La Muette de Sénès

La Muette de Sénès, mélodrame en trois actes, du colonel Mellinet, musique de Darondeau, 11 thermidor an 13 [30 juillet 1805].

Théâtre des Jeunes Artistes.

Dans le Courrier des spectacles n° 3087 du 11 thermidor an 13 [30 juillet 1805], l’annonce de la première représentation de la Muette de Senès la présente comme une pantomime en trois actes à grand spectacle.

L’attribution de la pièce à Mellinet (le colonel Mellinet) ne va pas de soi : la pièce est anonyme selon la Bibliothèque de Soleinne, où la pièce porte le numéro 3436, mais dans l’index de cette même bibliothèque, elle est attribuée à François, qui est bien sûr un pseudonyme. Et dans ses diverses compilations bibliographiques, Quérard l’attribue à madame de Bawr (par exemple, dans la France littéraire, ou Dictionnaire bibliographique des savants, etc., tome 11 [Paris, 1844-47, p. 26).

Titre :

Muette de Sénès (la)

Genre

mélodrame

Nombre d'actes :

3

Vers ou prose ,

en prose

Musique :

oui ?

Date de création :

1803 ?

Théâtre :

Théâtre des Jeunes Artistes

Auteur(s) des paroles :

Mellinet

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Barba, an 13 [1805] :

La Muette de Sénès, mélodrame en trois actes, et à grand spectacle, Par M. François, ***. Musique de M. Darondeau. Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Jeunes-Artistes, le 11 thermidor an xiii.

Courrier des spectacles n° 3088 du 12 thermidor an 13[31 juillet 1803], p. 2 :

[Mélodrame ou pantomime, sans doute les deux, et le critique s’étonne qu’une femme soit appelée à se faire comprendre seulement par gestes. Le résumé de l’intrigue révèle bien le caractère mélodramatique de la pièce, une sombre histoire d’amour, avec le trio habituel du mélodrame, la jeune femme, son amant de cœur et celui qui est amoureux d’elle au point de vouloir assassiner son rival. L’originalité de cette intrigue, c’est la muette, une femme qui aide silencieusement l’amant à tuer son rival alors que celui-ci tentait de le tuer. Bien sûr, il y a au programme un séjour en prison pour la jeune femme, un combat, mais aussi un incendie. Bien sûr encore, tout s’achève par un mariage. La pièce a connu un grand succès, en raison de ses qualités : sa conduite, ses situations animées. Musique « agréable et dramatique ».]

Théâtre des Jeunes Artistes.

La Muette de Senés.

C’est vraisemblablement aux muets que la pantomime doit son existence. Quand on peut s’exprimer par la parole, il est rare que l’on se contente du geste, et lorsqu’il s’agit d’une femme, la chose est beaucoup plus rare encore La pantomime employée dans les représentations dramatiques n’a d’effet vraiment touchant que lorsqu’elle tient nécessairement lieu des autres moyens d'exprimer sa pensée. Chacun des mouvemens de l’acteur rappelle alors le malheur de sa situation, et le sentiment de la pitié ajoute au plaisir de l'imitation.

La Muette de Senés est le personnage le plus intéressant du mélodrame joué hier au théâtre des Jeunes Artistes ; elle est malheureuse ; elle n’a presque aucun moyen d’exprimer sa pensée, et néanmoins elle parvient, à force d’intelligence, à prévenir des crimes et à sauver deux personnages que leur jeunesse et leur loyauté rendent intéressans.

Le comte de Cerdar est épris d’une passion violente pour la belle Azelaïs, dont le cœur est tout entier à Charles, seigneur de Senés. Charles est brave, franc et généreux ; son frère Philippe n’a ni moins de courage, ni moins de loyauté. Cerdar est un lâche et un traître qui, ne pouvant se faire aimer et n’osant combattre son rival, prend le parti d’attenter à ses jours. Tantôt c’est en le faisant attaquer par des soldats déguisés ; tantôt c’est en irritant Philippe contre Charles et en calomniant ce jeune guerrier ; tantôt c’est en essayant le poison ; tantôt enfin en se préparant pour un lâche assassinat pendant le sommeil de Charles. Clotilde (c’est le nom de la Muette de Senés) observe tout, retient tout, révèle tout, et par 1’effet d’une pantomime excellente, parvient à prévenir tous les crimes. Ce rôle est joué d une manière vraiment supérieure par Mlle. Julie-Diancourt, qui n’est plus une jeune artiste, mais qui est toujours une artiste pleine de grâce, d’intelligence, de finesse et de talent.

Le comte de Cerdar est trop coupable, et un auteur honnête est trop attaché aux bons principes pour que le crime n’ait pas enfin sa récompense. Charles, armé par Clotilde, prévient son assassin ; Philippe, instruit également par la Muette, attaque le château de Cerdar ; Azélaïs, long-tems renfermée par son tyran, est délivrée. Après un combat dont le choc est très-véhément, Cerdar reste sur la place et son armée est mise en déroute. Les murs du fort s écroulent et sont livrés aux flammes, et à travers l’incendie paroît la liberatrice des deux jeunes guerriers, l’intrépide et vertueuse Clotilde, qui est saluée par d’unanimes acclamations.

La pièce nouvelle n’a pas eu un sort moins glorieux ; elle a fait beaucoup de plaisir. Elle est conduite avec art, les situations sont souvent animées par un vif intérêt ; on y a reconnu le talent d’un homme de beaucoup d’esprit. La musique qui est agréable et dramatique, est de M. Darondeau ; les paroles sont de M. François.

Cours de littérature dramatique de Geoffroy, seconde édition, tome sixième (Paris, 1825), p. 102-105 :

[L’article consacré à la Muette de Sénez date du 4 fructidor an 13 (22 août 1805). Il se consacre largement à l’analyse de l’intrigue, qu’il trouve pleine d’intérêt, et qui nous paraît aujourd’hui bien compliquée. Il présente la pièce comme « une production dans le genre le plus honnête des mélodrames », plein de naturel et de vérité, sans merveilleux (très à la mode), « dont l'auteur s'est astreint presqu'aux mêmes règles que le poëte tragique ». Après le rappel de l’autre grande pièce montrant un muet persécuté, l’Abbé de l'Épée, il souligne l’originalité de la pièce nouvelle, qui présente une héroïne muette, mais pas sourde, et qui aide efficacement le fils de celui qui l’a élevée. Le rôle de cette jeune femme a été jouée par une actrice qui est meilleure pour la pantomime que pour le discours. L’acte troisième et dernier est le sommet de la terreur et de l’intérêt, et le critique en détaille les événements, qui s’achèvent naturellement sur la mort du persécuteur, qualifié de tyran. La faible jeune femme a vaincu l’homme fort, ce que Geoffroy croit pouvoir interpréter comme la marque de la Providence qui « gouverne le monde ». L’auteur, qui est resté anonyme (mais son nom figure en note, et il est présenté comme « fort supérieur à ce genre » du mélodrame que Geoffroy n'apprécie guère), a écrit un mélodrame de qualité, bien exécuté pour les décorations et les costumes, et interprété par des acteurs bien choisis dans l’ensemble. Félicitations particulières pour le directeur du théâtre, qui a accepté de jouer un petit rôle : un tel comportement est signe de son dévouement pour son art et pour le public.]

LA MUETTE DE SENEZ.

Voici encore une production dans le genre le plus honnête des mélodrames ; une conception noble et simple, présentée avec beaucoup de naturel et de vérité, sans aucun mélange de merveilleux, et dont l'auteur s'est astreint presqu'aux mêmes règles que le poëte tragique. On voit dans l'Abbé de l'Épée les aventures d'un sourd-muet abandonné de ses parens, lequel parvient enfin à recouvrer son état et ses biens ; ici, c'est une muette qui n'est pas sourde, abandonnée dans une forêt, recueillie, élevée par le sire de Sénez comme le petit sourd-muet par l'abbé de l'Épée. Aussi habile dans l'art des gestes que le disciple de cet abbé, elle en fait un usage plus brillant et plus glorieux ; car le petit sourd-muet ne gesticule que par vanité et par intérêt, pour se faire admirer et pour se faire reconnaître : les gestes de la muette ont un motif plus grand et,plus noble ; ils sauvent la fortune et la vie aux enfans de son bienfaiteur.

Cette Clotilde, qui n'est qu'une pauvre fille, une espèce de servante, déconcerte avec ses gestes tous les projets d'un scélérat puissant : elle est la Providence visible qui veille sur les jours de Charles et Philippe de Sénez, tous deux fils du sire de Sénez. Ces jeunes chevaliers, confiés aux soins du seigneur de Cerdar, ont été par lui dépouillés de leurs biens ; il leur a dérobé le testament de leur père. Clotilde, seul témoin de ces injustices, a été mise hors d'état de les révéler : un des agens du seigneur de Cerdar lui a coupé la langue ; mais elle voit les actions de ses tyrans, elle entend leurs discours. C'est un ange tutélaire sans cesse occupé à prévenir les horribles complots du seigneur de Cerdar contre les deux frères. Elle est toujours en scène, toujours en action, écoutant tout ce qui se dit, épiant tout ce qui se passe, et saisissant tous les moyens de donner aux deux infortunés des avis salutaires : c'est un rôle et un caractère neufs.

On ne pouvait pas trouver une meilleure manière d'employer le talent de la fameuse Julie. Cette actrice n'a rien perdu de son charme dans la pantomime ; elle a toujours la même noblesse, la même expression, la même intelligence ; mais son organe ne répond pas à son action, ses gestes sont bien plus éloquens que ses discours : voilà pourquoi elle est merveilleusement bien placée dans ce personnage de muette. Elle remet entre les mains des deux frères le testament de leur père ; elle les instruit de la perfidie et des noirs desseins du seigneur de Cerdar. Ce monstre en veut particulièrement à Charles, que la belle Azalaïs lui a préféré : en proie au dépit, à la jalousie, il fait enlever cette dame, l'enferme dans son château ; et, voyant que rien ne peut arracher de son cœur Charles de Sénez, il prend la résolution d'empoisonner ce rival trop heureux.

C'est dans le troisième acte surtout que la terreur et l'intérêt sont portés à leur comble. Charles, conduit par la muette, arrive dans une chambre solitaire et mystérieuse du château de Cerdar : c'est là que son perfide ennemi fait dresser une table, lui donne un repas magnifique, le comble d'honneurs et d'amitiés. La muette qui le sert avertit Charles du danger qui le menace, par quelques mots qu'elle a tracés sur une assiette. Non contente de cet avis, lorsqu'à la fin du repas on lui ordonne d'apporter la liqueur empoisonnée, elle feint de faire un faux pas et casse la bouteille. Alors le traître, voyant que le poison n'a pas réussi, veut employer le fer, et se propose d'assassiner son hôte pendant son sommeil. La muette le fait entendre à Charles ; ce jeune chevalier se voit livré sans armes et sans défense au poignard de son implacable ennemi : la situation est vraiment terrible. C'est alors que Clotilde, vivement pressée par Charles de s'expliquer autrement que par gestes, ouvre la bouche, et lui fait voir la cause déplorable du silence forcé qu'elle a toujours gardé avec lui ; ce qui forme un tableau frappant et un coup de théâtre très-pathétique.

Tout ce que peut faire la muette dans cette affreuse circonstance, c'est de donner une épée au chevalier, en l'exhortant par ses gestes, de la manière la plus touchante, à se venger, à la venger elle-même. Lorsqu'elle est forcée de le quitter, Charles se poste derrière le rideau de son lit, l'épée à la main, attendant l'ennemi : bientôt on voit arriver l'ennemi Cerdar, précédé de la muette qui porte un flambeau. Jugeant, au silence qui règne dans la chambre, que Charles est endormi, il s'avance vers le lit pour le poignarder ; mais Charles s'élance sur ce scélérat : il s'engage un combat terrible, la chambre se remplit des amis du chevalier et des officiers du seigneur de Cerdar, qui se battent les uns contre les autres. Tout finit par la mort du tyran ; et c'est ainsi que l'être le plus faible par son âge, par son sexe et par sa fortune, une malheureuse fille dans une condition servile, triomphe de tous les artifices, de toutes les forces d'un seigneur riche et puissant, et opère une espèce de révolution : exemple mémorable de la manière miraculeuse dont la Providence gouverne le monde, en donnant presque toujours aux plus grands événemens les plus petites causes.

Ce mélodrame, dont l'auteur, fort supérieur à ce genre, a jugé à propos de garder l'anonyme (1), attire beaucoup de monde au théâtre des Jeunes Artistes, et probablement sera encore long-temps suivi. L'exécution en est fort soignée ; on n'a rien négligé pour les décorations et les costumes. Le rôle du seigneur de Cerdar est joué par M. Robineau, acteur d'une taille et d'une figure très-imposantes, et dont l'organe est ferme et sonore. Celui qui joue le rôle de Charles de Sénez a toutes les qualités physiques, à l'exception de la voix qui est faible. M. Foignet, directeur de ce théâtre, où il s'acquitte supérieurement de l'emploi d'Arlequin, n'a pas dédaigné de se charger du petit rôle de Philippe : c'est en sacrifiant ainsi la vanité à l'intérêt du théâtre et au désir de plaire au public, qu'on mérite de réussir et d'avoir la foule. Cet acteur, qui réunit divers talens, qui est bon musicien et chante avec goût, est particulièrement connu par la rapidité merveilleuse de ses métamorphoses, et par le talent qu'il a de jouer d'une manière très-saillante les rôles les plus opposés. (4 fructidor an 13.)

(1) Le colonel Mellinet.

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