI, juin 1812, p. 278-285 :

[La reprise d’Élisca, désormais désignée sous ce seul titre, sans sous-titre, douze ans après, et dans un autre théâtre, est l’occasion pour le critique de se plonger dans les délicieux souvenirs du passé, d’évoquer tout ce qui faisait du théâtre Favart un théâtre si remarquable, illustré par de grands musiciens. Élisca était le quarante-troisième ouvrage de Grétry à triompher et à montrer sa parfaite compréhension des nécessités de son art : être musicien bien sûr, mais aussi poète et même peintre dans sa composition. « Tant qu'on aura le sentiment juste de ce que doit être la comédie réunie à la musique », ses œuvres seront des modèles. Chaque année depuis trente ans, Grétry a donné au moins un opéra à succès. Bien sûr, Élisca est aujourd’hui oubliée, au point que le critique ne peut juger les changements effectués sur l’intrigue et son déroulement. Il croit possible qu’Élisca réussisse, malgré « l'invraisemblance de la plupart des situations, l'impossibilité de quelques autres,.le choix des moyens secondaires, et le ton du dialogue presque toujours forcé comme le sujet ». On a même l’impression que certaines scènes sont plutôt des scènes de parodie. L’opéra n’a pas été joué par les grands chanteurs de l’Opéra-Comique, mais c’est qu’il fallait faire jouer les gens adaptés aux rôles de la pièce. La reprise de cette pièce, qui n’était pas nécessaire pour la gloire de Grétry a confirmé combien le public l’appréciait.]

THÉATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE.

Elisca, drame lyrique en 3 actes, paroles de M. Favières,musique de Grétry.

Ce drame a été donné il y a environ 12 ans au théâtre Favart ; la musique, les décorations, les costumes, le jeu des acteurs ne suffirent pas pour fermer les yeux du public sur les défauts attachés au genre de cet ouvrage. Il ne resta pas fort long-temps au répertoire, et eût été promptement oublié si quelques-uns de ces airs naturels, piquans, pleins d'esprit et d'originalité, pour lesquels la muse de Grétry n'a point d'âge, n'étaient restés gravés dans le souvenir avec cette facilité qui est leur don particulier. L'opéra comique à cette époque avait deux théâtres, où son genre véritable était presqu'égalemeut méconnu. Le théâtre Feydeau s'était enrichi des belles compositions de Chérubini, de Steybelt, de Lesueur ; des chanteurs formés en partie à l'école de la troupe italienne de 1789, un orchestre excellent, un grand luxe de décorations, une magnificence extraordinaire dans toutes les parties du spectacle, un choix d'ouvrages à grands effets, Mme. Scio dans tout l'éclat de ses moyens et de. son talent, donnaient alors à ce théâtre une vogue extraordinaire : ce n'était point à l'opéra comique qu'il était consacré ; mais ce genre nouveau, trop brillant pour ne pas attirer la foule, trop dispendieux pour pouvoir l'attirer long-temps, charmait alors la capitale.

Monsigny, Grétry, Méhul, Dalayrac, Berton , restés attachés au théâtre Favart, soutenaient la concurrence que le prestige de la nouveauté rendait difficile. Les plus beaux ouvrages de l'ancien répertoire étaient alors exécutés devant un petit nombre de fidèles. C'est, autant que je peux me le rappeller, à cette époque de rivalité et de concurrence, que le théâtre Favart voulut aussi satisfaire le goût de ceux qui cherchent au théâtre, le spectacle, le mouvement, la machine, et qui préfèrent les fortes émotions du drame aux impressions agréables et douces de la comédie.

On donna alors un assez grand nombre d'ouvrages à spectacle tous oubliés aujourd'hui. Grétry paya le tribut et fit Elisca : c'était la quarante-sixiême fois qu'il remportait la palme due à son inépuisable talent. Cette palme lui fut unanimement accordée : on s'étonnait en l'applaudissant qu'il eût conservé autant de verve et de chaleur ; et qu'après tant d'ouvrages auxquels il avait su donner un cachet particulier, il fut [sic] original encore. Lui seul ne s'en étonnait pas sans doute ; et ceux-là ne doivent pas s'en étonner davantage, qui ont étudié la manière de ce grand musicien, qui ont essayé de deviner les secrets de sa composition. La nature avait fait Grétry musicien : mais il a senti dès ses plus jeunes années, et du moment où il a pu entendre les maîtres d'Italie qui l'ont formé, qu'être musicien, ce n'était assez ni pour lui, ni pour un théâtre français ; qu'il fallait y être poëte autant et souvent plus que l'auteur des paroles ; qu'il fallait y être peintre autant que l'homme de l'art qui établit à nos yeux le lieu de la scène et le temps de l'action.

C'est dans ce système que Grétry a toujours eu le secret et le bonheur de composer ; c'est ce qui en fait un homme absolument à part ; c'est ce qui fait de lui le compositeur dont le nom vivra le plus longtemps parmi nous, et de ses ouvrages ceux sur lesquels les variations du goût, et les caprices de la mode auront le moins d'influence. Tant qu'on aura le sentiment juste de ce que doit être la comédie réunie à la musique, on verra le problême résolu dans les Evénemens imprévus, le Jugement de Midas, et l’Amant jaloux ; tant qu'on conservera une idée de ce qu'étaient les mœurs chevaleresques, on y reconnaîtra leur image fidèle dans Aucassin et dans Richard ; tant qu'on appréciera la manière vive et piquante dont les bons compositeurs italiens ont traité l'opéra-bouffon, on reconnaîtra leur digne imitateur dans la Fausse Magie et dans le Tableau parlant ; dans un style plus élégant et plus élevé, Zémire, Lucile , et le Sylvain ne seront-ils pas toujours des modèles ? Les acteurs ont changé souvent ; les ouvrages restent, et nous ne nommons ici qu'une faible partie des chefs-d'œuvre d'un compositeur, qui pendant trente années de sa vie n'en a pas passé une sans donner un ou plusieurs opéras, et n'a pas donné ces ouvrages à la cour, à la ville, au grand théâtre lyrique ou à l'opéra-cornique, sans y obtenir un succès quelquefois contesté par des rivaux, toujours confirmé par l'assentiment général. Les rivaux pouvaient avoir raison sur quelques détails, le public avait raison sur l'effet et sur l'ensemble.

On est excusable peut-être d'avoir oublié ce qu'était Elisca il y a douze ans. Un duo de nègres, morceau d'une naïveté charmante ; un air de fureur, chanté par un chef sauvage, air d'une vigueur extraordinaire, et dont les intonations hardies ont bien la couleur du rôle ; une ouverture vive:, brillante, d'une énergie soutenue, qui, exécutée, par extraordinaire, entre le premier et le second acte, transporte bien l'auditeur parmi des barbares insulaires. Voilà ce que j'avais retenu. On. prétend aujourd'hui que, retouchée [sic] par une main amie, le poëme a subi beaucoup de changemens, que le second acte est devenu le premier, que le premier acte devenu le second n'offre plus des tableaux qui avaient paru trop forcés. Je ne puis rien contester ou soutenir à cet égard.

Elisca peut avoir du succès, même comme ouvrage dramatique, parce que le ressort de la pièce est le danger d'un enfant qui n'a d'appui que l'amour de sa mère : or avec ce ressort on fera constamment réussir une pantomime ou un mélodrame ; mais l'impression touchante produite dans quelques scènes est trop chèrement achetée par l'invraisemblance de la plupart des situations, l'impossibilité de quelques autres,.le choix des moyens secondaires, et le ton du dialogue presque toujours forcé comme le sujet.

Il y a des scènes qui: sembleraient appartenir à la parodie, en ce sens qu'un parodiste pourrait les employer fort gaiement, comme la critique de moyens invraisemblables qu'un ouvrage sérieux offrirait à la critique ; telle est la scène où Elisca attend, pour fuir avec son enfant, que toute la peuplade de sauvages, ses barbares prêtres y compris, aient baissé la tête devant sa monstrueuse idole ; telle est encore celle, où le flibustier Montauban introduit dans le temple, en mettant le pistolet sur la gorge du pontife, se charge de rendre lui-même les oracles, et fait parler un Dieu bizarre pour proscrire ses sanguinaires ministres. Toutes ces idées seraient, je le répète, des moyens piquans de parodie ; ils ne peuvent être tolérés que dans le genre de la pantomime, et ne doivent enrichir que le mélodrame. A l'opéra-comique, on est heureusement peu exercé à ces sortes de parades tragiques, il y a toujours quelque chose de ridicule dans l'exécution, et quelques scènes d’Elisca n'en ont pas été exemptes; mais le compositeur faisait tout excuser.

On a paru s'étonner qu'EIisca, repris comme pour rendre hommage à son auteur, ait été joué par des doubles ; c'est une erreur ; Elisca n'a pas été joué par des. doubles, mais par ceux des sociétaires appellés par la nature de leurs talens et de leurs moyens à jouer dans ce genre : Philippe était autrefois très-beau dans le rôle de Ziméo : ce chef sauvage, dont l’ame ardente est en proie à tant de passions contraires, ne pouvait être joué que par Gavaudan ; il n'y avait là de rôle ni pour Elleviou, ni pour Martin, ni pour les deux cantatrices brillantes que possède aujourd'hui ce théâtre ; il fallait les acteurs du drame, ou du mélodrame, et ces acteurs ont paru ; ils ne sont point les doubles en ce genre , ils sont les premiers.

La gloire de Grétry n'avait aucun besoin de la reprise d’Elisca : on prétend cependant qu'il a une estime particulière, une prédilection marquée pour cet ouvrage ; peut-être est-ce parce qu'il est dans un genre où il a fait preuve des qualités musicales qui lui ont été contestées par des amateurs qui voient trop souvent le talent dans la force des moyens et l'exagération des effets, et qui pensent à tort que le savoir peut tenir lieu d'imagination, d'esprit et de goût.

Mais, si cette prédilection était l'effet d'un sentiment assez naturel pour un ouvrage auquel on a cru long-temps devoir son dernier succès, Grétry aurait un moyen non moins naturel d'étendre plus loin cette prédilection si pardonnable, ce serait d'en composer un autre. Il l'aimerait peut-être mieux encore que le précédent, et nous aussi ; le plaidoyer de Sophocle peut se renouveller la lyre à la main, et la nouvelle Athènes reconnaîtrait avec enthousiasme qu'il y a des talens qui ne vieillissent point, parce qu'il y a des ames qui ont le don de ne se refroidir jamais, et des imaginations assez heureuses pour ne s'affaiblir qu'au moment où tout doit s'éteindre.

Ces témoignages de l'assentiment général si constamment décernés à notre compositeur, il les a reçus à la reprise d’Elisca d'une manière bien flatteuse, et qu'il paraît avoir trop vivement sentie : Vous voulez donc me faire mourir, s'écriait Voltaire, accablé de couronnes, à la représentation d’Irène. Dans sa profonde émotion, Grétry aurait aussi pu le dire au parterre qui le demandait à grands cris, et auquel il n'a pu faire adresser que les expressions de sa reconnaissance.                   S......

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, 17e année, 1812, tome III, p. 186 :

[Pour sa reprise en 1812, la pièce a changé de sous-titre, mais le critique ne le signale pas. Il constate seulement que le livret a subi des transformations, sans amélioration sensible, et que la musique, qui a aussi ses nouveautés, reste un chef-d'œuvre. Rien de changé donc.]

THÉATRE DE L'OPÉRA COMIQUE.

Élisca, opéra en trois actes, musique de Grétry, remis au théâtre le 5 mai.

Nous avons rendu compte de cet opéra, joué il y a dix ou douze ans. Il n'eut pas alors un grand succès. L'auteur y a fait plusieurs changemens, entre autres la transposition du deuxième acte, qui est devenu le premier. L'ouvrage n'a pas beaucoup gagné ; mais la musique est un chef-d'œuvre. M. Grétry y a ajouté plusieurs morceaux nouveaux, et dignes de sa grande réputation.

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