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Falkland

Falkland, drame en 5 actes, en prose, par le C. Laya. 6 Prairial an 6 [25 mai 1798].

Théâtre de la rue Feydeau

Titre :

Falkland

Genre

drame

Nombre d'actes :

5

Vers ou prose ,

en prose

Musique :

non

Date de création :

6 prairial an 6 [25 mai 1798]

Théâtre :

Théâtre de la rue Feydeau

Auteur(s) des paroles :

Laya

Almanach des Muses 1799

Falkland, premier ministre de Charles, roi d'Angleterre, a quitté la cour, et s'est retiré dans une de ses terres voisine de celle du lord Tyrrel, homme violent et barbare. Falkland, dans une assemblée de commune, a reproché à Tyrrel ses vexations envers ses vassaux : Tyrrel a abusé de sa force physique ; il a terrassé Falkland, qui, le retrouvant dans un lieu solitaire et écarté, lui plonge un poignard dans le sein et s'enfuit. Tyrrel est secouru par les Hawkins, vertueux fermiers comblés des bienfaits de Falkland. Tyrrel expire, et les Hawkins sont arrêtés dans ce moment. Le soupçon plane sur eux ; on les trouve saisis de la lame du poignard qui a frappé Tyrrel ; ils sont innocens, mais on les condamne, et la reconnaissance qu'ils portent à Falkland les empêche de le dénoncer, quoiqu'ils sachent de Tyrrel lui-même que Falkland est son assassin. ils subissent leur arrêt. Avant de périr, l'un deux a recommandé Caleb, son fils unique, au ministre Andrews. Celui-ci dépose Caleb dans un hospice, d'où il est bientôt tiré par les soins de Falkland, qui le recueille et l'élève chez lui. Seize ans s'écoulent. Falkland, depuis la mort des Hawkins, n'a plus connu le repos. Sans cesse tourmenté par ses remords, il vit renfermé, ou, s'il sort de sa maison, ce n'est que pour errer dans les bois les plus tristes et les plus sauvages. Telle est sa situation lorsqu'Andrews se présente chez lui pour enseigner la musique à sa pupille ? Andrews voit Caleb, il s'attache à lui, tourmente son imagination, lui annonce qu'il n'est pas, comme il le croit, le fils de l'intendant de Falkland ; lui parle des Hawkins, éveille son attention sur le compte d'un homme qu'il regarde comme son bienfaiteur et celui de son père. Caleb cherche alors à surprendre le secret dont Falkland et Andrews paraissent seuls dépositaires. Il épie Falkland, interroge ses yeux, observe jusqu'à son moindre geste, et le réduit enfin à la nécessité de révéler son crime. Falkland a pris du poison, il a donné ses biens à Caleb, il lui fait lire le dernier écrit des Hawkins. Caleb y reconnaît que l'un d'eux est son père, et qu'ils sont morts pour Falkland, qui lui-même tombe et meurt aux pieds de Caleb.

De grands défauts, de grandes beautés ; de la lenteur dans la marche de quelques actes, un troisième acte d'un effet effrayant. Un style parfois négligé, des mots terribles, des passages très-heureux.

Sur la page de titre de la brochure parue en 1821, chez J.-N. Barba :

Falkland, ou la Conscience, drame en cinq actes et en prose, Par M. Laya, membre de l'Académie française et de la Légion d'Honneur. Représenté, pour la première fois, par MM. les Comédiens Français, le 25 mai 1798, et remis au théâtre le 13 novembre 1821.

« Heu ! quam difficile est crimen non prodere vultu ! »

(Ovide.)

Traduction de la citation d’Ovide (Métamorphoes, livre 2, vers 447) : Ah ! qu’il est difficile de ne point laisser paraître sur le visage la trace d’une faute !

Le sous-titre indiqué par la brochure ne se retrouve pas dans les comptes rendus.

La Décade philosophique, littéraire et politique, an VI, IIIe trimestre, n° 26 (20 Prairial), p. 486-490 :

[La pièce de Laya est inspirée d’un roman anglais (il « a fourni le sujet » de son drame à Laya), et le début du compte rendu résume le roman, résumé conclu par l’affirmation que le but du roman « a toujours paru odieux et la moralité révoltante ». Le problème posé à l’auteur dramatique, c’est que le roman ne présente aucun personnage auquel s'intéresser : Falkland est odieux, Caleb agit contre son bienfaiteur sans mobile. D’où, dans le drame, l’invention jugée ingénieuse par le critique d’un mobile d’agir pour Caleb : il en a fait un descendant des victimes de Falkland. Mais cela n’empêche pas que « le sujet reste encore vicieux et par lui-même, & par la faute de l’auteur ». Sans imiter la partialité de certains journalistes, il faut faire à Laya quelques observations. Le sujet est vicieux par lui-même parce qu’il consiste en la découverte d’un meurtrier qui échappe à la punition depuis 14 ans, mais qui expie son crime par le remords. Vouloir lui arracher son secret « ce n’est qu’une persécution odieuse & sans but ». Pour excuser la curiosite de Caleb, qui pourrait paraître moins « révoltante [que] dans le roman », il aurait fallu lui faire trouver son mobile (son lien de parenté avec les victimes) plus tôt, et ne pas lui faire oublier les bienfaits reçus de Falkland (en quelque sorte, il ne pouvait chercher à se venger que rapidement après les faits, plus tard, il devient un ingrat qui fait du mal à son bienfaiteur : il y a là une conception de la justice intéressante !). Même difficulté avec Andrews : quel mobile le fait agir ? Autre problème : la pièce repose sur « le ressort de la terreur & non celui de la pitié ». Mais, pour le critique, la terreur ne peut être employé que dans la tragédie, pas dans le drame. Elle « appelle […] les plus hautes conceptions », et donc le plus haut style, et « la pompe des beaux vers ». Le drame est un genre légitime, mais pas la tragédie en prose. Après ces observations plutôt négatives, le critique tient à souligner « des beautés dramatiques du premier ordre » dans la pièce, mal senties de prime abord, mieux senties à la seconde représentation. Cette mauvaise appréciation initiale montre, d’après le critique, le déclin du goût dans le public, à qui on montre trop de mauvaises pièces. Celle de Laya, bien jouée par « des talens supérieurs », n’avait pas à subir « la malveillance bien visible de quelques détracteurs ».

Article repris dans l'Esprit des journaux français et étrangers, 1798 (vingt-septième année), tome VII (juillet 1798, messidor, an VI), p. 167-173.]

Théâtre français rue Feydeau.

Falkland, Drame en cinq actes et en prose.

Un roman anglais fort extraordinaire, de Godwin, qui Dftrut il y a deux ans, intitulé Caleb Williams, a fourni le sujet du drame de Falkland, donné à ce théâtre par le C. Laya.

Outragé par un ennemi féroce d'une manière à légitimer presque l'excès du ressentiment, le Lord Falkland, homme distingué par son génie, ses vertus et son grand pouvoir, s'est vengé par la mort de son farouche agresseur ; accusé d'assassinat pour ce meurtre, mais sans preuves suffisantes, il est unanimement acquitté par un premier jugement.

Quelques mois après d'honnêtes fermiers du canton, nommés Hawkins, sont dénoncés comme les auteurs de ce même meurtre, presque convaincus par des apparences extraordinaires, et condamnés sans que Falkland s'oppose à ce jugement fatal, sans qu'il fasse la moindre démarche pour voler au secours de l'innocence méconnue.

Son premier crime aurait pu trouver quelque grace en songeant à l'outrage qu'il avait reçu, à l'odieux adversaire dont il s'était vengé ; mais le crime de laisser succomber l'innocence et de la voir, sans rien dire, traîner à l'échafaud pour un meurtre qu'il a commis lui-même, porte dans l'ame de Falkland ce remords dévorant et vengeur, premier et terrible supplice du criminel. Sa vie en est empoisonnée ; il devient excessivement malheureux au sein de toutes les jouissances et même de toutes les vertus.

Un jeune secrétaire de ce lord coupable, nommé Caleb, qui s'aperçoit de l'agitation intérieure de son patron, du dépérissement de sa santé, et des mystères dont il s'enveloppe, soupçonne un secret important, et se sent tourmenté d'une curiosité poussée jusqu'à l'excès ; en conséquence, il le harcèle par ses questions, ses regards, ses applications détournées, par ses démarches, et le pousse tellement hors de lui-même, qu'il finit par lui arracher l'aveu fatal du crime : alors Falkland, devenu tout-à-fait barbare, persécute le dépositaire de son secret, et, par mille mauvais traitemens, par l'ascendant terrible de sa puissance, rend Caleb si à plaindre, que ce dernier est contraint, pour dernière et unique ressource, à dénoncer son oppresseur actuel et son ancien bienfaiteur. Falkland est de nouveau traduit au tribunal, jugé comme le meurtrier de Tyrrel, et, comme tel, condamné au supplice.

Telle est la marche du roman de Caleb, qui présente à la vérité quelque talent dans les développemens, mais dont le but m'a toujours paru odieux et la moralité révoltante.

L'auteur du drame, en s'imposant la difficulté de mettre le roman sur la scène, a bien senti que le plan n'était pas sans reproche ; que le défaut capital était l'impossibilité de s'intéresser à personne, puisque Falkland devient atroce, et que Caleb n'a aucun motif pour tourmenter son bienfaiteur par sa coupable curiosité. Tout ce qu'on pouvait saisir du roman consistait donc dans le beau développement des remords de Falkland, en donnant à Caleb un motif raisonnable et puissant de pénétrer le secret qu'on lui cache. C'est ce motif que le C. Laya me paraît avoir ingénieusement trouvé : il suppose que Caleb était fils des Hawkins injustement condamnés, et de plus, pour donner encore à la curiosité de Caleb un plus grand aiguillon, il l'a fait exciter continuellement par un certain Ministre Andrews, ancien ami des Hawkins, intéressé à découvrir le meurtrier pour venger la mémoire de ses malheureuses victimes.

Il semblerait que cette conception dramatique eût dû sauver l'action du drame des reproches justement dirigés contre le roman ; mais cependant le sujet reste encore vicieux et par lui-même, et par la faute de l'auteur. Essayons d'en développer les motifs.

Des Journalistes qui ne s'occupent pas beaucoup d'approfondir les matières qu'ils traitent, entre lesquels on en voit quelques-uns qui n'ont pas l'air de se douter même de l'art dont ils se constituent les juges, ont critiqué l'ouvrage avec cette partialité révoltante et ce ton indécent qui blessent sans éclairer. Ne les imitons pas ; mais proposons au C. Laya quelques observations qu'il pardonnera en faveur du motif qui les suggère.

J'ai dit que le sujet était vicieux par lui-même: Voici sur quoi je me fonde.

Quelle est l'action du drame ? de découvrir un meurtrier qui se cache depuis quatorze ans, mais qui, puni de ses crimes par ses remords, les expie en quelque sorte par l'exercice de toutes les vertus : je ne vois pas quelle moralité utile on peut tirer de ce sujet. L'auteur du roman et celui du drame partagent ce reproche.

Si Falkland était heureux et sans remords, s'il jouissait du fruit de ses crimes, s'il n'était qu'un scélérat hypocrite, le démasquer, lui faire perdre sa considération usurpée, le faire punir, en un mot, ce serait atteindre le but moral et faire voir dramatiquement que tôt ou tard le crime amène sa punition :

Rarò antecedentem scelestum
Deseruit pede p
œna claudo.

Horiit.

Mais ne vouloir tirer de Falkland, déjà déchiré de remords, qu'un secret qui n'importe plus à personne, ce n'est qu'une persécution odieuse et sans but ; vouloir le traîner à l'échafaud après quatorze ans, c'est, loin de le punir, abréger le supplice de sa vie, plus morale, plus terrible mille fois que ne peut être sa mort même.

La curiosité de Caleb, si révoltante dans le roman ; paraissait devoir l'être moins par l'invention dramatique et puissante de le montrer comme le fils des Hawkins ; mais le C. Laya nous permettra de lui faire observer qu'il n'a pas assez tiré parti de ce ressort heureux : Caleb n'apprend pas assez tôt qu'il est fils des victimes de Falkland ; et quand il l'apprend, il oublie un peu trop vite les bienfaits de Falkland, et s'enflamme un peu trop pour un père qu'il n'a jamais connu, contre le bienfaiteur de toute sa vie : ce n'est-là que de l'exagération et non de la nature.

Le personnage d'Andrews, sur qui l'auteur a voulu déverser en quelque sorte l'odieux de la persécution suscitée à Falkland, a bien en apparence quelque couleur solemnelle : ce personnage paraît au premier aspect l'organe de la punition céleste qui met le crime sous sa lumière vengeresse, et, sous ce rapport, présente une grande idée religieuse ; mais ses motifs, à 1'examen, lui font perdre tout le prestige dont il pouvait être entouré. Le défaut essentiel du rôle est de n'avoir point de but. En effet, quel peut être le motif d'Andrews ? Il ne ressucitera pas les Hawkins. Est-ce de faire punir Falkland ? Comment peut-il raisonnablement espérer l'aveu du coupable ? Supposé qu'il l'obtienne, qu'en fera-t-il ? A-t-il pu croire qu'il forcerait Falkland à s'empoisonner ? Cet aveu ne saurait lui suffire pour remettre la cause en jugement ; et c'est pourtant sur ces mille incertitudes qu'il pousse toujours Caleb, et qu'il expose ainsi le fils de ceux qu'il veut venger, à se briser contre la puissance redoutable de Falkland.

Enfin , j'oserai faire encore au C. Laya une observation qui m'a frappée vivement ; c'est le ressort de la terreur et non celui de la pitié qu'il a pu et dû employer dans ce sujet. Or, je penserai toujours que la terreur est exclusivement du domaine de la tragédie, et ne doit pas s'abaisser au drame : c'est bien assez qu'on ait déjà laissé usurper à ce dernier le partage avec Melpomène dans le ressort de la pitié et des larmes ; mais la terreur appelle, ce me semble, les plus hautes conceptions, et les hautes conceptions appellent à leur tour la majesté du style et la pompe des beaux vers. Je crois qu'on peut défendre avec succès le drame contre ceux qui, comme moi, font profession de n'aimer guères ce genre ; mais j'espère que la tragédie en prose ne trouvera que très-peu de défenseurs.

Après ces observations, peut-être sévères, mais que le bien et l'intérêt de l'art m'ont inspirées, je dois maintenant convenir que les données du sujet une fois adoptées, il se trouve dans l'ouvrage du C. Laya, des beautés dramatiques du premier ordre ; elles n'ont pas été assez bien senties à la première représentation par des spectateurs qui, de jour en jour, paraissent perdre les traditions du beau , parce qu'on les accoutume trop aux bluettes, aux effets forcés, aux pantomimes et aux spectacles bizarres. Le troisiême acte et la dernière scène du cinquiême sont d'un intérêt déchirant. Ils ont été mieux saisis à la seconde. Le rôle d'Andrews a des momens du plus grand et du plus terrible effet. Le style est peut-être trop souvent négligé ; mais on remarque des scènes entières dialoguées avec le plus grand talent : et si on réfléchit qu'avec tous ces avantages réunis on y retrouve encore l'intéressante réunion des talens supérieurs de Molé, Talma, Monvel, et de la citoyenne Mézerai, on se dira que l'ouvrage doit prévaloir contre la malveillance bien visible de quelques détracteurs qui n'applaudissent sans doute que le Moine, Madame Angot, les calembourgs, ou les pirouettes.

Le Censeur dramatique, rédigé par A. B. L. Grimod de la Reynière, tome quatrième (1798), n° 29 (20 Prairial an 6), p. 72-97 :

Comédie Françoise.

Pièce nouvelle.

Le 6 Prairral on a donné la première représentation de Falkland, Drame en cinq actes, en prose , par M. Laya.

Ce sujet est tiré du Roman de Caleb William, traduit de l'Anglois de Godwins, par M. Garnier, et qui a eu tant de succès il y a deux ans. Voici comment l'Auteur l'a arrangé au Théâtre.

Le Lord Falkland, qui avoit été principal Ministre de Charles II, et gouverné l'Angleterre avec éclat, s'est retiré depuis quinze ans dans sa terre, où il est en proie à la plus profonde mélancolie. Cet homme qui joint à de grandes connoissances beaucoup de vertus, recherchoit par-dessus tout la considération et l'estime des hommes. Un événement terrible arrivé peu de temps après qu'il eut quitté la Cour, en jettant un voile sur sa réputation, l'a livré au plus sombre désespoir. Le Seigneur Tyrrel , son voisin, homme féroce et barbare, et depuis long-tems jaloux de ses succès, l'avoit maltraité dans une Assemblée d'une façon outrageante, foulé aux pieds, traîné par -les cheveux, enfin traité avec une barbarie qu'entre Gentilhommes on n'a jamais pardonné. Falkland s'étoit retiré en silence la rage dans le cœur. Cette nuit le même Tyrrel fut trouvé assassiné sur le chemin qui conduisoit de la ville à son château. Les soupçons auroient pu se porter sur Falkland ; pour les prévenir, il se mit lui-même en jugement et se constitua prisonnier ; et défendu par l'estime publique et le manque de preuves, il fut renvoyé absous. Peu de temps après, sur quelques indices les Hawkins, père et fils, anciens Fermiers de Tyrrel, qu'il avoit ruinés, vexés, outragés d'une manière cruelle, et dont Falkland s'étoit toujours montré l'ardent protecteur, furent arrêtés. On les trouva nantis d'un fragment de couteau, qui rapproché de celui laissé dans la blessure de Tyrrel, parut ne faire qu'une même arme. Cette preuve parut suffisante aux Juges, et ces malheureux furent condamnés et exécutés,

Cependant,depuis cette époque, le caractère de Falkland étoit totalement changé. Un sombre et farouche désespoir s'étoit emparé de son ame ; il vjvoit dans une solitude profonde, et n'avoit, dans son château, d'autres témoins de sa douleur qu'une jeune orpheline nommée Augustine, qu'il faisoit élever sous ses yeux, et le fidèle Blowmer, son vieil intendant, qui jouissoit de la plus grande partie de sa confiance. Depuis un mois il avoit pris à son service, en qualité de Secrétaire, Caleb, jeune homma qui passait pour le fils de Blowmer, et qui joignoit à beaucoup d'instruction, puisée dans les livres, les vertus.et les défauts de son âge. Enfin, il venoit d'arrêter, en qualité de Chapelain, et pour donner des lecons de musique à sa pupille, le Ministre Andrews, qui sortoit d'un, chàteau voisin, où. il avoit rempli les mêmes fonctions. C'est ici que la scène commence.

Andrews nous apprend qu'il doit son éducation et sa fortune aux malheureux Hawkins, qu'il ne cesse de pleurer, qu'il ne croit pas coupables, et dont il cherche à venger la mort. Il soupconne Falkland d'être le meurtrier de-Tyrrel ; et c'est pour éclaircir ses soupçons qu'il s'est introduit dans ce château. Falkland est absent, il erre sur les bords des précipices, dans les rochers du voisinage. Andrews saisit cet occasion pour commencer ses recherches. Il apprend de Tom, valet du château, que Falkland passe ses jours dans un cabinet reculé, où l'épaisseur des murs empêche d'entendre ses plaintes. Mais un de ces murs est vuide ; le hazard l'a fait découvrir à Tom, et il a entendu M. Falkland pousser des cris inarticulés, et se livrer à tout son désespoir. On apprend, par une autre confidence de Caleb à Blowmer, que ce jeune homme en rangeant quelques livres dans la bibliothèque,entendit du bruit dans-le cabinet de M. Falkland qu'il croyoit hors du château. Il s'y introduit furtivement, et voit ce Seigneur refermer, avec une agitation extrême, un panneau de la boiserie, dont l'ouverture étoit un secret, et qui paroîssoit renfermer, quelque chose qui occupoit toute son attention. Falkland furieux d'avoir été surpris, maltraita Caleb qui se retira précipitamment ; mais ceci n'avoit fait qu'éveiller la curiosité de ce malheureux jeune homme ; et déterminé, à quelque prix que ce soit, à la satisfaire, il se propose, malgré les conseils de son père, de n'en laisser échapper aucune occasion, de suivre tous les pas, toutes les actions de son maître, et d'aspirer jusqu'à ses regards et son silence, afin d'éclairer enfin sa dévorante curiosité.

Cependant Falkland, que Tom avoit appercu dans les rochers, revient au château. Il interroge Andrews sur ses talens ; et il apprend avec peine qu'il a été l'ami et le protégé des Hawkins. Il veut qu'il donne, en sa présence, la première leçon de musique à Augustine ; Andrews,.qui a ses vues, lui fait chanter la Romance de Macbeth, laquelle a un rapport frappant avec la situation de Falkland, qui pendant cette leçon est en proie à l'agitation la plus vive : aucun de ses mouvemens n'échappe à l'ardente curiosité dit Ministre et de Caleb.

Un second événement achève de mettre l'ame de Falkland à la plus rude épreuve. En qualité de juge de Paix du canton, on lui amène à juger un meurtrier. Les circonstances de ce crime lui en rappelent de terribles. Il tombe évanoui au,milieu de l'auditoire, et ne reprend ses sens que pour absoudre l'accusé. Mais il échappe alors aux accusateurs quelques mots sur le meurtre de Tyrrel, qui ne font qu'accroître ses tourmens.

Andrews apprend à Caleb qu'il n'est point, comme il le croit, le fils de Blowmer. Qu'élevé dans une hospice public, il en a été retiré à l'âge de deux ans par ce vieil Intendant, qui, par l'ordre de Falkland, l'a fait élever et passer pour son fils. Vers la même époque Andrews avojt été chargé par le jeune Hawkins, fuyant les persécutions de Tyrrel, de porter au même hospice son fils naissant ; et lorsqu'après le supplice de ses bienfaiteurs Andrews avoir voulu retirer cet enfant pour en prendre soin, il apprit qu'il avoit été prévenu. Tout s'accorde à donc à faire croire que Caleb est le fils des Hawkins.

Ces demi-lumières ne font que redoubler la curiosité de ce jeune homme. Il force Blowmer d'avouer qu'il n'est pas son père, Mais celui-ci ignore lui-même le secret de sa naissance. Caleb, persuadé que ce mystère est lié aux secrets que Falkland cache avec tant de soin, profite d'un moment où il se trouve seul dans le cabiner du Lord, pour ouvrir ce panneau, qui renferme tant de mysteres. Falkland le surprend, dans cet essai, ce furieux se saisit d'un pistolet, pour punir l'audacieux..... mais il maîtrise ce premier mouvement, et tire l'arme par la fenêtre.

Enfin Falkland ne pouvant résister, aux terribles sentimens qui le pressent, se détermine à contenter la curiosité de Caleb. Il l'amène lui même au milieu de la nuit dans son cabinet, en ferme soigneusement la porte, et se découvre enfin pour le meurtrier de Tyrrel, et l'auteur de la mort des Hawkins, qu'il a laissé périr innocens, et dont il a recueilli les cendres dans une urne qu'il arrose chaque jour de ses larmes. C'est-là l'objet mystérieux que renferme le panneau. Enfin il apprend à Caleb qu'il est le fils de ces infortunés. Mais avant de se déterminer à ces aveux, Falkland a fait couler un mortel poison dans ses veines, et ne voulant par survivre à la honte de s'être avoué coupable, il expire dans les bras de Caleb. Celui-ci resté seul enfermé avec le corps de Falkland, craint à son tour de passer pour son meurtrier, et il est en proie au [sic] plus vives agitations. Mais Blowmer qui a une double clef du cabinet, vient bientôt avec Andrews mettre fin à ses peines. Il apporte un Testament dont Falkland l'a fait dépositaire et par lequel il legue à Caleb sa terre et la main d'Augustine. Le Ministre qui a poursuivi Falkland avec tant d'activité, pour lui faire avouer son crime, une fois le crime expié intercède en sa faveur la justice éternelle. Cette prière touchante termine la pièce.

Les personnes qui ont lu le Roman dont ce Drame est tiré, peuvent juger par cette Analyse que l'Auteur a suivi fidèlement les principaux traits de cet ouvrage ; mais qu'il y en a ajouté qui lui sont particuliers. Le personnage d'Andrews, par exemple, est tout entier de son invention. C'est aussi lui qui a fait naître Caleb fils des Hawkins, et qui l'a ainsi attaché à' l'action d'une façon plus particulière, et a donné par conséquent à sa Curiosité un motif de plus. Car dans le Roman ce n'est qu'un étranger, fils d'un laboureur obscur. On doit lui savoir gré aussi d'avoir ressere dans l'étroite règle des vingt-quatre heures, un sujet qui remplit plusieurs années, et d'en avoir cependant su conserver les traits les plus intéressans. C'est peut-être la première fois que l'on a essayé de mettre au Théâtre les dangers de-la curiosité, passion presqu'universelle chez les hommes, mais encore neuve, sous le rapport grave, surtout pour les Écrivains dramatiques.

L'Auteur du Roman avoit eu un second but que M. Laya a sagement écarté ; il avoit voulu rendre odieux les Seigneurs, et peindre sous des couleurs affreuses les suites de cet esprit de Chevalerie, auquel cependant les siècles barbares ont dû leur éclat, et plus d'une Nation ses victoires. M. Laya a senti que ceci étoit étranger à son sujet, formeroit un double intérêt, et n'avoit même plus un but moral depuis la destruction de la Noblesse en France. Il a rendu au contraire Flakland intéressant par ses remords, ce qui étoit bien plus dramatique. En effet si un meurtre pouvoit jamais être excusé ce seroit celui commis sur la personne du farouche Tyrrel, dans les circonstances qui l'avoient provoqué. Jamais Falkland par les voies odinaires n'auroit eu raison du sanglant outrage qu'il en avoit reçu, ce Tyrrel étant un homme d'une force prodigieuse et maniant toutes sortes d'armes avec une adresse qui le rendoit en duel un véritable assassin. L'offense avoit été telle, que le sang seul de l'agresseur la pouvoit laver ; enfin la vengeance ne se raisonne point ; et s'il fut jamais de vengeance légitime, c'étoit celle de Falkland en cette occasion.

Mais il a laissé périr comme des coupables les Hawkins, dont personne mieux que lui ne pouvoit attester l'innocence : il est vrai, voilà surtout son crime, et son très grand crime. Mais songeons que pour les sauver il falloit qu'il se fît connoître lui-même comme l'assassin de Tyrrel, et par conséquence qu'il perdît, avec la vie, cinquante années d'une réputation sans tache, l'honneur auquel il attachoit tant de prix et une considération sans bornes. Connoissons-nous beaucoup d'hommes capables de tels sacrifices ? Les Hawkins au contraire n'avoient à perdre qu'une existence triste, malheureuse, devenue à charge par cette longue suite d'infortunes qui les avoit réduits au comble de la misère, enfin ils avoient la consolation de mourir innocens, ce qui vaut mieux aux yeux de la Vertu, que de vivre coupables. Que de motifs pour les abandonner à leur destinée... ! Ainsi raisonna Falkland. Mais combien il les a vengés ensuite de cet abandon. Les remords terribles auxquels depuis leur mort il n'a cessé d'être en proie ; le soin qu'il a pris de recueillir et d'honorer leurs cendres, qu'il arrose chaque jour en secret de ses larmes amères ; leur fils -retiré d'un hôpital, élevé convenablement, et fixé ensuite près de lui, auquel il legue en mourant sa pupille et sa fortune, &c. On voit qu'il n'avoit rien négligé pour appaiser leurs manes. Ajoutons aussi que les Juges qui sur de foibles indices, et sans de véritables preuves ont fait mourir ces innoccns n'étoient peut-être pas. moins coupables que l'homme, qui auroit été obligé de racheter leur existence de sa vie et de son honneur.

Nous pensons donc que le sujet de Falkland est vraiment intéressant, et par conséquent bien dramatique. Il est fâcheux qu'ici la situation soit toujours la même, et que notre délicatesse souffre de voir pendant, quatre actes un homme abandonné à un sentiment unique, et dont les expressions ne peuvent pas être assez variées pour sauver quelques redites et une uniformité qui fatigue. D'ailleurs Falkland par l'horreur de sa position, et par la nature de son caractère, n'ayant et ne pouvant, avoir de Confident, il en est réduit à apprendre lui-même aux Spectateurs ce qu'il pense, et cela multiplie les Monologues, scènes toujours froides, et qu'il faut autant qu'on le peut éviter au Théâtre. Lorsqu'enfin il se détermine à faire à Caleb l'aveu de son crime, et celui de sa naissance, il ranime l'intérêt, mais cette confidence a été trop long-tems attendue pour produire tout l'effet qui devroit en résulter. Convenons cependant que les situations où la curiosité toujours renaissante de Caleb, et les regards terribles et pénétrans d'Andrews jettent sans cesse Falkland, sont d'un effet neuf et profond. C'est un genre de mérite que l'on n'a peut-être pas assez senti, ni assez apprécié. Enfin, le but est très moral, puisque le criminel en proie depuis 16 ans aux plus cruels remords, finit par se punir lui-même. Les Hawkins, et Tyrrel ne sont que trop bien vengés par la mort terrible et volontaire d'un homme qui depuis ces cruels évènemens n'eut pas un seul instant de calme. Quel est le crime qu'une telle vie n'effaceroit point ? Souvenons-nous que :

Dieu fit du repentir la vertu des mortels ;

et que les remords vrais et profonds :

Sont la seule vertu qui reste a des coupables.

ainsi malgré son crime, Falkland est donc vraiment intéressant aux yeux de tout homme qui saura réfléchir, et qui portera dans le cœur humain cet œil scrutateur qui en devine les plus secrètes pensées. Quel est le supplice qui peut égaler celui auquel ce malheureux Lord est en proie depuis tant d'années ?. Ceux inventés par les hommes ne sont rien auprès de ceux qu'inflige la conscience : c'est le plus cruel de tous les bourreaux.

La curiosité de Caleb est aussi d'un effet bien dramatique. Elle fait partie du supplice de Falkland, et l'accroît sans cesse. Mais on est fâché de voir un jeune homme aimable et vertueux, auquel on auroit du plaisir à s'intéresser, scruter avec une telle avidité toutes les actions, tous les discours, toutes les pensées, tous les regards de son bienfaiteur, et passer sa vie à chercher à le trouver coupable. La curiosité est un vice chez tous les hommes ; mais dans la classe des serviteurs, c'est un véritable crime ; c'est une violation manifeste du droit des gens. Où donc un maître pourra-t il se croire en sûreté si ce n'est dans sa propre maison ? Quelle cruelle existence pour lui, s'il faut qu'il soit sans cesse occupé à dérober tout ce qu'il fait, tout ce qu'il pense, aux yeux de ses domestiques ?

Quoiqu'on soit sans reproche on ne veut rien qui gêne ;

mais si l'on a réellement des actions à cacher ; si les remords et la crainte vous font de la dissimulation une nécessité et un devoir ; combien alors ce supplice devient terrible, et cependant tout homme qui traîne à sa suite un nombreux domestique, s'y trouve inévitablement condamné. Avouons que c'est une cruelle compensation, de la douceur d'être ponctuellement servi dans tout ce qu'on commande. Ici, cette curiosité fait le supplice du criminel ; mais nous voudrions que comme dans le Roman elle y reçut aussi sa punition. Caleb tourmente son protecteur, son bienfaiteur, son maître, et rien ne le punit de cette noire ingratitude. Nous convenons qu'il est ici le fils des Hawkins, et qu'il sert d'instrument à la vengeance céleste pour punir celui qui a laissé périr son pere, pour un crime dont il étoit l'auteur ; mais il ignore sa naissance, et son insatiable curiosité, le rend vraiment ingrat et cruel envers un homme dont il n'a reçu pendant toute sa vie que des bienfaits.

Cette curiosité est mieux motivée chez Andrews. Ce Ministre élevé par les Hawkins, leur doit tous les sentimens dont son ame est pénétrée ; la parfaite connoissance qu'il avoit de la vertu de ces dignes Fermiers, tout lui persuade qu'ils ne peuvent être coupables. C'est pour s'en éclaircir qu'il se fait introduire chez Falkland en qualité de Chapelain. Il remplit donc son rôle en cherchant à le pénétrer ; en n'épargnant rien de ce qui peut lui faire découvrir que Falkiand est le coupable, et que par conséquent les Hawkins sont innocens. Aussi la curiosité chez lui devient presque une vertu. Ce rôle qui comme nous l'avons dit, est tout entier de l'invention de l'Auteur est en général bien fait ; il a su le lier très adroitement à la fable de son action. L'embarras qu'éprouve Falkland qui ne peut soutenir l'œil perçant d'un homme vertueux, par lequel il se voit soupçonné, est bien dramatique, et offre plus d une situation théâtrale et neuve : mais c'est surtout la Scène de la Romance qui est du plus grand effet. Cette Scène est neuve, attachante, et terrible : chaque mot de cette Romance chantée par une voix douce et enfantine qui porte dans l'ame de Falkland les traits de la crainte, du remords et du désespoir ; l'innocence d'Augustine qui sans regarder son tuteur ne s'occupe que de son chant ; l'extrême attention qu'Andrews et Caleb apportent à l'observer ; tout cela forme un tableau du plus grand intérêt, d'une composition terrible, et c'est une situation vraiment déchirante. Nous ne doutons pas que le crayon, et le pinceau ne s'emparent de cette scène : sous les doigts d'un Peintre habile, elle produiroit un tableau bien touchant.

Le rôle de Blowmer a aussi ses beautés. Ce vieux serviteur de Falkland qui a élevé l'enfance, et qui partage les chagrins de son Maître sans vouloir les connoître, sans même en pénétrer la cause, plaît, touche, et intéresse. Il n'est point là un personnage inutile. Quoique par le genre de son caractère et la nature de son secret Falkland ne se soit confié à personne, l'on sent que s'il avoit eu quelque confident à choisir, c'eût été le respectable Blowmer, D'ailleurs les sages conseils que ce dernier donne à Caleb ; la considération méritée dont il jouit dans le château ; l'opinion où l'on est qu'il est le père de Caleb ; enfin les fonctions d'Exécuteur testamentaire de Falkland qu'il remplit en faisant connoître ses dernières volontés, qui forment le dénouement, attachent ce personnage à l'action d'une façon simple, naturelle et cependant très étroite. Ce rôle est donc très beau sous plus d'un rapport.

Cette jeune Augustine dont la naissance n'est peut être pas assez éclaircie, mais que la reconnoissance attache à Falkland qui a pris soin de son éducation, jette sur ce Drame une teinte d'intérêt doux et touchant, dont on a besoin pour faire diversion aux idées sombres et terribles dont il est rempli. Nous convenons qu'elle est trop peu liée à l'action de la Pièce ; mais son caractère aimable et sensible ; son tendre intérêt pour l'homme à qui elle doit tout ; le consentement même qu'elle donneroit à recevoir sa main, malgré la différence des âges, s'il vouloit faire de cet hymen le prix de ses bienfaits ; le ton noble, affectueux, familier même avec lequel elle lui parle, tout contribue à rendre ce rôle singulièrement agréable.

Mais ce qui le rend surtout nécessaire, c'est la Romance qu'elle chante au troisième Acte. Cette épreuve imaginée par Andrews est d'un, très grand effet ; et il est intéressant de voir Augustine déchirer le cœur de Falkland, tandis qu'elle ne songe qu'à adoucir ses chagrins par le charme de sa voix. Cette Scène l'une des meilleures de la Pièce, et dans laquelle les quatre Acteurs sont occupés de sentimens si posés ; dans laquelle chaque mot chanté par Augustine porte le trouble et la terreur dans l'ame de Falkland, tandis .qu'Andrews en pénêtre tous les secrets, et que Caleb se livre à une ardente mais vague curiosité : cette Scène d'un genre si neuf, et que l'esprit seul ne pouvoit inventer, qui appartient enfin toute entière à l'Auteur, est l'ouvrage d'un homme qui connoît bien le cœur humain ; qui sait les ressorts qu'il faut faire mouvoir pour attacher profondément ; et qui a mesuré avec une très grande sagacité la portée des effets dramatiques.

Le rôle de Tom est peu de chose ; mais il est simple ; il est bien lié à l'exposition, et aucune plaisanterie déplacée ne vient, dans la bouche de ce Valet, contraster avec le ton .de l'ouvrage. On a trouvé un peu brusque la confidence qu'il fait à Andrews arrivé de ce même jour dans le château : mais il faut remarquer que Tom connoît ce Ministre depuis plus de six mois ; qu'il lui a des obligations ; qu'il se repose sur son caractère et sur sa discrétion ; qu'enfin c'est un Valet ; et qu'un Valet, tel attaché, tel réservé qu'il soit, cherche toujours à pénétrer et à s'entretenir des actions de son maître.

Avoir analysé chacun des caractères de ce Drame, après en avoir extrait fidèlement l'action, c'est l'avoir fait connoître dans le plus grand détail : il ne nous reste plus qu'à présenter ici notre-opinion sur cet Ouvrage, et qu'à rendre compte de l'effet qui l'a produit.

Si nous en étions réduits à le juger par celui de la premiere représentation nous serions fort à plaindre.Une horrible cabale, dont les chefs bien connus et bien signalés, tiennent à un parti qui a déclaré aux Talens et à la Vertu, une guerre à mort, s'étoit emparée ce jour-là du Parterre. Les trois premiers actes ont été écoutés sans murmures ; et même fréquemment applaudis. La cabale étoît trop bien liée, trop adroite, pour se dévoiler d'abord. Mais après avoir laissé les vrais Juges user d'une espèce de liberté pendant les trois cinquièmes de la Pièce, elle a profité de quelques longueurs, surtout de quelques expressions réprouvées par le Goût, pour manifester sa malveillance, et museler le Public. Dès lors il n'a plus été permis aux gens honnêtes et éclairés de reprendre le dessus. Depuis la moitié du quatrième Acte jusqu'à la fin de la Pièce, l'on n'a plus entendu que des rugissemens, des sifflets de clefs, des hurlemens, et d'horribles vociférations. Un Poëte tragique plus connu par ses opinions ultra-révolutionnaires, que par ses ouvrages, étoit au milieu du Parterre, et dirigeoit tous ces mouvemens. Un grand nombre d'émissaires adroitement placés, et qui avoient reçu leurs instructions, auxquelles ils ont été fidèles, obéissoient au signal, et n'épargnoient rien pour troubler le Spectacle, et même pour empêcher les Acteurs de parler. Les honnêtes gens avoient beau s'épuiser en chût, chût, et chercher par tous les moyens possibles à rétablir le calme, les mesures étoienr trop bien prises, et le plus robuste courage n'auroit pu y résister. Les Acteurs cependant ont fait tête à l'orage avec un courage, un zèle, une constance qu'on ne sauroir trop louer. Il n'en ont pas moins joué, et très bien joué. Ils ne s'en sont pas laissé imposer par cet horrible tumulte, et la Pièce a été achevée jusqu'à la dernière phrase. La chute du rideau n'a pas fait cesser les cris. Les rugïssemens ont continué long-tems après. On demandoit à grand cris les Acteurs, mais ce n'étoit qu'un prétexte pour amener sans doute quelqu'événement sinistre. Enfin le Public s'est écoulé ; mais le groupe des plus acharnés vociférateurs, composé d'environ vingt personnes, a continué de pousser ses,cris, et d'occuper le milieu du Parterre, jusqu'à l'extinction des lumières : il s'est retiré alors la rage dans le cœur, et en vomissant les plus horribles imprécations.

Avec une Administration moins ferme, et des Acteurs moins courageux et moins zélés, c'en étoit fait de cet Ouvrage, et le vœu des ennemis de l'Auteur étoit rempli. Mais l'Administrateur du Théâtre de Feydeau, n'est pas homme à se laisser, intimider par le bruit. Dès le lendemain, ce Drame fut affiché pour le 10, au grand contentement de tous les gens honnêtes, et au grand déplaisir de cette horde de brigands soudoyés qui se voyoit ainsi trompée dans le résultat de ses manœuvres et dans le but de ses espérances.

En effet, la Pièce a été redonnée le 10 Prairial devant un grand concours de Spectateurs. L'Auteur avoit seulement resserré, élagué et fait la guerre à quelques mots. Dans cet état, et devant un Public sevère mais juste, devant des Spectateurs éclairés et rendus à eux-mêmes, Falkland a obtenu, d'un bout à l'autre, le plus grand succès, et n'a pas essuyé le plus léger murmure. Cep coupures, ces changemens, qu'il est ordinairement si difficile à la mémoire de substituer à la première version, n'ont rien altéré de l'ensemble ni de la précision du jeu des Acteurs. On a demandé l'Auteur à grands cris ; on l'a nommé, mais il n'a point paru. On a demandé aussi les Acteurs: MM. Monvel et Talma ont seuls paru ; et M. Degligny a prié le Public d'agréer les excuses de M. Molé, trop fatigué pour paroître Telle a été la destinée de cet Ouvrage. Quoique profondément indignés d'une chute, ourdie par la haine constante qu'une Classe de gens bien connus a vouée à l'estimable Auteur de l'Ami des Lois ; et quoique vivement émus du brillant succès qui l'a suivie ; nous n'en jugerons pas moins ce Drame avec la stricte impartialité qui fait le fond de notre caractère, et que nos Lecteurs sont en droit d'attendre de nous.

Il faut louer d'abord le choix du sujet, qui est d'un bel effet dramatique, d'un genre sevère, et dont le but, bien moral, est d'effrayer le crime par le spectacle déchirant des tourmens du remords, et de faire voir cette justice divine toujours présente pour le poursuivre. Cette idée, consolante pour l'homme vertueux et l'effroi du coupable, explique en partie la première destinée de cette Pièce. Pour l'apprécier tout ce qu'elle vaut, il falloit peut-être n'avoir aucun reproche à se faire ; et ce n'étoit surtout qu'aux belles ames qu'elle devoit plaire.

L'exposition en est simple, naturelle, sort bien du sujet, et il paroît qu'elle a été généralement goûtée. L'invention du personnage d'Andrews est belle ; ses motifs sont nobles, et il se trouve parfaitement lié à l'action. Son ton d'oracle, son air mystérieux, achèvent d'exaspérer la curiosité de Caleb ; c'est ce qu'il demande, car il veut en faire l'instrument du supplice de Falkland : enfin ce Ministre est une sorte de providence visible, qui dirige les fils de l'action ; et dont la vengeance est en quelque sorte justifiée par la reconnoissance qu'il doit aux malheureux Hawkins, dont l'honneur ne peut être réhabilité qu'en dévoilant le véritable auteur du crime.

Toute la conduite de ce personnage est donc bien motivée, et le résultat d'un plan commencé depuis long-tems et poursuivi avec constance. On a reproché à l'action une marche un peu lente, et l'on a dit surtout que Falkland étoit toujours dans la même situation. Le second de ces reproches nous paroît mieux fondé que le premier. L'action marche aussi rapidement qu'elle le doit, d'ans une Pièce où il n'y a point d'évènemens, et dont l'Auteur a sagement banni les épisodes. Le grand intérêt du sujet ; le développement des caracteres ; l'élévation des pensées ; voilà ce qui constitue le grand mérite de cet Ouvrage. Quoique né d'un Roman, il n'offre rien de romanesque : tout y est vrai. C'est une peinture fidèle d'un cœur coupable ; et si cette peinture est vraiment attachante ; si l'Ouvrage plaît sans ornemens étrangers ; s'il est bien dans les règles de l'Art, l'Auteur a rempli sa tâche. On n'a pas le droit de lui rien demander davantage.

Or, il nous semble qu'il a atteint ce triple but. La situation de Falkland, sans doute, est constamment la même ; mais c'est la faute du sujet plutôt que celle de l'Auteur. Un homme en proie aux remords depuis seize ans ; qui a toujours l'idée de son crime présente à son imagination ; dont l'ame troublée sans cesse cherche à se dérober à tous les regards ; et en qui cependant la force des sensations est telle, qu'il se laisse sans cesse pénétrer malgré tous ses soins, est, il est vrai, dans une position qui ne varie point, mais qui cependant devient d'un très grand intérêt ; surtout lorsqu'on sait que cet homme est foncièrement vertueux ; qu'il a été forcé, en quelque sorte, au crime qu'il a commis, et qu'il s'est entouré d'un cortège de belles actions, qui doivent expier ce même crime, et finir par lui mériter la miséricorde d'un Dieu rémunérateur et bon, toujours prêt à faire grace à celui qu'anime un sincère repentir.

Aussi malgré le peu d'action, le petit nombre des personnages, et la sévérité du sujet, qui est sans amour, cette Pièce est d'un très vif intérêt, et ce n'est pas peu de chose que d'intéresser sans ces moyens. Remercions donc M. Laya d'avoir tiré autant de parti d'un sujet aussi austère ; et que ceux qui connoissent le prix de ce beau simple, dont les modèles sont aujourd'hui si rares au Théâtre (où l'on ne cherche plus l'intérêt que dans le fracas et la complication des évènemens) sachent quelque gré à l'Auteur d'en avoir fait ici un aussi touchant emploi.

La partie foible de cet Ouvrage, celle qui prête le plus à la Critique, c'est le style. On l'a trouvé, en général, un peu prolixe, souvent trivial, presque jamais harmonieux : mais on doit dire aussi qu'il est, en général, simple ; qu'il y a plusieurs mots d'un très grand effet, et qu'à la seconde représentation la Pièce avoit été purgée de toutes ces expressions impropres ou trop familières qui avoient paru déplacées. Lorsque ce Drame sera imprimé, nous nous livrerons à un examen plus particulier de ce style. Il est difficile de le juger dans la bouche des Acteurs, et surtout d'Acteurs tels que ceux-ci. Attendons donc que le silence du cabinet et le grand jour de l'impression nous permettent de nous livrer à cet examen. On voit mal aux lumières certaines parties de l'Art, et principalement celle-ci.

Il nous reste à parler de la manière dont ce Drame a été joué.

M. Molé, dans le rôle de Falkland, rôle d'autant plus difficile, qu'il est presque toujours concentré, a quelquefois été sublime. On ne sauroit trop admirer l'art avec lequel il en a varié les tons et fondu les nuances de ce mélange continuel de bonté, de craintes, de terreur, de remords, de fureur et de noblesse qui le caractérisent. Il a déployé, dans ce rôle, une force de moyens bien étonnante à son âge, et une vivacité, une chaleur qui prouvent que son ame est toujours jeune. Ce rôle terrible, très fatigant, et dont l'étonnant travail a surtout été senti et apprécié par ceux qui ont fait une étude profonde des difficultés de l'Art, fait, selon nous, un grand honneur à M. Molé, et tiendra une place distinguée dans l'histoire de son talent.

M. Monvel tire un étonnant parti du rôle d'Andrews, qui est presque tout en mots coupés, en jeux de physionomie. Il y déploye une pantomime savante et du plus grand effet. Dans la scène avec Falkland, au troisième acte, dans celle de la Romance qui la suit, &c., il est vraiment sublime ; ses yeux sont d'une expression terrible ; on voit qu'il a profondément médité et saisi- avec la rare intelligence qui le caractérise, toutes les difficultés qu'offroit ce rôle que bien peu d'Acteurs seroient en état de jouer.

M. Talma a très bien saisi aussi celui de Caleb. Il en nuance, avec art, les diverses teintes. D'abord beaucoup de naturel et de simplicité ; ensuite un très beau développement dans les progrès de l'insatiable curiosité qui le dévore ; un-maintien noble et décent ; une grande attention à la Scène, et un jeu muet singulièrement estimable. Nous n'aurions pas cru qu'il pût dire aussi bien la prose, et jouer avec autant de candeur.

Le beau rôle de Blowmer n'est pas mal rendu par M. Degligny. Il y a mis de l'ame, de la chaleur, et sa diction semble y sortir de cette monotonie que nous lui avons si souvent reprochée.

M. Dublin met de la simplicité, du naturel et de l'ame dans le petit rôle de Tom, et il a trouvé moyen d'y être singulièrement applaudi et à juste titre.

Enfin, Mlle Mézeray, si noble et si belle sous l'habit d'Augustine, que chacun, en l'appercevant, croyoit voir un des plus beaux portraits de Vandick ; répand sur ce petit rôle un charme indéfinissable. Son organe y va droit au cœur ; son jeu est bien celui d'une jeune personne aimable, sensible, bien élevée, dont le cœur libre, simple et naïf n'est encore tourmenté par aucune passion, et dont l'ame est le siège de la plus aimable candeur et de l'innocence la plus touchante. Ce rôle n'est presque rien, et elle en fait quelque chose de délicieux. Elle chante la Romance avec un goût, une grace, une pureté, une justesse vraiment admirables ; et jamais sa charmante voix n'a paru, dans le chant, avec plus de goût et de netteté. Elle s'accompagne elle-même sur l'orgue, d'une manière qui prouve qu'elle est très bonne Musicienne. Mais ce qui est vraiment au dessus de tout éloge, c'est le ton avec lequel elle dit Milord ! en se levant spontanément lorsque Falkland interrompt la Romance.

Cette Pièce est mise avec un soin particulier, La décoration des trois derniers actes est neuve, et d'un très bon effet. Les costumes, exécutés sur les dessins de M. Dublin, sont sévères et riches. Enfin, il est facile de voir que l'Administration et les Acteurs eux-mêmes n'ont épargné ni soins ni dépenses pour en assurer le succès. Leurs efforts ont triomphé des obstacles que la malignité avoir semés sous leurs pas ; et nous osons croire que ce Drame, tout-à-la-fois noble, intéressant et moral, est maintenant au-dessus des atteintes des Sots et de la haine des Méchans.

D’après la base César, la pièce a été jouée 5 fois au Théâtre Feydeau, les 25 et 29 mai et les 2, 6 et 28 juin 1798.

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