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Henri VIII

Henri VIII, tragédie en 5 actes, de Marie-Joseph Chénier, 27 avril 1791.

Théâtre de la République

Titre :

Henri VIII

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose ?

vers

Musique :

non

Date de création :

27 avril 1791

Théâtre :

Théâtre Français rue de Richelieu

Auteur(s) des paroles :

Marie-Joseph Chénier

Almanach des Muses 1794

C'est cet abominable Henri VIII d'Angleterre qui avouoit en mourant n'avoir jamais refusé la vie d'un homme à sa haîne, ni l'honneur d'une femme à ses désirs. L'auteur le produit sur la scène au moment où violemment épris de Jeanne Seymour et dégouté d'Anne Boulen, il accuse lui-même celle-ci d'adultère, et la fait condamner à la mort. Au dernier acte, prévoyant les sollicitations dont il va être assiégé, il ordonne à son ministre de presser le supplice de la reine. En effet, Crammer, et bientôt Seymour elle-même, tenant dans ses bras la fille de Boulen et de Henri, tombent à ses pieds avec tout le peuple. Le tyran feint de s'attendrir, et révoque l'ordre fatal ; mais il n'est plus tems. Seymour désespérée, rejette avec horreur les vœux de cet assassin couronné, qui, pour la première fois, connoit des remords.

Très-beaux caractères de Boulen et de Seymour. Celui d'Henri, point passionné, mais bas et froidement cruel ; il soutient d'un œil sec le regard de l'innocence, et commande lui-même de suborner des témoins.

Scènes touchantes. Versification élégante et facile.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Moutard, 1793 :

Henri VIII, tragédie en cinq actes, Par Marie-Joseph Chénier, Député à la Convention Nationale ; Représentée pour la première fois à Paris, sur le Théâtre de la République, le 27 Avril 1791.

Mercure universel, n° 59 du jeudi 28 avril 1791, p. 447-448 :

[Compte rendu d’une représentation qui n’a pas tenu toutes ses promesses. La pièce a plutôt échoué, et les reproches faits à Chénier ne manquent pas : Anne de Bolen trop plaintive, le manque d’actions, le rôle de l’enfant, trop de déclamation : il faudrait réduire la pièce à trois actes. Enfin l’histoire n’est pas respectée (le critique interprète la fin de la pièce comme annonçant la mort de Jeanne Seymour...).]

Jamais peut-être représentation théâtrale ne fut plus brillante par le concours des spectateurs que la première donnée hier, d’Henri VIII et Anne de Boulen. Le succès n'a pas été aussi complet que la recette.

Tous ceux qui ont étudié Henri avec quelque soin (dit l'abbé Raynal) n'ont vu en lui qu'un ami foible, un ami insconstant [sic], un amant grossier, un mari jaloux, un père barbare, un maître impérieux, un roi despotique et cruel. Pour le peindre d'un seul trait, il suffit de répèter ce qu'il a dit à sa mort, qu'il n'avoit jamais refusé la vie d'un homme à sa haine, ni l’honneur d'une femme à ses desirs.

Sanderus, dit de ce prince, qu'il bouleversa et pressura son royaume, au point qu'il ne restoit plus que de vendre l'air aux vivans, et la sépulture aux morts.

C'est d'après ces portraits que M. Chénier paroît avoir tracé son Henri VIII. Il place ce vers dans sa bouche :

« La vertu n'est qu'un ombre, un fantôme illusoire. »

Henri VIII, éperduement amoureux de Jeanne de Seymour, a résolu la mort d'Anne de Boulen son épouse, dont il a eu une fille nommée Elisabeth ; et pour couvrir son forfait d'une ombre de justice, il gagne de faux témoins qui doivent attester son crime ; et malgré les vives supplications de Jeanne de Seymour et de Thomas Crammer, archevéque de Cantorbéry. L'arrêt prononcé s'exécute, et Anne de Boulin périt sur l échaffaud.

Voila le fond de cette tragédie. Dans les deux premiers actes, on a applaudi des vers heureux, tels que celui-ci appliqué aux courtisans :

« A ramper sans pudeur, (ils) ont placé leur orgueil ».

Et cet autre de Jeanne Seymour, adressé à Henri au sujet de ses épouses :

« Vous m'aimez aujourd'hui, vous les avez aimées ».

Mais au quatrième acte, il s'est élevé de violens murmures et des interruptions fréquentes.

L'attitude perpétuellement douloureuse et plaintive d'Anne de Boulen, qui gémit dans la prison, en pressant sa fille dans ses bras, a produit un effet contraire à celui qu'attendoit l'auteur ; le cinquième n'a guères été plus heureux,

En général, la pièce entière manque d'actions, le sujet ne fournit pas cinq actes ; le rôle de l'enfant est maladroit ; celui de Jeanne de Seymour incertain dans son effet ; et le cardinal Crammer, quoiqu'estimable dans ses vues, n’a produit aucune sensation. Trop de tirades et de déclamations ont sur-tout nui au succès. Nous pensons que la pièce, réduite en trois actes, réussiroit infiniment mieux.

Nous ajouterons aussi que l’auteur choque l’histoire, en faisant mourir Jeanne de Seymour, puisque Henri VIII l’a épousée le lendemain du supplice d’Anne de Boulen ; et en mettant dans la bouche de Crammer :

« Que dieu pardonnoit en mourant sur la croix. »

Il paroît avoir oublié le conseil de Boileau :

Et sottement zélé en sa simplicité,
Joua les saints, la vierge et Dieu par pitié.

M. Talma a nuancé très-habilement le rôle ingrat et difficile de Henri VIII. Madame Vestris a déployé dans celui de Anne de Boulen une vive sensibilité et l’abandon du talent.

Révolutions de Paris, troisième année de la liberté française, huitième trimestre, n° 95, du 30 avril au 7 mai 1791, p. 189-191 :

[Le principal point à retenir de ce compte rendu, c’est une prise de position hostile à la royauté.]

Henri VIII, ou Anne de Boulen, tragédie de M. Chénier.

Le drame de Charles IX nous a montré combien peu la conduite des rois est édifiante dans les affaires publiques; elle n'est pas moins immorale dans leurs affaires domestiques. Cette vérité historique, mise en scène dans Henri VIII, confirmera les patriotes dans la juste défiance que doit leur inspirer tout ce qui approche du trône ou qui en émane.

L'exposition de la nouvelle tragédie de M. Chénier est un peu longue et froide. Crammer, l'évêque, et Jeanne Seymour instruisent le spectateur de la nouvelle passion du roi pour cette dernière, et de l'accusation d'inceste et d'adultère qu'il fait intenter à sa femme Anne de Boulen pour s'en débarrasser. Henri VIII arrive ; il écoute impatiemment les sages et respectueuses remontrances de Crammer ; puis il a un entretien avec Jeanne. Cette scène en rappelle une du même genre dans Zaïre, mais le charme de la versification ne se trouve pas ici au même degré ; il s'en faut : plusieurs vers heureux en dédommagent pourtant. Anne de Boulen paroît au second acte, et converse avec Crammer et sa rivale. Ces deux femmes intéressent. Henri survient, et consent à une entrevue avec la reine. On s'attend à tout ce qu'ils se . disent. Emu un moment, le roi reprend son caractère ; il fait offrir de l'argent et le pardon aux prisonniers, parens et amis de la reine, pour porter témoignage contre elle. L'un d'eux paroît y consentir ; il est confronté avec elle. Le roi s'attend à voir sa femme confondue ; mais, au grand étonnement de tous les personnages , elle est pleinement justifiée par son frère. Cette situation est la plus belle de la pièce. Ce frère qu'on fait sortir exprès de la tour de Londres, accuse le roi en face, le dévoile, l'humilie, et lui parle avec toute la fermeté et tout l'orgueil de l'innocence opprimée par un tyran, au-dessus duquel elle se place.

Au quatrième acte, la reine, dans la prison, fait des adieux touchans à Crammer, à sa jeune fille Elisabeth et à Jeanne Seymour, Moins de longueurs, et le pathétique du sentiment seroit ici porté à son comble. Au cinquième acte, la petite Elisabeth, conduite par Jeanne à son père, vient lui demander grace pour sa mère qui marche au supplice. Après s'être fait longtemps prier, Henri envoye Crammer pour empêcher l'exécution. Il n'est plus temps. L'évêque révient. Henri l'apperçoit de loin, et se dit dans un à parte :

Sa douleur me rassure. . . . . . .

Entre plusieurs autres traits durs et prononcés, celui-ci a paru atroce à quelques spectateurs ; mais il est bien dans le caractère d'un roi ; et d'ailleurs parfaitement conforme à l'histoire d'Henri VIII et à celle du cœur humain. On doit s'attendre à tout de la part d'un homme investi d'un grand pouvoir, sans en être comptable à d'autres qu'à Dieu. Le dénoûment laisse beaucoup à désirer. L'auteur fait mourir Jeanne sur le théâtre ; et l'on sait qu'elle succéda à l'infortunée Boulen dans la couche royale, et que son fils Edouard VI règna sur l Angleterre.

Pendant la seconde représentation de cette tragédie estimable, nous avons remarqué avec une grande joie que l'esprit de liberté nationale faisoit des progrès très-sensibles. Les maximes politiques d'Henri VIII, à mesure qu'elles sortoient de sa bouche, fournissoient l'occasion aux spectateurs de faire des retours sur l'état actuel des choses ; ils se félicitoient d'en être venus au point de pouvoir comparer les menaees d'un tyran aux bravades de Dom-Quichotte. Un pas de plus, et la similitude sera parfaite. Les mauvais traitemens qu'essuya le héros de la Manche ont guéri ses imitateurs ; c'est en traitant de même les rois tentés d'abuser de leur pouvoir qu'ils cesseront d'être redoutables, et d'en imposer aux peuples.

Mercure de France, tome CXXXIX, n° 19 du samedi 7 mai 1791, p. 39-42 :

[La nouvelle tragédie de Marie-Joseph Chénier est créée dans un contexte difficile : elle suit immédiatement Charles IX, dont les représentations n’ont pas été sans problèmes, et elle est jouée au théâtre où se sont réfugiés les dissidents du Théâtre de la Nation, ex-Comédie Françoise. Ces derniers, autour de Talma ou de madame Vestris, ont repris un ancien théâtre où l’on jouait essentiellement des farces, le Théâtre du Palais Royal, et ils commencent à y jouer un répertoire fort éloigné de la farce. La première représentation a été houleuse, et le critique renonce à « porter un jugement assuré » dans de telles conditions. Il dit vouloir se contenter d’en « présenter la marche » qu’il juge simple, et d’en évoquer quelques beautés. Après le résumé de l’intrigue, c’est la situation du nouveau théâtre qui est décrite : cet ancien théâtre dédié aux farces doit surmonter maints obstacles pour devenir le théâtre ambitieux qu’il souhaite être, mais le critique pense que cette transformation est possible. La distribution de la nouvelle pièce est détaillée avec beaucoup d’éloges, et en particulier Talma, qui confire dans ce nouveau rôle tout ce qu’il avait laissé deviner dans Charles IX. Reste au public de mieux juger la pièce de Chénier.]

Théatre Français de la rue de Richelieu.

Il serait bien difficile, après une seule représentation de Henri VIII, de rendre un compte approfondi de cette Tragédie. L'extrême sévérité, nous pourrions dire même la malveillance avec laquelle on l'a écoutée, n'a pas permis d'en saisir l'ensemble, ni d'en porter un jugement assuré. Nous allons seulement en présenter la marche, facile à retenir, parce qu'elle est simple, & indiquer quelques-unes des beautés qu'on y a remarquées, & que les clameurs d'une partie de l'Auditoire n'ont pu entiérement étouffer.

Henri, ce Tyran d'Angleterre, accoutumé à tout sacrifier à ses passions, qui s'est séparé de la Communion Romaine pour faire prononcer son divorce avec Catherine d'Aragon, & pour épouser Anne Boulen, épris aujourd'hui d'une passion aussi violente pour l'intéressante Seymour, accuse la Reine d'inceste & d'adultere, séduit jusu'aux accusés même, & lui donne pour Juges les plus lâches flatteurs de sa Cour. Crammer, Archevêque de Cantorbéry, ose seul prendre la défense de la Reine. Il est secondé par la jeune Seymour, qui, peu flattée du rang que le Roi lui destine, emploie tous ses efforts pour fléchir le Tyran : ses efforts sont inutiles. Henri aime trop ardemment sa nouvelle conquéte, pour lui accorder une grace qui le priverait de sa possession. La Reine doit être jugée, mais quelque mépris que le Despote ait pour son Peuple, il sent néanmoins qu'il lui serait avantageux d'en imposer à l’opinion. Il croit en avoir trouvé le moyen : il charge Norfolk, son digne Confident, de séduire Noris, 1'un des accusés, homme d'une probité reconnue, & dont le témoignage peut être d'un grand poids. Noris promet tout ce qu'on veut, & demande à s'expliquer en présence des Juges & de la Reine. C'est là qu'il la justifie en dévoilant tous les crimes du Tyran. Cette Scène, rendue par le Poëte & par l'Acteur avec beaucoup de noblesse & de force, a eu le plus grand succès. Elle devait assurer celui de l'Ouvrage ; mais elle a ranimé les efforts de ceux que ce succès pouvait contrarier. Boulen est condamnée. On lui permet de voir encore sa fille, la jeune Elisabeth, qui n'avait que trois ans selon son Histoire, mais à qui le Poëte en a donné huit ou neuf. Les questions ingénues de cette enfant, l'ignorance où elle est du sort destiné à sa malheureuse mere, produisent une scène infiniment pathétique ; mais elle n'a pas été sentie. La voix trop aigüe de l'enfant chargée du rôle, en a détruit tout l'effet sur des Spectateurs mal disposés.

Le 5°. Acte a ramené le silence, qui n'a presque plus été interrompu que par des applaudissemens. Seymour vient tomber aux pieds du Tyran en lui présentant sa fille, & en l'arrêtant par ce vers :

Cédez à la Nature en voyant votre image.

Henri feint de se rendre aux instances de Seymour, de Crammer & de tout le Peuple qui embrasse ses genoux : il donne l'ordre de sauver la Reine, mais il avait donné d'avance celui de hâter son supplice. Boulen n'est plus ; mais l'Auteur nous laisse l'espoir que le Tyran ne profitera pas de son crime. Seymour, révoltée de sa barbarie, rejette avec indignation la couronne qui lui est offerte, & ne veut recevoir de lui que la mort.

Un Théatre consacré dans sa naissance à des farces, qui s'est élevé sucessivement au genre le plus noble, & qui va même jusqu'à tenter le plus sublime de tous, doit s'attendre à beaucoup de résistance & de contradictions. Celui de la rue de Richelieu a encore d'autres obstacles à vaincre ; ils seront suffisamment sentis, & nous n'avons pas besoin de les indiquer. Nous croyons, malgré cet échec, qu'avec beaucoup de patience, des efforts constans, & un choix d'excellens Ouvrages, le Théatre de la rue de Richelieu peut espérer de soutenir l'entreprise délicate dont il s'est charge.

Madame Vesttis & Mlle. Desgarcins ont déployé dans cette Tragédie des talens justement appréciés, qui ne peuvent manquer de fixer à la longue un Public plus intéressé à ses propres plaisirs qu'à des débats qui lui sont étrangers. Mlle. Desgarcins a même surpassé l'idée qu'on en avait prise sur un autre Théatre, & Mr. Monville, dans la seule scène de Noris, a mérité d'être distingué. Les grandes espérances qu'avait déjà données Mr. Talma dans plusieurs rôles, & notamment dans Charles IX, il les a confirmées dans le rôle de Henri VIII, & le Public lui a rendu justice. On en rendra sans doute davantage à la Tragédie de M. de Chénier, quand on voudra l'écouter avec plus d'attention & d'impartialité.

Mercure de France, tome CXXXIX, n° 22 du samedi 28 mai 1791, p. 147 :

[Bref retour sur la tragédie de Chénier : tout ce qui posait problème est corrigé, et l’acte IV, qui était fort contesté est devenu au contraire un temps fort de la pièce. On y pleure beaucoup, grâce à l’interprétation de madame Vestris. Le Théâtre Français de la rue de Richelieu est devenu un haut lieu pour la tragédie, il ne lui reste plus qu’à atteindre un niveau comparable pour la « haute Comédie » (la vraie, cinq actes, en vers : il y a une hiérarchie des genres !).]

La Tragédie de Henri VIII, au Théatre de la rue de Richelieu, a obtenu justice ; quelques changemens dans les rôles lui ont procuré le succès qu'elle mérite, & qui lui avait été contesté à la premiere représentation. Le 4°. Acte, qui avait excité le plus d'orage, & que nous avons annoncé comme le plus pathétique, est en effet celui qui aujourd'hui fait répandre le plus de larmes aux Spectateurs. Il est vrai que Madame Vestris, mieux secondée, est plus à portée d'y déployer ces grands talens dramatiques, qui depuis long-temps la placent au premier rang. Dans cet Acte , moins fort de mouvement que de beautés de détail, on découvre mieux la grande Actrice. Ce Théatre ne laisse presque plus rien à désirer pour la Tragédie : la haute Comédie n'y est pas encore au degré où elle doit espérer de parvenir.

L'Esprit des journaux français et étrangers, vingtième année, tome VI (juin 1791), p. 338-346 :

THEATRE FRANÇOIS, rue de Richelieu.

C'est ainsi que se nomme aujourd'hui le ci-devant théâtre du Palais-royal, qui ci-devant encore avoit porté le titre de Variétés amusantes. Il a joint aux acteurs dont il étoit composé, quelques sujets du théâtre de la nation ; comme Mme. Vestris, Mlle. de Garcins, M. du Gazon, & M. Talma. Il a fait son ouverture, le 27 avril, par la première représentation, á'Henri VIII & Anne de Boulen, tragédie nouvelle en cinq actes, par l'auteur de Charles IX.

Ceux qui ont lu l'histoire d'Angleterre, connoissent les traits qui ont fourni à M. Chénier le sujet d'Henri VIII. On sait que ce prince, un des tyrans les plus sombres & les plus féroces que les fastes du despotisme puissent offrir, fut un ami foible, un allié inconstant, un amant grossier, un pere barbare, un maître impérieux, un roi despote & cruel. Henri VIII, après avoir établi le schisme funeste dans lequel Thomas Morus perdit la tête sur un échafaud, après avoir épousé successivement six femmes, dont deux furent décapitées, & les quatre autres répudiées, ou victimes d'un trépas lent & causé par ses cruautés, disoit à l'article de la mort, qu'il n'avoit jamais refusé la vie d'un homme à sa haine, ni l'honneur d'une femme à ses désirs. C'est à l'occasion du supplice de Catherine Howard, décapitée, sous prétexte qu'elle avoit eu des amans avant son mari, que le parlement d'Angleterre donna cette loi si absurde, par laquelle il déclaroit : » Que tout homme qui seroit instruit, d'une galanterie de la reine, doit l'accuser, sous peine de haute trahison, & que toute fille qui épouse un roi d'Angleterre & qui n'est pas vierge, doit le déclararer, sous la même peine. «

Henri VIII, dégoûté d'Anne de Boulen, est -devenu éperduement amoureux de Jeanne Seymour, élevée auprès de la reine. Sur de calomnieuses imputations qui accusent Anne d'inceste & d'adultère, il la sait arrêter avec Norris son . frère, homme vertueux, & plusieurs de ses amis. C'est-là que la piece commence.

Crammer, archevêque de Cantorbery, qui a quitté la cour pendant qu'Anne étoit dans la prospérité, y revient au bruit de sa disgrâce. Il trouve la jeune Seymour, plus effrayée que flattée de l'amour de Henri, sensible!au sort de sa rivale, & appréciant bien le sort brillant que le roi lui prépare. Henri paroît ; tout entier à son nouvel amour, la vue de Seymour irrite la violence de ses feux. Il a connu les succès de la paix & de la guerre, l'amour, l'amìtié, la vengeance, tous les plaisirs des rois, & le bonheur a toujours fui devant lui. C'est auprès de Seymour qu'il croit le trouver. Cette généreuse personne cherche inutilement à le fléchir. Plus il la voit, plus Boulen est coupable. Crammer n'est pas plus favorablement écouté, & l'impérieux Henri déploie toute la férocité de son caractère.

Norfolk, parent de Boulen, un de ses juges & son plus lâche ennemi, vient rendre compte à Henri des dispositions des juges, ses complices. Crammer se présente avec une lettre de la reine captive. Aucun des courtisans n'a voulu s'en charger. Henri s'emporte. Mais obligé de céder aux pressantes sollicitations de Seymour, à qui il donne à lire la lettre d'Anne de Boulen, il consent à l'entendre & à la voir. Il se retire ; Anne arrive ; le mot de reine, dans la bouche de sa rivale, lui paroît une insulte ; mais bientôt elle se détrompe, & trouve une douce consolation dans la sensibilité de celle qu'elle croyoit son ennemie. Henri reparoît. Boulen cherche à le fléchir & met sous ses yeux le tableau d'une vie irréprochable. Toujours sombre, toujours féroce, sourd aux cris de la pitié, à la voix des remords, il accable l'infortunée, & avec une barbare hypocrisie, se couvre, à ses yeux, du manteau des lois. La victime entend ce langage & se dispose à la mort. Henri a chargé Norfolk de gagner Norris, comme les autres prisonniers qui, pour sauver leur vie, ont déclaré la reine coupable. Les réponses de Norris ont fait croire à Norfolk qu'il serviroit la passion du roi. Mais il a demandé à être entendu devant la reine, & Henri y consent.

Le roi annonce lui-même à Boulen que les complices l'ont chargée. Norris n'a point encore parlé. Boulen garde un rayon d'espérance. On l'amene. Henri paroît le traiter avec bonté , & l'invite à dire la vérité. Norris jure qu'il va la dire, & se tournant vers la reine, annonce qu'il va démasquer le crime. Anne croit son frère au nombre de ses accusateurs ; elle le conjure de la manière la plus touchante de rendre justice à son innocence. Henri se flatte de la confondre par ce témoignage important. Norris atteste le ciel, & jure que la reine....... est innocente. Le roi furieux s'exhale en reproches & en menaces ; Norris oppose à sa fureur le calme d'une amc pure & résignée. Henri ordonne aux gardes de le traîner au supplice, & sort tout, hors de lui, & Boulen annonce à son persécuteur Norfolk les malheurs qui l'attendent, & qu'il éprouva dans la fuite.

La scène change & représente la prison, de la Tour. On y voit Anne de Boulen, seule & livrée aux angoises d'une mort prochaine. Au milieu de ses douleurs, la jeune Elisabeth, sa fille, occupe sa pensée. Une dame d'honneur amène cet enfant, dont l'ingénuité & les questions naïves déchirent le cœur de sa mere. Crammer est venu la consoler, & se retire en annonçant qu'il bravera le courroux du roi. Seymour vient mêler ses larmes à celles de la reine. Anne lui lègue sa fille, & la conjure, par ce qu'il y a de plus sacré, de lui tenir lieu de mere. Le commandant de la Tour paroît & vient chercher Anne pour la conduire au supplice.

Henri, ivre d'amour, compte les momens qui prolongent une chaîne qui lui est devenue insupportable. On lui annonce que Crammer insiste pour être admis auprès de lui. Quelquefois les plus cruels tyrans même veulent se donner l'apparence de la justice. Il ordonne à Norfolk de presser l'exécution, & fait approcher Crammer. Ce vertueux prélat fait tous ses efforts pour fléchir l'inflexible tyran. Il en désespère, lorsque Seymour égarée, Elisabeth dans ses bras, accourt se jetter aux pieds de Henri. Le monarque veut la relever ; elle s'obstine à rester dans cette posture suppliante, & emploie les armes de la nature & du sentiment pour toucher un époux barbare, un pere dénaturé. La- vue d'Elisabeth l'émeut un moment, il a l'air de céder, & ordonne à Crammer de courir suspendre le supplice. Le pontife sort. Seymour demande la grace toute entiere, & ne fait qu'irriter ce farouche despote. Crammer reparoît. Sa douleur rassure Henri. Seymour l'accable de reproches, rejette sa main avec horreur, & lui demande la mort comme le gage le plus cher de sa clémence. Hors de lui, bourrelé, allarmé sur le sort de ce qu'il aime avec frénésie, l'agitation de son ame commence son supplice.

Une marche simple, mais conduite avec art, un grand intérêt bien annoncé & bien soutenu, les caractères donnés par l'histoire, bien conservés, les replis tortueux, la sombre & farouche politique du Néron anglois peints avec énergie, développés d'une manière savante, le contraste si touchant de deux reines rivales, sans se haïr, dont l'une va monter sur l'échafaud, & l'autre sur le trône, une manière sévere, un style noble, harmonieux, toujours de bon goût, de beaux vers, & sur-tout de ces vers qui partent de l'ame, & qui savent si bien en trouver le chemin, l’horreur de la tyrannie, ont valu á cette piece un grand succès pendant les 3e. & 5e. actes. Il faut bien qu'elle ait un vrai mérite pour avoir pu lutter contre les intentions hostiles & les intérêts compliqués qui avoient amené un grand nombre d'ennemis de M. Chénier, comme bon citoyen & comme écrivain distingué, de ce théâtre, des acteurs & de la liberté.

Il faut convenir pourtant qu'on a eu la maladresse:de faire, un peu la part de l'envie. On ne peut dissimuler qu'il n'y ait dans le quatrième acte des longueurs qui exigent des coupures, parce qu'il est à peu de chose près d'une même couleur ; mais la cause la plus certaine de son peu de succès est, il faut le dire, le choix de l'enfant pris pour faire le rôle d'Elisabeth Cet enfant a des mots extrêmement touchans, qui, avec un autre son de voix, un accent plus vrai & plus naturel, auroit fait fondre en larmes. Nous exhortons les entrepreneurs à faire un autre choix, & nous ne doutons pas que cette piece, avec quelques corrections, quelques redites élaguées, vice de l'âge plutôt que de l'auteur, n'ait un succès brillant & non contesté.

Mde. Vestris a soutenu sa réputation dans le rôle d'Anne de Boulen, & n'a manqué aucune des nuances difficiles dont ce rôle est susceptible ; elle a joué avec beaucoup d'ame & de chaleur. Mlle. Desgarsins a fait couler des larmes de tous les yeux dans le rôle noble & touchant de: la généreuse & sensible Seymour, l'abandon, la sensibilité, l'expension de la douleur, ce son de voix si doux, si pénétrant, qui va jusqu'à l'ame, le geste & la diction, tout a été parfait. Pour M. Talma, on admire la justice qui le réduisoit naguère à jouer le rôle de Proculus dans Brutus, & d'autres emplois de cette force. Il a pleinement rappellé le talent vraiment tragique qui a créé le rôle de Charles IX. Il est étonnant qu'un acteur aussi jeune soit capable des combinaisons profondes, des détails savans, & du jeu consommé qu'il a offert au spectateur désintéressé. Des Anglois qui étoient à côté de nous y ont retrouvé des nuances de Garrick. Où nous sommes bien trompés, où ce jeune artiste, maintenant qu'il aura l'occasion de s'exercer, deviendra un des plus chers favoris de Melpomene, & la gloire de la scène françoise. Ces trois acteurs ont été souvent, vivement & justement applaudis. M. Monville qui débutoit à ce théâtre, a rendu avec dignité le rôle du vertueux Norris, & s'annonce d'une manière très-intéressante. Sans faire tort au talent de M. Desrosieres qui a joui avec ame le beau rôle de Crammer, il nous a paru en général que le public désiroit y voir M. Monvel, & nous ne doutons pas que cet artiste consommé ne se fasse un plaisir de contribuer à l'ensemble de cette piece.

Il est impossible, & c'est un éloge, que l'on doit au zele & à l'intelligence de l'entreprise, d'établir une tragédie avec autant de sévérité dans le costume. Toutes les couleurs locales y sont parfaitement saisies. Les décorations sont très-belles, les habits très-vrais, & rien n'est omis pour atteindre, à cet égard, la perfection de l'illusion théâtrale.

Ce sujet a été mis sur les théâtres de Londres par Shakespear & Brook. Nous pouvons assurer que M. Chénier n'en a rien imité. Quant à ceux qui réclament la propriété, & qui semblent doucement insinuer qu'ils ont donné les situations les plus frappantes, s'ils avoient eu cette intention, ce que nous ne croyons pas, il suffiroit, pour apprécier la solidité de leur réclamation, d'observer que M. Chénier n'a fait qu'adopter les personnages & les situations historiques que son sujet lui offroit, qu'il n'a par conséquent pu rien prendre à personne, puisque le reproche qu'on lui fait ne porte que sur ces personnages.

Qu'il nous soit permis maintenant de dire un: mot de quelques murmures que les détails nécessaires & profonds du caractère atroce d'Henri VIII ont causés parmi les spectateurs ; car nous les avons bien distingués de ceux qui n'avoient que des motifs trop honteux à dévoiler. Il y a eu quelques méprises sur l'intention très-théâtrale de l'auteur, & l'on n'a pas réfléchi que ce que Henri VIII disoit étoit fort bien placé dans sa bouche ; car un tyran doit agir & parler en tyran, sans cela il faudrait se récrier, lorsque Néron dit :

J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer.

& proscrire tous les développemens de caracteres vigoureusement prononcés dans le crime que peut offrir le théâtre, & par conséquent n'avoir plus que des tragédies à l'eau rose. Ceci nous conduit naturellement à cette réflexion, qu'en général le jour d'une première représentation d'une tragédie tirée de l'histoire ; les journalistes pourroient faire une chose agréable au public, en exposant rapidement le fait historique & les caractères principaux.

Un théâtre consacré dans sa naissance à des farces, qui s'est élevé successivement au genre le plus noble, & qui va même jusqu'à tenter le plus sublime de tous, doit s'attendre à beaucoup de résistance & de contradictions. Celui de la rue de Richelieu a encore d'autres obstacles à vaincre ; ils seront suffisamment sentis, & nous n'avons pas besoin de les indiquer. Nous croyons, malgré cela, qu'avec beaucoup de patience, des efforts constans, & un choix d'excellens ouvrages, le théâtre de la rue Richelieu peut espérer de soutenir l'entreprise délicate dont il s'est chargé.

(Chronique de Paris ; Journal de Paris ; Mercure de France.)

Geoffroy, Cours de littérature dramatique, tome III (1819), p. 475-482 :

[En 1804, le terrible critique du Journal de l'Empire revient sur la pièce de Chénier :]

CHÉNIER.

HENRI VIII.

De toutes les pièces que Chénier a données pendant le cours de la révolution, Henri VIII est la moins infectée des préjugés qui ont régné à cette époque. Il paraît cependant que le but de l'ouvrage est de rendre odieux le pouvoir monarchique, en montrant les excès auxquels peut se porter un monarque : intention très-fausse ; car nous avons vu des démagogues qui savaient couper des têtes tout aussi bien qu'un monarque, et pour d'aussi mauvaises raisons.

Ce Henri VIII, le héros de la pièce, fut, dans son temps, un grand théologien et un grand fou ; il se déclara le champion du saint siége contre Luther ; il combattit cet hérésiarque avec toutes les armes de l'école ; mais le saint siége paya mal les services de cette plume royale. Henri, dégoûté de sa femme, et amoureux d'une autre, ne trouva le souverain pontife ni assez complaisant, ni assez politique pour approuver ce caprice dans un roi si savant et si bon catholique. Pour prix de ses doctes écrits, le défenseur de la cour de Rome reçut une bonne excommunication. Que fit alors l'excommunié ? Il imagina, pour se venger du pape, un moyen bizarre auquel on ne s'attendait pas ; ce fut de se faire pape lui-même, persuadé qu'il savait pour cela plus de théologie qu'il n'en fallait. Le premier acte de son pontificat fut de s'emparer des biens ecclésiastiques, ce qui rendit tout à coup sa papauté un très-gros bénéfice.

M. Chénier, par l'organe de Cramer, loue ces grandes opérations de Henri :

Protecteur de la foi, zélé pour sa défense,
Mais des tyrans sacrés combattant la puissance,
Il a d'un grand exemple étonné l'univers :
Londres du Vatican ne porte plus les fers.

Cramer n'est ici, malgré la vertu qu'il affecte, qu'un vil flatteur ; il ne peut pas appeler protecteur de la foi un schismatique ; le pape n'était pas un tyran sacré pour s'être opposé à un divorce contraire aux lois de la religion. Quant à ce que Cramer ajoute :

Serait-il infidèle à sa première gloire ?

c'est un mauvais raisonnement ; car Henri pouvait faire condamner sa seconde femme comme adultère, sans être infidèle à sa première gloire, acquise par un divorce, un schisme, une confiscation, et beaucoup de sang répandu.

Quoi qu'il en soit, il me semble que cette constitution civile du clergé, cette révolution dans le culte, toutes ces mesures pleines d'une si haute philosophie, étaient faites pour adoucir M. Chénier en faveur d'un roi dont la raison était si avancée pour son siècle. Comment a-t-il osé peindre de si noires couleurs un homme si supérieur aux préjugés et à la superstition monacale ? Il a fait décapiter Anne de Boulen, qui n'était qu'une femme galante ; mais aussi il a fait périr sur l'échafaud le chancelier Thomas Morus et l'évêque de Rochester (Jean Washer), deux fanatiques attachés à la religion de leurs pères : l'un compense l'autre, et un philosophe ne devait pas le traiter si durement pour avoir coupé la tête à deux ou trois catins, tandis qu'il a châtié si glorieusement une foule de dévotes, de moines et de papistes.

Cependant, sans aucun égard, sans aucun ménagement, M. Chénier a fait du fondateur de l'église anglicane le tyran le plus effronté, le plus brutal, le plus ignoble qui jamais ait paru sur la scène ; et en cela, il n'a pas plus respecté les règles du théâtre, que la philosophie de Henri VIII : l'art veut que les scélérats, même que les tyrans, ne soient pas trop avilis, parce qu'alors, au lieu de terreur, ils n'inspirent que le dégoût. Quel bas coquin qu'un roi qui suborne des témoins, achète des juges, leur dicte lui-même la sentence, corrompt des accusés, et les engage à calomnier l'innocence par l'espoir de la vie ! Quel misérable qu'un monarque qui étale sa turpitude, qui avoue tout platement qu'il veut faire mourir sa femme uniquement pour en épouser une autre, et qui, pendant cinq actes, se tourmente pour faire déclarer, par un tribunal, qu'il est ce qu'on ne peut jamais être publiquement sans être ridicule ! On n'a jamais su bien positivement si Henri l'était ;

L'était-il ? ne l'était-il pas ?

la chose est restée problématique, quoiqu'à mon avis très-probable. Ne voilà-t-il pas une belle action tragique, bien importante, bien illustre ? une action en adultère et en inceste intentée contre une femme, par un mari à qui les témoins et les juges sont vendus ! Ces infamies sont indignes de la scène.

Ce qui rend le sujet plus vicieux encore, c'est qu'à la bassesse se joint le comique ; c'est que ce Henri, capable, sous d'autres rapports, de figurer dans l'histoire, n'est, à l'égard de ses femmes, qu'un fou barbare, qu'un tyran bouffon qui ressemble à la Barbe-Bleue. Rien n'est plus grotesque que cet original qui a si grand peur d'être trompé par ses femmes, et qui l'est presque toujours : son étoile conjugale est si malheureuse, que les supplices et l'échafaud ne peuvent le mettre à l'abri des outrages. Les plus terribles arrêts du parlement d'Angleterre ne sont pas assez forts pour établir la sûreté du front royal. Ces idées plaisantes reviennent, pendant la pièce, à tous ceux qui savent l'histoire, et gâtent beaucoup le pathétique. Henri VIII, tel que M. Chénier le présente, n'est donc qu'un scélérat froid et méprisable, et par conséquent un pitoyable personnage de tragédie. Les autres tyrans ont du moins des intérêts, des passions qui relèvent un peu leurs crimes. Henri n'accumule tant de bassesses, que pour se débarrasser de sa femme, et un autre motif aussi vil que l'action.

Le tyran est surtout bien bafoué dans la scène avec le baron de Norris. Il avait fait la sottise de vouloir corrompre ce seigneur connu par sa fermeté et sa franchise austère, et cependant arrêté comme complice des galanteries de la reine. Norris avait feint de se rendre, et le roi enchanté avait fait assembler toute sa cour pour entendre la déposition de cet illustre prisonnier : elle devait avoir d'autant plus de poids que le témoin était plus estimé. Norris arrive dans l'assemblée ; il se fait long-temps prier avant de parler. Enfin, cédant à l'impatience du roi, il proclame hautement l'innocence de la reine, et accable Henri, devant toute sa cour, des plus sanglantes invectives. Ce monarque si violent qui, dès les premiers mots, devait faire arracher cet insolent de sa présence, essuie patiemment cette bordée d'injures, et ce n'est que lorsque Norris, fatigué de ses longues déclamations, est forcé de s'arrêter, que le bon Henri s'avise de lui dire:

Les bourreaux vont punir ton mensonge odieux.

Cette scène, quoique peu naturelle et très-invraisemblable, produit beaucoup d'effet : c'est une copie de la scène de Zamore et de Gusman dans Alzire. Voltaire lui-même blâme ces bravades ; mais il convient que le parterre les aime. Damas a déployé, dans le rôle de Norris, une vigueur et une énergie extraordinaires : il a tout écrasé par la véhémence de son débit ; ce qui prouve que cet acteur, chargé des jeunes premiers, est capable des plus grands mouvemens et des rôles les plus forts.

En terminant mes réflexions sur le caractère de Henri VIII, j'observe que ce roi, accusateur et bourreau de sa femme, n'a pas l'honneur de l'invention : longtemps avant lui, Néron avait employé le même secret pour devenir veuf. Dégoûté d'Octavie et amoureux de Poppé, l'empereur romain avait employé, comme le monarque anglais, la calomnie la plus atroce, les intrigues les plus basses, et avait fini par faire assassiner la femme qui le gênait, n'ayant pu réussir à la déshonorer : ce serait encore là un mauvais sujet de tragédie.

Rien ne me paraît plus déplacé, plus choquant, et même plus niais que la manière dont Henri exprime son dépit de se voir trompé et confondu par Norris.

Je suis encor frappé de cette audace extrême ;
Oublier le respect qu'on doit au diadème !
Tromper, désobéir, s'élever contre moi !
Les sujets sont toujours ennemis de leur roi.
Jusqu'à quand luttera leur insolent génie
Contre un pouvoir sacré qu'ils nomment tyrannie ?
C'est de Dieu, de Dieu seul que je tiens ce pouvoir :
Commander est mon droit, servir est leur devoir.
Quoi ! résister sans cesse à la main qui les mène !
Ne sentir pour leur roi que la crainte et la haine !
Des sujets.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Ces plaintes grossières sont d'autant plus ridicules, que le même roi a dit, peu de temps auparavant, tout le contraire :

Moi-même, il faut parler avec sincérité,
Moi-même je suis las de leur facilité. (des sujets.)
J'ai détruit, j'ai changé le culte de l'empire,
Sans trouver une voix qui m'osât contredire :
Ce frein si respecté de la religion,
Les usages, les mœurs, l'antique opinion,
N'ont pu, contre moi seul, emporter la balance,
Et j'ai vu l'Angleterre obéir en silence.

Par où l'on voit que ce brave Henri, qu'on a jamais osé contredire, se contredit grossièrement lui-même. Au reste, ma mémoire n'est pas assez sûre pour que j'ose répondre que ces vers aient été récités sur la scène ; ce que je puis assurer, c'est qu'ils sont imprimés de même que ceux-ci, dont le sens me paraît atroce dans la bouche d'un roi :

Je connais ce bon peuple et l'esprit qui l'anime ;
Il brave un souverain faible et pusillanime ;
Sous un maître inflexible il ne fait que ramper :
Dix rois l'ont asservi sans daigner le tromper.

Tout le monde a été surpris de voir Lafond jouer ce rôle odieux, qui lui convient si mal.

L'auteur s'est efforcé de rendre Anne de Boulen intéressante : elle inspire en effet cet intérêt d'humanité qu'on éprouve pour un être souffrant, et surtout cet intérêt d'opinion qui nous fait plaindre davantage ceux qui du sein du bonheur sont tombés dans l'infortune. Une reine que l'on conduit à l'échafaud, est nécessairement touchante, surtout quand on la suppose innocente : fût-elle même coupable de quelques faiblesses, on les oublie pour ne songer qu'à la manière cruelle dont on les lui fait expier. Ceux même qui savent qu'Anne de Boulen était fort intrigante et très-galante, qu'elle fut la cause principale des folies de Henri VIII, et qu'elle témoigna une joie barbare en apprenant la mort de Catherine de Portugal, la première femme du roi ; ceux, dis-je, qui savent tout cela, sont encore attendris du sort d'Anne de Boulen, quoiqu'à la rigueur on puisse dire qu'elle l'avait mérité.

Cette reine est une imitation de Marianne et de Monime ; mais avec cette grande différence que Marianne et Monime ont un caractère, au lieu qu'Anne de Boulen n'en a point : c'est tout uniment une femme malheureuse qui n'a que sa douleur et ses larmes. Un autre défaut bien essentiel, et qui détruit presque tout le mérite de ce rôle, c'est l'assommante monotonie, c'est l'éternité des lamentations. Depuis le commencement jusqu'à la fin, Anne est une femme qu'on va mener à l'échafaud ; point d'incertitude, point de vicissitude dans son sort, point de passage de la crainte à l'espérance, de l'espérance au désespoir, toujours les mêmes doléances : c'est une faute d'écolier qui ne connaît pas le cœur humain, et ne sait pas encore que rien n'est si prompt à sécher que les larmes.

Cramer est aussi une des métamorphoses de M. Chénier : d'un vil intrigant, agent des passions de Henri et de sa maîtresse, il a fait un prélat philosophe qui affiche la vertu, et ne sait presque jamais ce qu'il dit. Ce personnage, presqu'inutile, et qui n'est qu'un confident, abonde en fausses maximes et en paradoxes dangereux. Par exemple, il prétend que pardonner est

Un devoir aussi saint que celui d'être juste.

Ce fou de Henri raisonne beaucoup mieux que le docteur Cramer, lorsqu'il lui répond que la justice est la véritable clémence des rois. J'ignore ce qui a pu rendre ce personnage si recommandable aux yeux de Talma ; cet acteur a changé de rôle dans cette pièce, presqu'aussi souvent que Henri changeait de femme ; il a d'abord joué le roi d'Angleterre, puis il a adopté Norris ; enfin il s'est donné à Cramer, et il ne pouvait guère choisir plus mal, quoiqu'il ait assez bien joué.

Cette pièce a trois scènes assez théâtrales, savoir : les bravades de Norris, l'entrevue du roi avec Anne, et le dernier entretien de cette reine avec sa fille Elisabeth. La scène où Seymour demande la grâce de Boulen, serait aussi assez belle, si le caractère de cette jeune fille était mieux établi et plus vrai ; le reste est d'un vide et d'une proxilité insupportables, un tissu de lieux-communs ; le style est coulant et facile, mais lâche et terne, extrêmement verbeux et redondant ; en un mot, l'ouvrage, pour le fond et pour la forme, n'est que la dégénération de l'école de Voltaire. (25 pluviôse an 13.)

Dans la base César, la pièce a été jouée 21 fois du 27 avril 1791au 29 janvier 1792.

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