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Jean-Jacques Rousseau ou une Journée d'Ermenonville

Jean-Jacques Rousseau, ou une Journée d'Ermenonville, drame en trois actes et en prose, par M. Edouard ; 21 septembre [1813].

Théâtre de l'Impératrice.

Eric H. Kadler, Literary Figures in French Drama (1784–1834), p. 143, fait d'Édouard le pseudonyme de Jean-Baptiste Dubois.

Titre :

Jean-Jacques Rousseau, on une journée d’Ermenonville

Genre

drame

Nombre d'actes :

3

Vers ou prose ?

en prose

Musique :

non

Date de création :

21 septembre 1813

Théâtre :

Théâtre de l’Impératrice

Auteur(s) des paroles :

Edouard (Jean-Baptiste Dubois)

Almanach des Muses 1814.

L'anecdote vraie ou fausse d'un fils de Rousseau, qu'on prétend s'être tué sur son tombeau, a fourni le sujet de ce drame, qui a obtenu peu de succès.

Mercure de France, n° DCXL du samedi 23 octobre 1813, p. 179-180 :

[Pour l’essentiel, l’article s’indigne de l’attitude d’une partie du parterre lors de la première représentation : « une réunion d’écoliers » n’était venue que pour s’en prendre, avant même d’avoir entendu quoi que ce soit, à la personne de Rousseau, que le critique n’approuve pas sans réserves, mais dont il affirme qu’on ne peut nier sa grandeur. La pièce, qui a poursuivi sa carrière malgré ces sifflets, n’est certes pas sans défauts (profusion des sentences, manque d’intérêt et d’action), mais son style est « assez correct et soigné ». Par contre, l’interprétation est, sauf exception, d’une qualité médiocre.]

Théâtre de l'Impératrice. — Forcé jusqu'ici par le défaut de place et d'autres circonstances à renvoyer les articles de ce spectacle, je viens aujourd'hui remplir ma tâche, et mettre nos lecteurs au courant.

Jean-Jacques-Rousseau, ou une Journée d'Ermenonville, est un drame nouveau en trois actes et en prose, qui a été donné sous le nom controuvé de M. Edouard, Peut-être n'aurais-je point parlé de cet ouvrage, joué depuis environ un mois, et dont je crois par conséquent inutile de présenter l'analyse, sans les circonstances remarquables de sa première représentation. Entouré d'auditeurs malveillans, qui évidemment n'étaient venus au spectacle que pour le troubler, et qui dès les premières scènes avaient manifesté leur improbation sans que rien l'eût encore motivée, je me disais à moi-même : est-ce à l'auteur qu'on en veut ? Non sans doute, puisqu'il n'est pas connu. Est-ce à l'illustre écrivain mis en scène ? En observant dans les improbateurs une réunion d'écoliers qui puisent leur doctrine dans des feuilletons où l'on s'est imposé la tâche d'insulter les auteurs les plus distingués du XVIIIe siècle, cette dernière opinion me parut vraisemblable, et je gémis alors sur la dégradation du goût et de la littérature. Assurément tout n'est pas également admirable dans Jean-Jacques ; ses paradoxes contre les arts et les sciences, ses fréquentes contradictions, son chimérique Contrat Social, qui a fait déraisonner tant de têtes, peuvent être l'objet d'une juste censure ; mais l'auteur d'Emile, de la Nouvelle Héloise, de la lettre à l'archevêque de Paris, n'en est pas moins un des hommes qui honorent le plus la littérature française, et l'un des plus beaux génies que la nature ait produits. Ses fautes mêmes, par la rare candeur avec laquelle il les avoue, et ses erreurs, par l'amour du vrai qui l'a constamment dirigé, ont des droits à l'indulence : outrager un si beau talent, c'est se montrer indigne de l'apprécier. Au reste, ses adversaires ont manqué d'adresse, et par leur acharnement impitoyable contre un drame qu'ils croyaient destiné à l'honorer, ils ont perdu le fruit de leurs peines. A une seconde représentation, l'ouvrage a été entendu paisiblement, et l'on en continue les représentations. Il s'en faut de beaucoup qu'il soit bon ; Jean-Jacques n'y joue qu'un rôle secondaire, et ne s'y montre que dans la circonstance la plus défavorable de sa vie. La profusion des sentences, le manque d'intérêt et d'action sont des défauts qu'il est impossible de nier; mais, comme je l'ai déjà observé, long-tems avant qu'on eût pu s'en apercevoir, la malveillance avait commencé d'éclater, et sans ses efforts, qui ont pu répandre sur l'ouvrage une sorte d'intérêt, on ne le jouerait peut-être plus. Sa partie la plus estimable est le style, qui m'a paru généralement assez correct et soigné. A l'exception de Chazel, il a été rendu très-faiblement : Martelli a joué avec effort et recherche le rôle de Jean-Jacques, qui demandait, au contraire, beaucoup de naturel et de simplicité.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome X, octobre 1813, p. 278-287 :

[Le compte rendu commence par un long exposé sur l’anecdote d’où la pièce a pu être tirée : le suicide d’un fils de Jean-Jacques Rousseau, pour une raison sentimentale (il aimait la même femme que son père adoptif). Naturellement, l’anecdote fait l’objet d’une discussion : fait avéré ou légende provenant d’un roman ? La question est laissée sans réponse. L’anecdote paraît proposer de quoi faire une pièce autour de la personne riche de contradictions de Jean-Jacques, mais l’auteur n’a su qu’avilir la figure du philosophe; et les autres personnages sont inconsistants. Et les rôles secondaires « ne sont que de pitoyables caricatures » sans lien avec l’action. Cette action est ensuite résumée jusqu’au moment où le chahut dans la salle en a rendu la compréhension incertaine (mais il semble bien que le mariage prévisible a lieu). L’ensemble de la pièce est jugé sévèrement : « toutes les scènes essentielles sont brusquées dans la pièce », seules les scènes accessoires sont développées. Et l’esprit de la pièce est montré par un exemple caricatural. Cet échec n’a pas empêché l’auteur d’être nommé, mais le nom donné n’a pas convaincu : on parlait de « deux auteurs connus par leur esprit et par des succès mérités », et qui auraient manqué leur coup. La fin de l’article est consacré à la suite des aventures de la pièce, dont la carrière a continué malgré l’échec initial, et qui « a reparu presque sain et sauf ». Le public a paru comprendre les intentions de l’auteur, faire rire et pleurer, et rit et pleure désormais aux bons moments de la pièce. Le critique ne craint pas de revenir sur son jugement, même s’il ne l’a pas corrigé : il se contente de juxtaposer deux opinions contraires.]

THÉATRE DE L’IMPÉRATRICE.

J. J. Rousseau, ou une Journée d'Ermenonville, drame en trois actes et en prose.

Lorsqu'on visite Ermenonville, le Cicerone, après vous avoir conduit dans cette partie des jardins qu'on nomme la Forêt, ne manque jamais de vous faire arrêter devant un tombeau triangulaire, qui n'offre rien de remarquable au premier coup-d'œil. Voilà, dit-il d'un ton solennel, le Tombeau de l’Inconnu. Ces mots piquent la curiosité ; les femmes veulent savoir quel est cet inconnu : on leur raconte qu'en 1791, un beau jeune homme vint se promener plusieurs jours de suite dans les jardins ; que l'île des Peupliers semblait fixer sur-tout son attention ; qu'il poussait de profonds soupirs, versait des larmes, et qu'il finit par se tuer d'un coup de pistolet. On ajoute que le jeune homme portait sur lui une lettre par laquelle il priait M. de Girardin de le faire enterrer dans un des bosquets ; mais que la lettre n'indiquait en aucune manière le nom du jeune homme, ni la cause de sa mort. — Ce ne peut être qu'un amour malheureux ! s'écrient presque toujours les femmes. — Cela se peut bien, reprend le Cicerone, car le lendemain de sa mort, on vit arriver deux femmes ; la plus jeune était fort émue, et baisa avec transport la main de l'infortuné ; l'autre coupa une bande de ses cheveux, et toutes deux se retirèrent sans se faire connaître. En 1802, une de ces dames revint à Ermenonville, et grava sur le tombeau les vers que vous voyez. Ou s'empresse et on lit :

Loin que mes justes pleurs tarissent,
Le temps ajoute à ma douleur ;
Et plus les cendres refroidissent,
Plus je sens consumer mon cœur.

On est trop vivement affecté pour faire attention à cette antithèse un peu forcée de cendres qui refroidissent et du cœur qui se consume de plus en plus ; on écrit son nom sur le tombeau,  et l'on revient en parlant de l'inconnu.

Un voile impénétrable semblait devoir cacher son nom, sa famille et l'histoire de ses malheurs. Mais dernièrement, un article inséré dans le Mercure du département de la Roër, nous apprend que cet inconnu est fils de J. J. Rousseau. Si l'on en croit l'auteur de cet article, M. Auson, riche colon établi en France, l'a pris aux Enfans-Trouvés à l'âge de douze ans. On lui a remis avec le jeune homme une carte chargée de divers caractères, qui avait été déposée dans le berceau lors de l'exposition. M. Auson fit élever l'enfant sous le nom de Germain ; mais en allant le retirer de la pension où il l'avait placé, il devint subitement amoureux de Thérèse, fille de l'instituteur, et prit sur-le-champ la résolution de l'épouser. Germain était également amoureux de cette jeune personne, et M. Auson le fit voyager pour lui faire oublier son amour. Au bout de quelques années, Germain, revenu en France, eut la curiosité de visiter Ermenonville, où J. J. Rousseau était alors établi. II perd son portefeuille dans le bois ; Jean-Jacques le trouve, l'ouvre pour en découvrir le propriétaire, et le premier objet qui frappe ses yeux est cette carte hiéroglyphique tracée de sa main. Germain revient à l'instant sur ses pas pour réclamer son portefeuille : alors il se fait entre le père et le fils une reconnaissance touchante, et Jean-Jacques donne rendez-vous à son fils pour le lendemain ; mais le lendemain Rousseau n'était plus. Germain, tourmenté par la plus sombre mélancolie, reprend le cours de ses voyages. Rappellé enfin par M. Auson, il trouve Thérèse mariée avec lui, et va se brûler la cervelle à Ermenonville.

L'authenticité de cette anecdote a été discutée dans nos journaux. L'un d'eux s'est inscrit en faux contre toute l'histoire : il n'a voulu y voir que l'imitation d'un roman publié à Berlin, et intitulé le Fils de J. J. Rousseau. Un autre journal a élevé des doutes sur l'existence du roman ; un troisième a prétendu trouver dans le roman une preuve de l'histoire. Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que cette relation n'offre un bon nombre d'invraisemblances. Le portefeuille perdu est ramassé si à propos ! La mort de Rousseau, attribuée à l'impression trop vive que lui causa la vue de son fils, le nom même de Thérèse donné à l'héroïne, tout cela a bien l'air d'être arrangé à plaisir. Le doute s'accroît, si l'on considère que la maréchale de Luxembourg avait fait toutes les recherches imaginables pour retrouver les enfans de Jean-Jacques, et que ces recherches, dirigées par Rousseau lui-même , ne donnèrent aucune lumière sur leur sort.

Le public n'avait pas attaché une grande importance à cette discussion, et déjà la merveilleuse histoire de l'inconnu était oubliée. Mais les auteurs de drames, qui sont toujours à l'affût de sujets de pièces, n'avaient garde de laisser échapper une si belle occasion.

Un fils de J. J. Rousseau, bien amoureux, bien mélancolique, bien malheureux, placé entre son amour et ce qu'il doit à son bienfaiteur ; un homme qui a passé l'âge des passions, rival de son fils adoptif ; l'auteur d'Emile retrouvant un de ses enfans, et mis aux prises avec des sentimens auxquels il a semblé vouloir demeurer étranger, que de trésors pour un faiseur de drame ! En intitulant sa pièce une journée d'Ermenonville, il était autorisé à montrer le philosophe genevois au milieu de ses habitudes intérieures, avec toute l'originalité de son caractère, avec toute l'élévation, toute la bizarrerie de ses idées. Si l'auteur ne pouvait composer avec tout cela une pièce régulière, il promettait au moins des situations intéressantes, des détails piquans, une reconnaissance bien pathétique. On se serait estimé fort heureux, s'il eût tenu la moitié de sa promesse. Le perfide nous a trompé ; pas un caractère, pas une situation. Jean-Jacques Rousseau est défiguré et avili ; son fils n'a aucune physionomie ; le bienfaiteur ne sait ce qu'il veut ; la jeune personne est insignifiante ; son père, le professeur, ne débite que des lieux communs. Pour dédommager le public, on lui a donné un valet niais, deux libraires imbécilles qui ne sont que de pitoyables caricatures, et qui ne tiennent nullement à l'action.

Dans la pièce, M. de Valcour, ami intime de J. J. Rousseau, a pris Adolphe aux Enfans-Trouvés, à l'âge de quatre ans : il l'a fait passer pour son fils, et l'a fait élever chez un ancien professeur retiré à Ermenonville. Le père et le fils sont amoureux de la fille du professeur ; ils ignorent qu'ils sont rivaux. M. de Valcour n'a pas déclaré son amour à Adeline ; mais il en a fait confidence à Jean-Jacques, qui lui a conseillé de voyager pour se distraire. Les affaires d'Adolphe sont beaucoup plus avancées ; il aime, et il est aimé, sans que personne s'en doute. Adeline meurt d'envie de voir M. Rousseau ; Adolphe l'introduit dans un cabinet voisin de la chambre de Jean-Jacques, et va se promener. Le philosophe paraît ; la petite fille sort à chaque instant du cabinet pour satisfaire sa curiosité, et ce petit jeu de cache-cache a commencé à mettre le public en bonne humeur. Adeline fait du bruit, Jean-Jacques l'apperçoit et l'accueille très-bien, lorsqu'il apprend qu'elle est fille de l'instituteur d'Adolphe ; il profite de l'occasion pour lui parler de son ami Valcour. La jeune personne croit qu'il s'agit de Valcour fils, et se montre fort disposée à épouser un homme riche pour assurer le bien-être de son père. Jean-Jacques est enchanté ; et, comme son ami Valcour arrive très-à-propos, il s'empresse de lui annoncer qu'il peut demander la main d'Adeline. Les philosophes sont malencontreux quand ils veulent se mêler d'affaires d'amour ! Grace à l'adresse de Rousseau, les jeunes amans croient que M. de Valcour approuve leur union, et ils obtiennent le consentement du professeur. A peine est-on d'accord, que M. de Valcour vient tout déranger. En vain a-t-il la certitude qu'Adeline aime Adolphe ; en vain le professeur le refuse-t-il sans ménagement, il n'en persiste pas moins dans ses projets. Après une scène assez vive, le jeune homme finit par céder sa maîtresse à son père, et celui-ci s'en va en lui laissant un paquet cacheté. Adolphe apprend alors qu'il est un enfant trouvé ; mais, pour le consoler, M. de Valcour lui donne un contrat de 500-000 fr. Que faire alors ! se désespérer. C'est le parti que prend le pauvre Adolphe ; il ne veut pas aller sur les brisées de son bienfaiteur ; il se décide à partir. Jean-Jacques survient, et l'emmène à son hermitage. Le portefeuille est perdu et retrouvé comme dans l'histoire ou dans le roman. Jean-Jacques reconnaît son fils, et ne lui dit rien à la première entrevue ; la seconde aurait été probablement fort pathétique, car Adolphe avait tenté de se tuer d'un coup de fusil. Mais les sifflets, les huées, les lazzis interrompaient à chaque mot les acteurs, et il a été impossible de deviner autre chose, sinon que les amans sont unis par un bon mariage.

Toutes les scènes essentielles sont brusquées dans la pièce. L'auteur ne s'est étendu avec complaisance que lorsqu'il a eu à faire parler le sot valet et les deux libraires, qui sont encore plus sots que lui. Pour donner une idée du genre de gaîté de l'ouvrage, il suffira de dire que le valet Antoine sachant que J. J. Rousseau fait imprimer ses Confessions, imagine de faire imprimer ses Pénitences, sous le nom de son maître. Cette excellente plaisanterie occupe trois ou quatre scènes.

Malgré le mécontentement très-prononcé du public, des amis fervens ont demandé l'auteur, et l'on est venu nommer M. Edouard. D'autres noms avaient circulé dans la salle avant la représentation : on prétendait que l'ouvrage était de deux auteurs connus par leur esprit et par des succès mérités. S'il en est ainsi, ils sont inexcusables d'avoir mal fait quand ils pouvaient bien faire.

Au théâtre, on ne sait ni qui meurt, ni qui vit. J. J. Rousseau, que l'on croyait blessé à mort à la première représentation, a reparu presque sain et sauf à la seconde, M. Edouard, son médecin, n'a pas perdu un moment pour cicatriser ses blessures; il a écarté tout ce qui devait nuire à son malade : il a supprimé ce vilain tombeau qui avait l'air de réclamer sa proie ; il a supprimé ce coup de fusil qui, s'il n'atteignait pas Adolphe, n'en avait pas moins failli tuer la pièce. Le public a voulu contribuer à cette cure merveilleuse, qui tient un peu à la résurrection. Il a ménagé le convalescent; il a encouragé sa marche d'abord mal affermie; et comme en pareil cas les applaudissemens sont le seul remède efficace, il ne les lui a pas épargnés.

L'intention de l'auteur était de faire rire et de faire pleurer ; mais, à la première représentation, le parterre semblait avoir pris le change : il écoutait gravement les scènes plaisantes, et ne riait qu'aux endroits pathétiques. Maintenant tout est à sa place : on rit d'assez bon cœur des prétendues pénitences de Jean-Jacques qu'Antoine fait imprimer : on rit de sa grande dissertation sur cette phrase : La vertu est une honnête femme qui a beaucoup d'amans. Si on ne pleure pas précisément sur les malheurs d'Adolphe et sur ceux d'Adeline, les bonnes ames éprouvent une sorte d'émotion voisine des larmes.

Quant à Jean-Jacques, il vit sur sa réputation. On aime, à ce qu'il paraît, mieux le voir, même un peu défiguré, que de ne pas le voir du tout. Ce drame a été fort applaudi à la deuxième représentation; aucun sifflet perturbateur n'est venu troubler la fête. Le succès s'est soutenu le lendemain, et se soutient encore. Après avoir annoncé les mésaventures de M. Edouard, je devais également proclamer sou triomphe.

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