Le Mari ambitieux, ou l'Homme qui veut faire son chemin

Le Mari ambitieux, ou l'Homme qui veut faire son chemin, comédie en cinq actes et en vers, de Picard. 24 vendémiaire an 11 [16 octobre 1802].

Théâtre Français, rue de Louvois

Titre :

Mari ambitieux (le), ou l’Homme qui veut faire son chemin

Genre

comédie

Nombre d'actes :

5

Vers ou prose ,

en vers

Musique :

non

Date de création :

24 vendémiaire an 11 [16 octobre 1802]

Théâtre :

Théâtre Français, rue de Louvois

Auteur(s) des paroles :

Picard

Almanach des Muses 1804

Cléon, ardent et ambitieux, sollicite un emploi qui dépend d'un ministre moins juste que galant. Le ministre aime la femme de son protégé, et paraît vouloir mettre un prix à ses bienfaits. Cléon est bientôt instruit, par son épouse même, de l'amour de l'homme en place. Partagé entre la jalousie et l'ambition, sa position devient à chaque instant plus pénible, lorsque son beau-père, homme ferme et d'une vertu austère, se hasarde à parler vivement au ministre. Celui-ci reconnaît ses torts, et les répare en accordant à Cléon, non pas l'emploi qu'il sollicitait, mais un autre plus avantageux.

Quelques inconvenances, un style souvent négligé, mais de la verve et de l'originalité. Ouvrage, en total, digne de son auteur.

Sur la page de titre de la brochure, chez Huet, chez Ravinet, chez Charon, an XI :

Le Mari ambitieux, ou l'Homme qui veut faire son chemin, comédie en cinq actes, et en vers, Par L. B. Picard ; Représentée, pour la première fois, sur le Théâtre de Louvois, par les Comédiens de l'Odéon, le 24 vendémiaire an 11.

Quærit opes et amicitias, inservit honori.

Horatius, de Arte poeticâ.

La citation d'Horace, Art poétique, vers 167 peut se traduire ainsi : « il cherche les richesses et les amitiés, il se soumet aux honneurs ».

Courrier des spectacles, n° 2050 du 25 vendémiaire an 11 [17 octobre 1802], p. 2 :

[La pièce a mis du temps, le premier soir, pour convaincre le public, avant un succès indiscutable. Picard, son auteur a été très applaudi. Sa pièce, selon le critique, fait partie des mieux conçues de l’auteur, mais il faudrait y faire quelques coupures et quelques modifications, qu’il détaille selon l’ordre de la pièce. L’analyse du sujet plonge le lecteur dans une intrigue que le critique estime bien menée, dans l’univers des affaires et du pouvoir. L’ambitieux est pris entre son désir de réussite sociale et sa crainte de perdre sa femme. Heureusement, son beau-père lui évite le déshonneur : il gardera son épouse, et obtiendra une place prestigieuse, mais loin de Paris où il souhaitait rester. Le jugement porté ensuite souligne l’habileté de l’auteur face à un sujet difficile, où Picard a su éviter le piège de l’immoralité. L’interprétation est jugée excellente, mais le critique émet des réserves sur le jeu des deux acteurs principaux.]

Théâtre Louvois.

Première Représentation du Mari Ambitieux.

Succès incertain jusqu’à la fin du troisième acte, assuré au quatrième et très-grand au cinquième. L’auteur est Picard, qui a été vivement appelé et universellement applaudi.

Cet ouvrage nous parait être un des plus fortement conçus qui soient encore sortis de la plume de son auteur ; mais nous croyons qu’il est indispensable d’y faire de très-foibles coupures dans tous les actes, et sur-tout dans les trois premiers qui, sans avoir excité de murmures, ont souvent langui. Les scènes de madame de Saint-Alban dans les deux premiers actes, les premières scènes de Cléon avec son épouse ralentissent l’action.

Nous pensons que dans le quatrième acte Dulis devroit sortir sans atttendre la dernière réponse du père de Mad. Cléon, et que celui-ci qui dans le monologue a témoigné la confiance qu’il a en Germain, devroit sortir avec lui dès qu’il paroît, sans lui demander s’il peut se fier à son zèle.

On a de la peine à se persuader que la place que Cléon peut attendre de Dulis soit d’une importance assez grande pour être si ardemment desirée, et pour le mettre a même de faire une dépense aussi considérable. La présentation de Derourt à Dulis dans la maison de Cléon est comique ; mais ce rôle est bien étranger à l’action principale. Le personnage du père de Mad. Cléon est bien tracé. Les premières scènes du quatrième acte sont d’un excellent ton de comédie , le dénouement est heureux, mais la pièce sembleroit devoir finir presqu’aussitôt la sortie de Dulis ; et Cléon, que son ambition à si fort exposé [sic], devroit en être assez bien guéri pour ne pas regarder comme un exil la place qu’on lui donne à Bordeaux.

Cléon a épousé la fille d’un négociant de Bordeaux, et brûlant de se frayer un chemin à la fortune, il n’a rien négligé pour obtenir la faveur de Dulis, homme en place. Il y est parvenu, graces aux soins de Montbrun, et plus encore graces aux charmes de Sophie, épouse de Cléon, dont Dulis est épris. Le père de Sophie arrive à Paris, et apprend par les discours indiscrets d’une Mme St-Alban et les projets de son gendre, et les chagrins qu’ils causent à sa fille. Cléon ignore l’amour de Dulis quand sa femme l’en instruit ; il combat ses craintes, et quoique jaloux de son épouse, il ne conçoit aucune inquiétude, parce qu’il connoît ses principes. En conséquence il exige d’elle des prévenances pour Dulis.

Sophie conseillée par son père qu’irrite l’imprudence de Cléon, fait accueil à Dulis. Le mari commence alors à concevoir des soupçons que son ambition parvient cependant à étouffer de tems-en-tems. Dulis lui fait espérer la place qu’il desire, et le charge de finir un travail pour le lendemain, dans la vue de l’empêcher d’accompagner son épouse le soir à un bal auquel il sait qu’elle ne pourra manquer de se rendre. Cléon dont la jalousie combat l’ambition, voudrait suivre Sophie au bal ; mais son père s’offre de l’y conduire. Resté seul livré à son travail, le mari ambitieux est dévoré d’inquiétude. Que fait sa femme au bal ? Montbrun vient bientôt accroître ses craintes. Le père de Sophie a paru au bal ; il y long-tems entretenu Dulis, mais elle-même n’y a point été vue.

Cette nouvelle ne tarde point à être confirmé par Mad. Saint-Alban qui vient voir ce qui a empêché Mad. Cléon de se rendre à l’assemblée, et qui, apprenant qu’elle n’est point chez elle, interprète malignement la disparition de Dulis et le bruit qui s’est répandu qu’il avoit disposé en faveur de Cléon d’une place importante.

Les frayeurs de Cléon augmentent en voyant son beau-père revenir seul. Déjà les soupçons de Montbrun et de Mad. Saint-Alban se portent sur Mad. Cléon, lorsque son père appelant un valet, la fait sortir de son appartement deshabillée, prouve qu’elle n’a point été au bal, et annonce l’arrivée de Dulis. Celui-ci reconnoît ses torts, fait des excuses à Mad. Cléon, dit à son mari qu’il a disposé de la place qu’il lui avoit promise en faveur de Dorval qui lui a été recommandé par le père de Sophie, mais que pouvant nommer à une autre place de même valeur à Bordeaux, il croit ne pouvoir mieux faire que de la lui offrir. L’Ambitieux regrette les avantages que lui promettoit une place à Paris, mais il se rend aux bonnes raisons de son père et de son épouse.

Ce sujet étoit très-difficile à traiter, et pouvoit paraître immoral. L’auteur a eu l’art d’éviter ce défaut en introduisant le personnage du père qui donne une excellente leçon à son gendre.

Tous les rôles ont été bien rendus, notamment celui de Cléon par Dorsan, qui malheureusement ne s’est pas toujours fait entendre.

Mademoiselle Delille a été inégale dans le rôle de Mad. Cléon ; elle a très-bien dit certains pas sages ; dans d’autres , elle a été beaucoup trop vite,

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, VIIIe année (an XI – 1802), tome III, p. 401-404 :

[Le critique n'est pas convaincu par le sujet choisi, le « mari ambitieux », partagé entre sa femme et son ambition. Il n'y voit pas un sujet de comédie (Destouches avait fait de son Ambitieux un sujet de tragi-comédie. La pièce de Picard n'est pour lui « ni tragique, ni comique, ni même dramatique ». « Le fonds […] vicieux » : on ne peut s'intéresser au personnage du « mari ambitieux », qui n'a que des défauts, et dont l'ambition se milite à obtenir « une place qui le mettroit à son aise », ce qui est une ambition bien commune. Et il a besoin pour cela d'un personnage ambigu, présenté comme intègre, mais au comportement discutable, et qui n'accorde la place à l'ambitieux qui pourtant la mérite. Cette quête d'une place met en branle la femme de Cléon, le mari ambitieux, mais aussi son père qui voudrait voir son gendre réussir, mais aussi punir celui qui détient la clé de cette réussite. Et le dénouement voit Cléon obtenir une place de l'importance de celle qu'il visait, mais non pas à Paris, mais à Bordeaux. Le sujet est difficile et pouvait sembler immoral. Le rôle du père évite l'écueil de l'immoralité. L'article s'achève sur l'évaluation positive des interprètes, à part une actrice jugée inégale.].

Théâtre Louvois.

Le Mari ambitieux.

Cette comédie, en cinq actes et en vers, a été jouée le 24 Vendémiaire. Les grands ouvrages deviennent d'autant plus difficiles à faire à présent, que la plupart des caractères ont été mis au théâtre, ou que du moins les auteurs se sont emparés de ceux qui leur ont paru les plus marquans et les plus faciles à présenter sur la scène. Picard avoit semblé trancher cette difficulté. En effet, quoique Destouches eût fait un Ambitieux, Picard ne rivalisoit pas avec lui, puisque le titre du Mari ambitieux annonçait une situation nouvelle et un homme partagé entre sa femme et l'ambition. Mais est-ce un caractère qui prête bien à la comédie que celui de l'ambitieux ? Destouches pensoit le contraire, aussi en a-t-il fait une tragi-comédie. Ce titre n'est plus de mode chez nous ; on intitule drame ce qui n’est ni tout-à-fait comique ni tout-à-fait tragique. J'avouerai cependant qu’il faudroit inventer un mot nouveau pour caractériser l'ouvrage de Picard, qui ne me semble ni tragique, ni comique, ni même dramatique.

Le fonds d’abord est vicieux, en ce qu’il ne présente pas un intérêt assez vif. Comment s'intéresseroit-on pour M. Cléon qui desire une place assez éminente, lorsqu'on ne sait ce que c’est que cette place, et lorsqu’on voit que ce Cléon est un monsieur fort peu aimable, bourru avec sa femme, affichant un grand luxe et n’ayant qu’un revenu très borné, se livrant à de faux amis, jaloux par momens, très-complaisant ensuite, et ne rachetant ces défauts par aucune qualité marquante. c’est ce Cléon qu’on dit être l'ambitieux. Eh ! quelle ambition que le desir de posséder une place qui le mettroit à son aise ; tout le monde est ambitieux à ce prix. Pour obtenir cette place, il veut attirer chez lui M. Dulys de qui dépend la nomination. Ce M. Dulys est un homme intègre et excelleut magistrat, si on veut l'en croire. Il n'accorde les places qu’aux gens de mérite, et pourtant, il courtise M.me Cléon et veut l'entraîner à un bal où il empêche son mari de se rendre. Heureusement un père honnête homme et grand raisonneur se trouve là fort à propos pour déjouer les projets de Dulys qui se corrige sur le champ et accorde à Cléon une place à Bordeaux équivalente à celle qu’il briguoit à Paris. Le seul incident qui arrête le projet de Cléon, c’est la demande que fait une M.me de Saint-Albans, coquette intrigante, de la place qu’il brigue, pour un jeune fat qu’elle protège. Le pis de tout cela, c’est que le but principal est manqué, attendu que l'ambilieux n’est ni puni, ni corrigé. On ne conçoit vraiment pas comment Picard a pu se décider à travailler sur un plan aussi foible. Si on lui doit des éloges, c’est d’être parvenu à remplir cinq actes avec si peu de matières. Il s'est fait un rôle épisodique peu utile à. la pièce, c’est celui d’un homme qui fait le nécessaire, et n'est bon à rien. Le rôle le plus marquant, le mieux fait, est celui du père de M.me Cléon. Vigny le joue avec une vérité, un naturel, qui lui méritent des éloges. Quant au rôle du mari, il devoit être fort difficile d'en saisir le caractère. La seule scène bien tracée est celle où sa jalousie l'emporte sur son ambition, et Dorsan l’a parfaitement jouée. Cette scène et celle où le père s’exprime franchement vis-à-vis de Dulys, sont les seules qui interrompent la monotonie de la pièce. Quant au style, sans le juger aussi sévèrement que quelques personnes, je reprocherai à Picard d'y avoir laissé des expressions triviales ; entre autres, pas vrai ? terme de cuisinière, répété deux fois, et qui se trouve dans la bouche de M.me Saint-Albans. J'ajouterai encore que Picard n’auroit pas dû s'appesantir sur des plaisanteries rebattues, et répéter dix fois dans sa pièce tout ce que l'on a dit et redit vingt fois sur les théâtres du Boulevard, en parlant des maris. Je ne finirai pas cependant sans assurer que cet ouvrage, quoique foible, exigeoit beaucoup de talens ; et que si Picard veut se donner la peine de travailler davantage un plan avant de penser aux détails, il nous donnera bientôt quelque production digne de l'aateur de la Petite Ville et de Médiocre et Rempant.                  T. D.

Décade philosophique, littéraire et politique, an 11, premier trimestre, n° 4 (10 brumaire, an 11), p. 243-246 :

Théâtre Français , rue de Louvois.

Le Mari ambitieux , en cinq actes et en vers.

Le C. Picard, très jeune encore pour la carrière qu'il parcourt, a déjà enrichi la scène de plusieurs ouvrages en cinq actes, et sa facilité féconde est sans doute un phénomène dramatique assez extraordinaire. Les amis de sa gloire seraient tentés de desirer qu'il abusât moins de cette facilité, et qu'il employât à méditer davantage quelques-uns des instans qu'il consacre à produire si vite. Avec le talent aimable qu'il a reçu de la nature, avec la vivaciré de son imagination, un peu plus de maturité dans ses conceptions le placerait bientôt fort au-dessus de ses concurrens : ce n'est pas toujours, on le sait, le nombre des productions qui détermine la prééminence du talent, et la seule Métromanie a fait l'immortalité de Piron : mais la véritablement bonne comédie exige une longue observation des mœurs, une étude approfondie des ressorts du cœur humain. Le talent d'un auteur comique ne consiste pas seulement à peindre au naturel ce qu'il voit dans la société et ce que tout le monde y voit comme lui, mais à porter le microscope jusque dans les moindres replis du cœur pour y découvrir cette foule de détails secrets et d'observations instructives qui échappent à l'homme ordinaire. C'est en nous communiquant ensuite le résultat de ses découvertes qu'il nous procure un nouveau plaisir ou un nouveau retour sur nous-mêmes et qu'il remplit son triple but, mulcet, movet, monet, il plaît, il touche, il instruit. Le C. Picard est encore dans l'âge de profiter de ce conseil, et il nous a donné jusqu'ici d'assez belles espérances pour nous en permettre encore de plus grandes.

Le Mari ambitieux ou l'Homme qui veut faire son chemin, a éprouvé, suivant l'usage, des critiques déraisonnables et des éloges exagérés : c'est le sort de tout ouvrage qui s'élève au-dessus des lignes ordinaires.

Le public me paraît avoir été cette fois plus juste et plus mesuré que les journalistes ; il voit bien qu'il manque quelque chose à l'ouvrage,. que ses défauts sont même assez nombreux ; mais il sait gré à l'auteur de ses nouveaux efforts dans une lice devenue si difficile ; il traite une piéce en cinq actes et en vers, avec le ménagement que l'on doit toujours à un travail de ce genre, quand il n'est pas tout à fait sans mérite ; il ne le juge pas comme une bluette insignifiante, il saisit les beautés de détail qu'il serait barbare de condamner à l'oubli ; il fait enfin ce que l'on fait dans les arts, c'est-à-dire grace au tableau tout entier, pour ne pas perdre ce qui mérite d'en être conservé.

Cléon, fils d'un négociant de Bordeaux, a grande envie d'obtenir une place importante ; elle dépend d'un ministre d'autant plus disposé à reconnaître le mérite de Cléon, qu'il est galant. et qu'il trouve Mme Cléon fort jolie. Le combat de l'ambition et de la jalousie rend la position du mari très-embarrassante ; il n'en est tiré que par l'austérité vertueuse du père de son épouse, qui vivement indigné de ce qu'il balance, parle au ministre, le fait rougir de ses projets, obtient la place desirée pour un autre et fait néanmoins placer son gendre à Bordeaux.

Voilà tout le sujet. L'idée de mettre le desir d'une place aux prises avec la jalousie, était, je pense, une idée heureuse ; mais suffisait-elle pour faire le nœud d'une pièce en cinq actes ? j'ai peine à le croire : cette nuance ne pouvait sans doute qu'ajouter au portrait que le C. Picard aurait voulu tracer d'un ambitieux, car toutes les fois qu'on met l'intérêt d'un personnage en opposition avec son caractère ou sa situation, on obtient en résultat un comique réel ; mais une seule situation ne développe pas un caractère, et ne fait pas uue pièce en cinq actes.

Ensuite est-ce bien un ambitieux que ce Cléon, et le desir d'une place subalterne caractérise-t-il assez l'ambition ? Destouches qui n'a pas beaucoup mieux réussi dans son portrait, avait du moins senti que ce caractère exigeait une scène plus élevée, un personnage plus distingué de la foule, des vues moins circonscrites, et des accessoires environnans plus conformes à l'idée qu'on se fait du théâtre de l'ambition. Mais Destouches a fait la même faute que Picard, en mettant continuellement la passion de Dom Fernand aux prises avec l'indiscrétion de sa belle-sœur, il a trop prolongé une idée heureuse et rendu son tableau monotone et froid.

L'ambition, je le sais, est de tous les états, et la femme du savetier accuse son mari d'ambition quand il veut acheter une maîtrise de cordonnier ; mais le comique de l'ambition subalterne est dans l'abus du mot : l'ambition regardée comme passion, l'ambition digne du pinceau de Thalie ou de Melpomène, ne peut se considérer que dans la classe très-circonscrite des dignités élevées et des autorités gouvernantes.

Le mari de la pièce du C. Picard est réellement plus jaloux qu'ambitieux, et il n'est guère plus fondé dans sa jalousie que dans son ambition. Les politesses affectueuses du ministre pour sa femme ne sont pas assez prononcées pour causer tant d'inquiétudes, et la femme de Cléon me paraît s'alarmer et alarmer son mari un peu facilement.

Le père, un peu goguenard de son métier, semble aussi marquer trop d'indignation contre son gendre. Enfin, j'oserai reprocher à l'auteur le ton de ses personnages accessoires, et leur peu de liaison avec l'action principale ; leur ton est décidément trop mauvais aussi. Je sais bien que le bon ton est aujourd'hui plus difficile à saisir, parce qu'il se cache plus que jamais ; mais il n'est pas introuvable, et s'il le devenait, peut-être serait-ce à l'auteur comique à le créer plutôt que de s'en passer. C'est le bon ton qui donne à l'esprit toute sa grace, à la plaisanterie tout son sel, et qui fait supporter la peinture du ridicule.

On ne peut dissimuler qu'à ces défauts réunis ne se joigne également un peu de froideur dans la pièce ; c'est un tort qu'elle partage avec des ouvrages très-estimés du théâtre français. Mais il y aurait de l'injustice à ne pas voir que cette grande esquisse a quelque chose de recommandable dans l'ordonnance, que le caractère du père est d'un pinceau ferme et vigoureux, que les traits du dialogue sont quelquefois très-heureux très-saillans, et que le style, quoi qu'on en ait dit, mérite souvent des éloges par son naturel et son énergie. On s'accoutume trop, ce me semble, à confondre le style de la comédie avec celui de l'épître, et c'est peut-être un des défauts les plus caractéristiques de notre tems de parler toujours des styles et d'en connaître peu les convenances.

L'ouvrage du C. Picard ne peut en aucune manière reculer sa réputation s'il ne l'avance pas beaucoup. Ses intentions sont louables. Pour peindre la jeunesse et ses périls, il a fait l'Entrée dans le monde ; l'âge mûr , consacré au soin de s'agrandir et aux passions élevées, lui a sans doute inspiré cette nouvelle pièce, et c'est du moins une preuve qu'il essaye d'étudier l'homme et la société. Que doit-on penser de la justice des censeurs qui, lorsqu'il donne une comédie d'intrigue assaisonnée de gaîté, accusent la trivialité de son genre, et qui l'y renvoient quand il veut s'élever à la haute comédie ?                              L. C.

L’Esprit des journaux français et étrangers, trente-unième année, frimaire an XI [décembre 1802], p. 185-192 :

[Le Mari ambitieux n’est pas sans défauts, mais cette pièce est l'œuvre d’un homme remarquable par « les qualités de l'ame & les dons de l'esprit ». On ne peut la juger sans la comparer aux pièces de Destouches (1680-1754) concernant le même caractère, qui ne sont d’ailleurs pas ses meilleures. Le critique estime utile de rappeler « les idées & la conception de Destouches », citées assez longuement. Picard a choisi de placer sa pièce en France, contrairement à l’Ambitieux de Destouches, qui se passe en Espagne. Son caractère se trouve de ce fait moins ambitieux que celui de Destouches, mais, « aspirant à une place honorable & lucrative », il est tiraillé « entre la fortune, & l'honneur de son épouse ». Après avoir résumé l’intrigue, le critique conteste un peu le titre de la pièce, Cléon étant animé plus par « une noble émulation » que par l’ambition, ce qui rend le personnage moins intéressant. Les autres rôles sont jugés dans l’ensemble bien conçus. Si la construction de la pièce est bonne, néanmoins « deux situations essentielles ne paroissent pas assez motivées » : rien n’oblige Mme Cléon d’aller au bal, et « l'inquiétude de Cléon pendant que sa femme est au bal » relève plus de la jalousie que de l’ambition. La pièce comporte aussi « quelques longueurs & quelques scènes sans liaison dans les premiers actes », mais sans enlever à la pièce ses qualités, montrant « connaissance du cœur humain » et « exacte observation de la société ». La question du genre de la pièce, entre comédie de situation et comédie de caractère, est résolue par la mise en avant de la façon remarquable dont le caractère principal est conçu.]

THÉATRE DE LOUVOIS.

Le Mari ambitieux, comédie en 5 actes & en vers, malgré des défauts sensibles, a dû à des beautés réelles de prendre sa place parmi les ouvrages dramatiques faits pour honorer dans leur auteur les qualités de l'ame & les dons de l'esprit. Le plus parfait de nos comiques fut aussi le plus profond des moralistes : le C. Picard fait le prix d'un tel jugement pour celui qui l'a mérité de son siècle & de la postérité ; aussi ne s'est-il jamais séparé de ces auteurs estimables qui ne croiroient pas avoir bien traité un sujet sérieux, s'ils ne lui imprimoient le caractère essentiel d'une saine moralité, & si les principes d'une austère vertu ne finissoient par y triompher.

L'Ambitieux & l'Indiscret de Destouches n'est qu'un des plus foibles ouvrages d'un auteur qui ne s'est placé qu'au second rang de nos poètes comiques : cependant au moment où le caractère de l'ambitieux vient d'être traité de nouveau, avant de dire dans quelle situation l'auteur moderne a placé son personnage, il n'est peut-être pas sans intérêt de rappeler quelles avoient été à cet égard les idées & la conception de Destouches.

« En me proposant, dit-il, de peindre le caractère d'un ambitieux, je compris, après bien des réflexions, qu'il m'étoit impossible d'y réussir, si la scène ne se passoit pas à la cour d'un souverain, si je n'y faisois paroître des personnages du rang le plus éminent, & si mon ambitieux n'étoit pas lui-même dans le plus haut degré de l'éclat & de la faveur.

« L'ambition déréglée est de tous les états, sans doute ; mais dans les hommes du commun elle n'a rien qui intéresse la société en général : elle ne bleffe que quelque concurrens obscurs qu'elle renverse, au lieu que dans celui qui touche aux premières places d'un état, & qui ne voit plus que quelques degrés jusqu'au but où il imagine follement que ses désirs seront remplis, l'ivresse de son ambition devient l'intérêt général de toute une nation ; presque tous les yeux fixés sur lui sont dans l'attente de son succès ou de sa perte.

« Je ne pouvois donc peindre toute l'énergie de ce caractère que dans un favori qui, devant être satisfait de se trouver élevé aussi haut qu'un sujet peut l'être, comblé d'honneurs & de richesses, forme encore le projet téméraire de s'allier à son souverain, de partager avec lui l'autorité, & de se réserver les moyens de pouvoir être ingrat sans danger.

« Ce choix, où je me vis forcé par tant de raisons, entraîna toute l'économie de mon sujet ; intrigue, dénouement, portrait, style, tout devint nécessairement d'un genre élevé, &c. »

C'est ainsi que Destouches a conçu son Ambitieux, & il l'a placé dans une cour étrangère, en Espagne. Le C. Picard, auteur de la pièce nouvelle, observe trop habilement les mœurs françaises pour qu'on ne doive pas désirer qu'il continue à ne peindre qu'elles ; il a d'ailleurs un talent trop vrai pour ne pas dédaigner la ressource facile de présenter, sous des couleurs étrangères, le tableau & la critique des mœurs de son temps & de son pays. Il a donc placé la scène à Paris ; & dès-lors se présentoient des difficultés qui n'ont pu être entiérement éludées. L'auteur a cru devoir donner à sa figure principale des proportions moins élevées que celles de Destouches ; il s'est resserré dans un cadre plus étroit ; il a laissé sur l'objet des vœux de l'Ambitieux, sur l'état du protecteur dont il doit obtenir le suffrage, sur la carrière qu'il parcourt, sur le degré d'élévation auquel peut parvenir celui qui s'y est élancé, une incertitude & un vague qui nuisent à l'effet général. – Mais au défaut des grands développemens auxquels pouvoit donner lieu le caractère de l'Ambitieux, placé sur un grand théâtre, le C. Picard a imaginé un ressort dramatique très-heureux : il a placé son Ambitieux entre la fortune, & l'honneur de son épouse ; il le peint masquant le dérangement de ses affaires, sous un éclat emprunté, aspirant à une place honorable & lucrative, méritant de l'avoir, & refusant de la demander, ne pouvant l'obtenir que d'un homme auquel le seul moyen de plaire est de fermer les yeux sur les desseins secrets & les désirs coupables qu'il a formés.

Averti par son épouse elle-même des vœux que Dulys a déclarés, Cléon n'écoutant que son ambition, traite d'abord ces vœux de chimères, & nomme les craintes de sa femme les alarmes d'une trop austère pudeur ; les avis de son beau père, venu du fond de sa province au secours de sa fille & même de son époux, sont méconnus & dédaignés. Un autre plan est dès-lors nécessaire : suivant l'avis de son père, l'épouse de Cléon feint de ne voir dans les prévenances & les assiduités d'un homme tel que Dulys, que les politesses d'usage, & dans l'offre de la place désirée, qu'une proposition due à l'amitié, qu'un avancement légitime. L'inquiétude & bientôt la jalousie, s'allumant au sein de Cléon, sont le prompt effet de ce stratagême, & bientôt il en résulte une situation qui, étant la plus essentielle de l'ouvrage, ne peut être ici passée sous silence.

Milady *** donne un bal : Mme. Cléon & son époux y sont invités ; Dulys doit y être : mais il a chargé Cléon de terminer dans la nuit même un travail de la plus haute importance : c'est à ce travail qu'est attaché l'avancement de Cléon : le combat que ce dernier éprouve est violent & pénible ; sa femme & son beau-père soutiennent leur langage concerté. Cléon, hors de lui, cède à son ambition, & permet à sa femme d'aller au bal sans lui, mais accompagnée de son père. Ce dernier, au lieu d'y faire paroître sa fille, la laisse seule dans son appartement, ouvre avec Dulys une explication, vive & franche, à la suite de laquelle il ramêne ce dernier à des sentimens d'honneur & de délicatesse, à un aveu de sa faute, à l'assurance de son repentir. Tous deux vont au bal : Cléon passe la nuit dans un supplice continuel, qui redouble quand il apprend que son beau-père & Dulys ont été vus au bal, mais que sa femme n'y a point paru. Le retour de son beau-père, bientôt celui de Dulys, & de quelques autres personnages secondaires, rendent nécessaire une explication sur l'absence de Mme. Cléon : à la voix de son père, elle sort de son appartement qu'elle n'avoit pas quitté ; elle est ainsi à l'abri même du soupçon, & son père, au nom de l'honneur des deux époux, force Dulys à disposer de l'emploi qu'il avoit offert, en faveur d'un autre que son gendre.

La première réflexion qui naît après la représentation de cette pièce, porte sur le titre. Cléon n'est point précisément un ambitieux : désirer, dans une carrière honorable, un avancement légitime & dû à des talens reconnus, n'est point un vice ; c'est une noble émulation, c'est le sentiment de sa force & des services que l'on peut rendre. Pour paroître dramatique, ce sentiment d'ambition devoit être plus prononcé ; il devoit être une passion, tandis qu'en effet il n'est ici qu'un besoin. Le rôle de Mme. Cléon est intéressant : celui de Dulys est peut être un peu trop passif. On voit qu'en général l'auteur a été fidèle au dessein de placer ses personnages dans des situations délicates & difficiles, sans risquer un moment de les dégrader & de les rendre odieux : cette intention est tellement conforme aux vrais principes de l'art, qu'on ne peut qu'y applaudir. Quant au rôle du beau père de Cléon, on ne trouve rien à lui reprocher. Celui de Montbrun, parasite & faux ami de Cléon, offre des détails piquans ; les rôles accessoires sont liés à l'action avec beaucoup d'art.

Cependant deux situations essentielles ne paroissent pas assez motivées. D'abord où est la nécessité indispensable que Mme. Cléon aille au bal ? Invitée fort tard, elle peut facilement s'en excuser : le travail forcé de Cléon seroit un motif pour n'y pas paroître. Ce travail de Cléon & sa sûreté ne paroissent donc pas totalement incompatibles. Si le bal, au lieu d'être donné par milady ***, eût été donné chez Dulys même, le refus d'y assister devenoit impossible ; la situation de Cléon étoit forcée, & produisoit alors encore plus d'effet. – En second lieu, l'inquiétude de Cléon pendant que sa femme est au bal, conduite par son père, n'est elle pas exagérée ? Le jaloux ne se montre-t-il pas ici plus encore que le mari, & surtout le mari beaucoup plus que l'ambitieux ? Il est impossible de supposer que Cléon s'imagine sérieusement que son beau père veuille se rendre le complice du déshonneur de sa fille. Il a trop de raisons de sécurité, pour que ses vives alarmes paroissent naturelles ; elles ne commencent à être fondées que quand il voit revenir son beau-père seul & sans sa femme. Puisque le stratagême du beau-père étoit assez bien concerté pour que le péril fût imaginaire, il falloit au moins que ce péril dût paroître imminent aux yeux de l'époux, la situation en devenoit nécessairement plus dramatique.

Si ces defauts existent, & qu'il faille les avouer, en remarquant aussi quelques longueurs & quelques scènes sans liaison dans les premiers actes, il est impossible de ne pas applaudir à une foule de traits puisés dans une connoissance approfondie du cœur humain, & dans une exacte observation de la société : il est impossible de ne pas applaudir surtout à l'habileté avec laquelle est traité le rôle de Cléon, abstraction faite du titre qui lui est donné sa sécurité dans les premiers actes contraste bien avec les inquiétudes auxquelles il est bientôt en proie, & son mépris des avis qu'on lui donne rend singuliérement piquante la scène où on l'accable en lui tenant son propre langage. Son inquiétude en interrogeant sa femme, son beau père & son ami, sur ce qu'il feint de ne pas craindre & qu'il redoute tant d'apprendre, la scène où il rompt l'entretien trop peu développé de Dulys & de sa femme ; celles surtout du cinquième acte où, croyant son déshonneur certain, il ne garde plus de mesure avec son beau père, méritent les plus grands éloges.

Quoique, d'après la manière dont le sujet est conçu, on puisse croire que la pièce nouvelle rentre plutôt dans le genre de la comédie de situation que dans celui de la comédie de caractère, on aime cependant à reconnoître dans celle-ci que le caractère du principal personnage, tracé avec beaucoup d'art, est parfaitement soutenu. Quelques personnes ont trouvé déplacé le retour de Cléon à ses premiers désirs, lorsque, forcé de renoncer à l'emploi qu'il ambitionnoit pour ne pas le devoir à Dulys, il dit avec dépit :

Sans ma femme pourtant, j'aurois eu cette place.

Nous pensons, au contraire, que ce trait est de caractère, & que sa hardiesse est heureuse. Les dangers du mari n'existant plus, les idées de l'ambitieux devoient reparoître. La plupart des bons ouvrages sont terminés par des traits de cette nature : le Distrait n'oublie t-il pas qu'il vient de se marier ? Et, après avoir signé son contrat, l'Irrésolu ne laisse-t-il pas échapper ce trait charmant ?

J'aurois mieux fait, je crois, d'epouser Celimène.

Rapports et discussions de toutes les classes de l'Institut de France, Rapports du jury chargé de proposer les ouvrages susceptibles d'obtenir les prix décennaux, Classe de la langue et de la littérature françaises, 1810, p. 22-23 :

Le Mari ambitieux, ou l'Homme qui veut faire son chemin, comédie en cinq actes et en vers , par M. Picard, représentée en l'an 11.

L'idée de cette pièce offre des intentions comiques, mais qui n'y sont pas assez développées, parce que les caractères ne s'y prêtent pas : elle a quelques rapports avec l'Ambitieux et l'Indiscrète de Destouches, où un amant sacrifie son amante à l'espérance d'obtenir la faveur du Roi, qui se trouve son rival. Il est beaucoup plus comique d'avoir fait de l'ambitieux un mari : un amant n'est que froid et méprisable, s'il renonce sans effort à la femme qu'il aime ; il n'est ni ambitieux ni amant, si le sacrifice lui coûte assez pour inspirer quelque intérêt. La jalousie d'un mari, excitée parla crainte du ridicule, peut fournir des situations comiques, sur tout si elle est mise en contraste avec une autre passion, telle que la peur, par exemple, comme dans George Dandin. Dans le Mari ambitieux, la petite ambition de Cléon pourroit aussi devenir comique, si l'on en avoit fait un Orgon, ou un de ces maris auxquels une femme n'est fidèle que par devoir, et qui ne sont jaloux que comme maris ; mais M. Picard paroît avoir gâté cette idée, en faisant un mari presque amant et tendrement aimé. Un mari, aimé de sa femme, ne peut guère être ridicule. Un mari, moitié amoureux, moitié ambitieux, n'est plus qu'un homme sans caractère. Une passion, subordonnée à une autre, ne peut exciter qu'un intérêt bien foible ; et d'ailleurs la leçon qu'on veut donner au mari pour le guérir de son ambition, n'a rien d'assez comique. Enfin on ne sait pas assez, dans cette pièce, où l'on est et avec qui l'on est ; on ne sait quel genre de place demande ce Cléon, qui a, dit-on, un état brillant, et qui reçoit chez lui

« Des banquiers, des commis, quelques hommes en place. »

On ne sait pas non plus ce que c'est que ce Dulis. qui, dans la liste des personnages, n'est désigné que comme un homme en place, qui dispose d'emplois assez considérables, que Cléon adule comme le plus bas protégé feroit le plus imposant protecteur, et dont il reçoit le valet-de-chambre avec des égards trop déplacés.

L'ambition de Cléon est d'un genre peu relevé, puisqu'elle se termine à obtenir, comme une grande faveur, une place à Bordeaux, dont on ne dit pas même la nature.

L'espèce de passion que montre Dulis pour madame Cléon, et qui l'engage à protéger le mari dans l'espérance de séduire la femme, n'amène aucune scène vraiment intéressante ; et la générosité avec laquelle il sacrifie sans effort sa passion à un sentiment d'honneur, n'est pas, vieux style, brumaire an assez préparée pour donner au dénouement un effet assez théâtral.

Le style est facile, assez ferme, et a souvent du piquant ; mais il est rarement relevé par ces traits heureux que l'on cite, et il manque de couleur, parce qu'il peint des mœurs sans caractère.

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