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Médiocre et rampant, ou le Moyen de parvenir

Médiocre et Rampant, ou le Moyen de parvenir, comédie en cinq actes et en vers, de Picard, premier thermidor an 5 [19 juillet 1797].

Théâtre françois de la rue de Louvois

Almanach des Muses 1798.

Tableau de l'incapacité et de la bassesse de Dorival, secrétaire en chef d'Ariste, nouveau ministre. Ce Dorival justifie pleinement la justesse des deux épithètes, médiocre et rampant.

Versification facile, du naturel, de la gaîté.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Huet, An V, (ou 1797.) :

Médiocre et rampant, ou le Moyen de parvenir, comédie en cinq actes et en vers, Représentée pour la première fois sur le Théâtre Français, le 1.er Thermidor, an 5.eme Par L. B. Picard.

Médiocre et rampant, et l'on arrive à tout.

Folle Journée, Acte III.

Courrier des spectacles, n° 195 du 2 thermidor an 5 [20 juillet 1797], p. 2-3 :

[Long compte rendu très élogieux d’une pièce dont le critique paraît faire une lecture très politique. La pièce a eu beaucoup de succès, elle est l'œuvre d’un jeune auteur promis à un bel avenir, qui a eu l’audace de s’attaquer à un problème de société, les odieux « coureurs de places » et a ainsi fait œuvre utile. Cette utilité est reliée par le critique à des « circonstances […] très-favorables à l’auteur ». On peut imaginer qu’il pense aux conditions nouvelles qu’ouvre le Directoire. Il entreprend ensuite une très longue analyse d’une intrigue mêlant affaires politiques et intrigue sentimentale, intrigues et mesquineries (le mémoire dont Dorival s’attribue la paternité sur le même plan que les vers volés au fils de Firmin), le dénouement naissant d’une ruse qui fait penser à bien des comédies où l’ont rompe un père pour obtenir la main de sa fille. La pièce est présentée d’ailleurs avec une teinte moralisante révélatrice (on est à l’aube d’une ère nouvelle où la corruption n’a plus sa place). Tout finit bien : le méchant est pni, la place qu’il visait va à celui qu’il exploitait, et c’est le fils de cet homme vertueux qui obtient la main de la fille du ministre grâce aux vers qu’il a écrit. Le jugement porté suit immédiatement cette analyse. Il commence par dire que la pièce « offre plusieurs scènes charmantes » (c’est le moins qu’on puisse attendre), et donne quelques exemples de répliques opposant le vice et la vertu, et montrant le caractère désintéressé du bon Firmin, tandis qu’un cousin du ministre montre un cynisme scandaleux. Mais impossible, dit le critique, de citer tous les beaux vers (qui sont surtout beaux moralement), et il se limite à rapporter l’enthousiasme avec lequel ont été appelés l’auteur et l’acteur principal (celui qui tient le rôle de Laroche, le lanceur d’alerte, pour employer une formule anachronique. Et un dernier paragraphe est étrangement consacré à énumérer des défauts de la pièce, portant sur l’intrigue elle-même : un certain nombre de « détails » sont jugés peu naturels, le rôle de la mère du ministre est inutile. Et il ne faut pas chanter de romance au milieu d’une comédie, « cela en ralentit la marche » (on est assez loin du ton de ce qui précède !).]

Théâtre Français.

Quand la médiocrité occupe toutes les places où la bassesse l’a portée, il est beau de voir un auteur jeune encore, mais déjà connu par de fréquens succès, attaquer de front un abus destructeur du génie, présenter au grand jour le personnage hideux de ces coureurs de places, et ranimer le courage des gens de mérite qui languissent ignorés à l'ombre de leur modestie. M. Picard, vivement excité sans doute par le désir d'être utile, a entrepris cette tâche, et M. Picard vient de la remplir avec honneur. La comédie, dont la première représentation fut donnée hier à ce théâtre sous le titre de Médiocre et Rampant ou le moyen de parvenir, a eu le plus grand succès.

On ne peut se dissimuler que les circonstances étoient très-favorables à l'auteur, et qu'elles ont ajouté au mérite de son ouvrage qui a été universellement applaudi depuis le commencement jusqu'à la fin.

Voici l’analyse de cette pièce :

Ariste, successeur d’un ministre vicieux et sans talens, apporte au ministère toutes les vertus qui conviennent à sa place ; il cherche à s’environner de gens capables et probes. On lui a dit du bien de Dorival, secrétaire de son prédécesseur ; il veut le sonder avec d’autant plus de soin qu’il peut le faire nommer à une ambassade, et lui donner sa fille en mariage. Dorival doit la réputation dont il jouit au savoir et aux travaux de Firmin, commis sans ambition, mais plein de mérite dont il met les ouvrages sous son nom ; mauvais fils d’ailleurs, ami perfide ; il laisse périr sa mère de misère, et , sans nul égard pour ses anciens amis, il vient de faire ôter la place à la Roche, auquel il étoit lié dès son enfance ; celui-ci veut se venger et faire connoître à Ariste et l’incapacité et l’immoralité du méprisable qui abuse de sa confiance. Le vertueux Firmin ne veut point se rendre aux sollicitations de la Roche, qui le presse de renverser Dorival pour occuper une place qu’il mérite mieux que lui. Firmin répond : si ma place est au-dessous de moi, cela vaut mieux :

Que si j’étois moi-même au-dessous de ma place.

Firmin fils, amant aimé de Laure, fils [sic] d’Ariste, seroit moins délicat que son père ; cependant il résiste, et Laroche entreprend seul de démasquer Dorival. Sa démarche auprès du vertueux ministre n’est pas heureuse. Celui-ci fait appeller Dorival en disant à Laroche :

A moins qu’il ne soit là tout prêt à se défendre
Contre un homme jamais je ne veux rien entendre.

et l’adroit fripon met en défaut toute la bonhomie de Laroche qui ne perd cependant pas courage. Ariste, rassuré de plus en plus sur le compte de son secrétaire, lui demande un mémoire qui puisse faire voir au gouvernement quels sont les abus à réprimer. La mère d’Ariste a, d’un autre côté, demandé à Dorival, qui s’est donné la réputation de poëte, de lui faire quelques vers pour Laure. L’intrigant d’abord un peu embarrassé, et qui voudroit éloigner Firmin dont il craint le mérite, sent cependant la nécessité de le garder près de lui. Il tire du père le mémoire qu’on lui a demandé, et le fils lui fournit des vers pour Laure, sous la promesse qu’il lui fait d’en nommer le véritable auteur. Tout le monde se réunit chez le ministre, et il lit à l’écart le mémoire dont il admire le contenu, tandis que Laure chante, accompagnée par Dorval, les vers que Firmin fils a faits, mais que son rusé rival a annoncé tout bas être les siens, quoique tout haut il les attribue à leur véritable auteur, dans la crainte ou de déplaire au ministre ou d’être démenti par Firmin. Laroche qui fondoit son espoir sur l’impossibilité où seroit Dorival de fournir le mémoire qu’on lui avoit demandé, apprend avec douleur que non-seulement il a satisfait à cette demande, mais qu’il est sur le point, comme auteur de ce mémoire, d'être ambassadeur, et d’épouser Laure. Toutefois il espère encore le perdre, en faisant connoître à Ariste le projet qu’il a appris que Dorival avoit conçu de lui nuire en jetant de la défaveur sur sa conduite relativement à un logement que le ministre a chargé son valet de lui chercher pour une femme. Cette nouvelle tentative de Laroche ne réussit pas mieux jusqu'au moment où, après qu'il est sorti, Dorival vient offrir à Ariste ses services dans l’intrigue amoureuse qu’il lui suppose. Le ministre indigné dissimule, et devient moins sourd aux discours de Laroche. Celui-ci, pour démasquer tout-à-fait le traître, use du stratagème suivant : en voyant entrer Dorival, il feint un grand désespoir, dont la cause, dit-il, est la disgrâce du ministre, à qui le mémoire qu’il a présenté nuit auprès du gouvernement. La mère d’Ariste, la fille de ce dernier, les deux Firmin arrivent ; Laroche leur persuade à tous que le ministre est disgracié, par rapport au mémoire. Il ajoute que l’on en recherche l’auteur. Dorival déclare que ce n'est pas lui qui l’a fait. Firmin père, au contraire, s’en avoue l’auteur, et veut partager la disgrâce d’Ariste. Celui-ci détrompé, chasse son secrétaire, reconnoit le mérite de Firmin père qu’il nomme à l'ambassade, et accorde la main de Laure à Firmin fils, qui est reconnu pour l’auteur des vers.

Cette comédie offre plusieurs scènes charmantes. Nous citerons entr’autres la deuxième scène du second acte, où Laroche est fort embarrassé quand Ariste ne veut l’entendre accuser Dorival qu’en présence de ce dernier. La scène du troisième acte entre Laroche et Dorival, où ce dernier dit à l’autre lui parlant de son zèle pour Firmin :

Combien t’a-t-il donné pour ce bel assemblage ?

et que Laroche répond :

Combien lui donnes-tu pour faire ton ouvrage ?

On rencontre souvent dans cette pièce des exemples de ce charmant dialogue. La morale s’y montre souvent ; nous avons déjà cité quelques vers auxquels nous ajouterons ceux-ci d’Ariste, en nommant aux places , etc. :

Pesez l’ancienneté,
Le zèle , les talens, sur-tout la probité.
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Du bien qu’on ne fait pas , du mal qu’on laisse faire,
Songez qu’on est coupable ;
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Sont-ils donc nos amis ceux qui servent nos vices ?

Nous ne pouvons résister au plaisir de citer aussi ces vers d’un vrai comique que nous avons recueillis parmi beaucoup d’antres. Firmin dit â Laroche, qui veut lui faire avoir la place de Dorival:

Mais avant de donner une place à quelqu’autre,
Cher Laroche cherchez à rentrer dans la vôtre.

Christophe qui veut absolument que Dorival, son cousin, lui procure une place, dans laquelle il puisse faire fortune ,lui dit :

Ecoutez : je voudrois une fortune sûre,
Tâchez de me lancer dans quelque fourniture.

Nous ne finirions pas si nous voulions rapporter tous les vers qui nous ont fait plaisir. Nous terminons l’éloge de celte pièce en disant que le dénouement est un des plus heureux que nous connoissions au théâtre.

L’auteur a été appelé avec enthousiasme, ensuite M. Saint-Fal qui jouoit Laroche, et enfin tous les acteurs.

Malgré ce que nous venons de dire de cette comédie, nous y avons remarqué plusieurs défauts que le tems ni la place ne nous permettent pas de relever. Il est difficile, et peut-être peu naturel que Ariste soit si long-tems dupe de Dorival dont l’incapacité perce dès le premier entretien qu’ils ont ensemble, et qui se défend mal des inculpations de Laroche ; peut-être d’ailleurs parle-t-il un langage trop vertueux. Le logement qu’Ariste fait chercher pour une femme n’est pas un moyen heureux. Le rôle de la mère d’Ariste étoit inutile à la pièce. Les visites de Laroche sont bien fréquentes chez un ministre qui ne le voit pas de bon œil. Nous n’approuvons pas que l’on chante une romance au milieu d’une comédie ; cela en ralentit la marche.

L. P.

Courrier des spectacles, n° 196 du 3 thermidor an 5 [21 juillet 1797], p. 2 :

[Nouvel article sur la pièce de Picard, qui poursuit sa carrière avec succès. Les spectateurs ont demandé qu’il répète deux vers, ce que l’acteur a refusé : on ne répète pas des vers au milieu d’une comédie dans un grand théâtre. Cette fois, il s’agit de revenir sur l’interprétation, chaque interprète étant l’objet d’un éloge particulier. Deux acteurs sont particulièrement l’objet de commentaires plus étendus. Saint-Fal a choisi de jouer le rôle de Laroche d’une manière trop peu noble, comme un laquais plus que comme un commis. Mais il voulait faire rire, sans doute en accord avec l’auteur. Et mademoiselle Mézerai a beaucoup plu en chantant sa romance, mais le critique continue à critiquer cette introduction de couplets dans une comédie.]

Théâtre Français.

On donna hier à ce théâtre la seconde représentation de Médiocre et rampant, avec autant de succès qu’en avoit eu la première, le jour précédent. Le public a fort applaudi les deux vers suivans :

Ainsi sur cette terre injuste et corrompue,
Le talent est proscrit, la vertu méconnue !

Il demandoit qu’on les répétât, mais M. Dupont, en ne répondant pas à cette invitation, a dû faire sentir combien elle étoit déplacée au milieu d’une piece à un grand théâtre.

Uniquement occupés pendant la première représentation d’étudier le sujet de la pièce, et d’en suivre les développemens , nous ne pûmes hier rendre aux acteurs toute la justice qu'ils ont le droit d’attendre. Nous nous contentâmes d'annoncer l’approbation que le public leur avoit témoignée. Nous ajouterons aujourd’hui qu’ils ont parfaitement joué les deux fois ; mais principalement hier. M. Picard a rendu d’après nature, le rôle de Christophe. M. Devigny a parfaitement saisi celui de Dorival, dans lequel il déploie le talent que nous avons annoncé en lui dans son Jaloux malgré lui, dans la pièce de ce titre. M. Vanhove a rendu avec noblesse le personnage d’Ariste. M. Saint-Fal a fait généralement le plus grand plaisir dans celui de Laroche. Nous ne croyons pas qu’il soit possible de mieux exprimer le genre dans lequel il a entrepris de jouer ce rôle ; mais nous regrettons qu’il n’ait pas choisi un genre plus noble. On ne peut se dissimuler qu’il a avili le personnage de commis en lui donnant tous les gestes d’un laquais ; mais il a voulu faire rire, et sans doute il a agi d’accord avec l’auteur. D’ailleurs l’accueil qu’il reçoit du public justifie son choix, sans exclure le nôtre.

Mademoiselle Mézerai a été très-applaudi dans sa romance qu’elle a chantée avec plus d’assurance qu’avant-hier : on l’a beaucoup mieux entendue. Quoiqu'il en soit, nous insisterons à blâmer les auteurs de mettre des couplets dans des comédies, par la crainte de voir cet abus s’introduire, avec d’autant plus de raison qu’une actrice qui n'auroit pas le talent de mademoiselle Mézerai, pourroit desirer y suppléer en ayant l’occasion de déployer une voix agréable. Nouis ne désespérons même pas de voir M. Picard, si ce n’est ôter tous ces couplets, ce qui seroit peut-être difficile, du moins en retrancher quelqu’un, pour rendre plus d’action à cette partie de sa pièce.

L. P.

Courrier des spectacles, n° 200 du 7 thermidor an 5 [26 juillet 1797], p. 2-4 :

[Sélection abondante de critiques de la pièce de Picard dans la presse. On y retrouve souvent les mêmes points de vue, mais aussi des regards particuliers sur tel ou tel aspects. La pièce fait l’objet d’un accord général : c’est une très bonne pièce.]

Théâtre Français.

Conformément à l'usage que noua avons adopté, de rapporter cinq ou six jours après les premières représentations d'une pièce nouvelle, les jugemens que nous aurions pu recueillir de divers jouraux qui en auroient Parlé, nous allons donner ceux qui nous sont parvenus sur la comédie de Médiocre et rampant ou le moyen de -parvenir, qui a été jouée à ce théâtre le premier de ce mois, et dont nous avons présenté l’analyse le lendemain dans notre numéro 195.

Journal d'indications, des 3 et 4 thermidor.

Médiocre et rampant. Ce caractère bien dessiné étoit digne de la scène ; il n'en est point de plus réel et de plus moral. Suit l’analyse de la pièce...... Picard a saisi son caractère dans les bureaux ministériels. Oh ! qu'il seroit facile de montrer au doigt les Dorival dont ces lieux abondent !

A l’aspect de tels originaux, Picard n’avoit qu’à choisir, mais Dorival étoit-il le plus parfait de ses modèles ; ce secrétaire vain, sémillant, ignare, flatte mais ne rampe pas ; il est bien médiocre, mais il connoît les hommes instruits, il sait les employer, et ce n’est peut-être pas le moindre mérite d’un chef de bureau ; Dorival est, si vous le voulez, mauvais fils, mauvais mari, mauvais poète, homme adroit et rusé, mais ce n’est pas Médiocre et rampant ; ce n’est pas ce caractère sur lequel s’égayoit Figaro ; ce n’est pas l’homme qui s'élève à force de souplesse, qui n’a d'autre esprit que celui de l'intrigue ; toujours bas valet de ses supérieurs, et le tyran de ses égaux.

Le caractère de Firmin, dans la pièce de Picard, est opposé à celui de Dorival, et nous paroît bien soutenu ; voilà l’honnête homme et le fonctionnaire public dignes de tous éloges.

Quant à Laroche, c’est un être plaisant ; on rit de sa colère, de son embarras, souvent on trouve sa haine implacable. Le rôle de dénonciateur qu’il a choisi, rôle toujours odieux, affecte les âmes sensibles ; mais Laroche est réellement un employé de bureau, il a tous les petits vices de la bureaucratie ; mais il lutte contre un être médiocre et rampant à qui il pardonne.

Ariste est un bonhomme : il est si pré venu en faveur de Dorival, il met si peu d’importance aux réponses de son secrétaire lorsqu’il lui fait subir un examen, qu’il n’est pas étonnant que son erreur soit prolongée.

Le dénouement de la comédie de Picard est très-heureux ; la scène du troisième acte entre Laroche et Dorival, est supérieurement dialoguée. Cet ouvrage est bien vérifié, et offre quelquefois des détails comiques qui font plaisir malgré les longueurs des scènes et les personnages inutiles.

Picard, dans son quatrième acte, a inséré une romance que chante mademoiselle Mézeray. Plusieurs journalistes lui ont observé, avec justeraison, que ce chant étoit inutile, et nuisoit à l’action. Cette romance peut être suprimée, si le public sévère l’exige, ou tolérée en faveur de mademoiselle Mézeray dont on chérit tous les talens, sans nuire à la comédie de Médiocre et rampant.

Feuilleton de la Quotidienne, 3 thermidor.

Une versification facile, des détails heureux, de la longueur dans les scènes, des invraisemblances, de la sobriété dans le comique ; voilà ce que nous avons remarqué dans la comédie de M. Picard. Nous lui conseillons de retrancher la scène de l’ariette, accompagnée par un violon obligé. Elle peut, j’y consens, faire briller la jolie voix de mademoiselle Mézeray, mais retarde trop l’intérêt de la pièce.

Le Déjeûner, du 3 thermidor.

Une comédie nouvelle en 5 actes et en vers, a obtenu, mercredi dernier, un succès brillant à ce théâtre. Médiocre et rampant ou le moyen de parvenir est le titre du l'ouvrage ; il en indique assez le sujet. Suit l’analyse..... Cette comédie, la meilleure que l'on ait donné depuis le vieux Célibataire, a été généralement applaudie. Le cinquième acte produit sur-tout un grand effet ; le rôle de Laroche a paru aussi neuf que comique. M. Saint-Fal lui a donné un ton gauche et mal-adroit qui a beaucoup fait rire.

Le Miroir, du 3 thermidor.

Médiocre et rampant, comédien en cinq actes, de M. Picard , obtint hier sur ce théâtre le plus brillant succès. Il est même à observer que depuis long-temps on n’avoit vu un ouvrage dramatique exciter un enthousiasme aussi soutenu et aussi général.

Petites Affiches, du 6 thermidor.

Depuis long-temps on n’avoit mis au théâtre un ouvrage plus estimable que la comédie en cinq actes, en vers, représentée sur celui-ci, le premier thermidor, sous le titre de Médiocre et rampant ou le moyen de parvenir. Cette pièce, dont le but moral est excellent, est de M. Picard, connu par d’autres productions, et nous paroit être le meilleur ouvrage, jusqu’à présent, de cet auteur jeune et fécond. Suit l’analyse.....

L’intrigue de cette pièce n’avoit pas besoin, pour réussir, de l’espèce d’à-propos que lui donnent les circonstances : elle auroit plu, et elle plaira dans tous les temps. Le personnage de Laroche, qui, certain de l’improbité de Dorival, l’accuse toujours et n’est jamais cru, parce qu’il n’a point de preuves, est neuf, moral, et d’une originalité piquante. Le style de cette pièce est doux et serré, le dialogue souvent vif et plaisant ; et l’on y trouve des scènes bien conçues et bien filées. En un mot, cette comédie, dont le premier acte est très-bien, et le dénouement très-heureux, fournit seule une réputation distinguée à son jeune auteur, qui y joue, avec un naturel très-comique, le rôle d’un paysan, qui vient trouver son cousin Dorival, afin qu’il lui fasse faire fortune, et qu'il le lance dans quelque fourniture.

On pourroit trouver plus de conversation que d’action dans les trois actes intermédiaires de cette pièce ; on pourroit dire que les moyens d’une romance, d’un mémoire, sont foibles pour faire ressortir les malversations ou les dilapidations dont Dorival doit se rendre coupable. Le ministre a souvent la crédulité d’un Géronte de comédie ; le rôle de sa mère est inutile, celui de sa fille est sans couleur, et le moyen du jeune paysan, nul, puisqu’il ne revient plus à la fin, et que les mauvais traitemens de Dorival, envers sa mère n’entrent point dans le nombre des griefs qu’on lui impute. Toutes ces observations pourroient paroitre justes ; mais elles seroient la part d’une critique sévère, décourageante, et que le plaisir que nous ont fait les beautés de la pièce, ne nous permet point d’approfondir : nous reviendrons sur nos éloges, et nous engageons les amis du bon comique, de la saine morale et des plans bien conçus, à voir cet ouvrage, le meilleur en cinq actes, nous le répétons, qu’on nous ait donné depuis le vieux Célibataire.

L'Invariable, du 6 thermidor.

Cette pièce a produit la plus vive sensation, et obtenu tous les suffrages. Une intrigue fortement conçue et conduite avec art, un intérêt soutenu et gradué, une marche rapide, un dialogue vif, beaucoup de verve, souvent le vers comique, une morale toujours sûre ; tels sont les traits qui distinguent l’ouvrage de M. Picard , jeune auteur, connu avantageusement dans la carrière dramatique.

On ne sauroit trop le louer d’avoir attaqué de front la bassesse et la médiocrité de ces êtres rampans qui usurpent les places dues à la probité et au talent. Fronder les vices que la loi ne peut atteindre, tel est le but de la bonne comédie. Celle-ci a parfaitement le mérite de l’à-propos.

Il seroit à désirer que M. Picard soignât davantage sa versification ; car si c'est beaucoup de réussir sur la scène, il est aussi un succès au moins aussi flatteur qu’il doit ambitionner et qu’il pourroit obtenir.

Le Censeur dramatique, ou, Journal des principaux théatres,Tome I (1797), n° 2 (20 Fructidor an 5), p. 83-92 :

THÉÂTRE FRANÇOIS DE LA RUE DE LOUVO1S.

Pièces nouvelles.

Le 1er thermidor, on a donné sur ce Théâtre la première Représentation de Médiocre et rampant, Comédie en cinq actes et en vers.

Ariste, homme vertueux et peu défiant, vient d'être nommé Ministre. Dorival, premier Commis de son prédécesseur, d'un caractère souple, et qui n'a guère d'autre talent que celui de flatter et de ramper, a eu l'art de gagner sa confiance, au point qu'Ariste est près de lui donner sa fille, et de le faire nommer à une Ambassade. Laroche, simple Expéditionnaire dans les bureaux de Dorival, son compatriote et son ancien ami, révoqué par lui, cherche à s'en venger, et s'occupe à dévoiler ce fourbe aux yeux du Maître : mais ce Laroche est un homme simple et gauche ; et il s'y prend si maladroitement, qu'il échoue sans cesse. Il voudroit mettre de moitié, dans son projet, Firmin, Chef de bureau, homme modeste, et grand travailleur ; mais celui–ci, quoiqu'estimant peu Dorival, et quoiqu'il ait un fils qui aime et est aimé de la fille du Ministre, s'y refuse. Les divers moyens dont ce Laroche se sert pour perdre son ennemi, font le nœud de la Pièce. Enfin il découvre qu'Ariste cherche une maison écartée pour loger une femme dont il est le bienfaiteur ; il fait en sorte que Dorival prenne le change sur cette recherche, et qu'il offre au Ministre ses services, comme agent d'un commerce clandestin. Cette proposition révolte Ariste, et lui ouvre enfin les yeux. Il s'agit de l'éclairer de même sur la médiocrité de talens de Dorival ; Laroche en vient encore à bout, en dévoilant que ce dernier n'est point l'Auteur d'un excellent Mémoire, Ouvrage de Firmin, et qu'il a donné comme de lui. Le Ministre, entièrement désabusé sur le compte de cet homme vil, fait avoir l'Ambassade à l'estimable Firmin, et promet au fils de lui donner un jour sa fille.

Telle est la marche de cette Comédie.

On a d'abord peine à concevoir comment, d'un fonds aussi simple et sans aucun incident étranger à l'action, l'Auteur a pu tirer cinq actes d'une étendue raisonnable. On se demande ensuite comment il a pu y ménager cet intérêt de curiosité si nécessaire pour soutenir l'attention du Spectateur assez adroitement, pour que le dénouement, que le titre même fait pressentir, ne nuise point à cet intérêt. On voudra savoir encore si les caractères sont bien tracés et bien soutenus ; s'ils sont dans cette opposition marquée, si nécessaire au Théâtre pour le jeu des contrastes, sans lesquels il ne naît jamais d'effets. Enfin, on s'informera si l'Ouvrage est écrit d'un style simple et naturel, le seul qui convienne à la Comédie ; si ce style est varié, soutenu , correct et élégant, &c.

Nous nous proposons de répondre à ces questions dans l'Extrait que nous donnerons incessamment de la Pièce qui vient d'être imprimée. Le faire ici seroit un double emploi ; nous nous bornerons donc à. parler de l'effet qu'a produit cette première Représentation, et du. jeu des Acteurs.

L'Ouvrage a été écouté, dès le premier acte, avec une bienveillance très-marquée. Ce sentiment étoit bien dû à l'Auteur du Conteur, des Conjectures, des Visitandines, et d'un, grand nombre de Pièces pleines de sel et de gaieté , restées à nos divers Théâtres. Le Public cherchoit à applaudîr, et il en a trouvé souvent l'occasion. Lorsque l'Auteur qui joue un petit rôle dans sa Pièce, a paru vers la fin du deuxième Acte, il a recueilli les prémices d'un grand succès. Les Actes suivans, le quatrième même, qui est selon nous le plus f'oible, n'ont pas occasionné le plus léger murmure ; et le dénouement, qui, quoique trop prévu, satisfait pleinement le Spectateur, par la manière dont il est amené, a excité un enthousiasme qui a mis le sceau à un succès d'autant plus flatteur, qu'il n'a été troublé par aucune sorte d'improbatîon. On a demandé, à grands cris, l'Auteur; il a paru, ainsi que MM. Saint-Fal et de Vigny, qui jouent les principaux rôles, et auxquels le Public a voulu aussi marquer personnellement sa vive satisfaction.

L'Ouvrage est distribué aussi bien qu'il pouvoit l'être dans l'état actuel du Théâtre de Louvois.

M. Vanhove remplit le rôle peu saillant d'Ariste ; il y met de la noblesse, du naturel et de l'aplomb, et n'y laissoit desirer qu'un peu plus d'aisance et moins de lenteur ; qualités qu'il y a su mettre aux représentations suivantes. Cet Ariste est un excellent homme, modeste, simple, et qui, n'étant Ministre que de la veille, et n'étant vu que dans le sein de sa. famille, ne devoit avoir rien de trop important, de trop ministériel, dans son ton et dans ses manières. Au reste, ce n'étoit qu'une légère nuance que nous demandions ici ; et M. Vanhove, en la saisissant lui-même, nous a fourni une nouvelle preuve de son intelligence et de sa capacité.

Le rôle odieux, mais très important de Dorival, a été confié à M. de Vigny ; et ce jeune Acteur y a mis une profondeur qui honore son intelligence. Ce rôle étoit extrêmement difficile, parce qu'il est presque toujours dans ces situations contraintes, où, pour nous servir d'une comparaison vulgaire, il faut rire d'un œil et pleurer de l'autre. De plus, il a des nuances d'orgueil et de bassesse, d'ignorance ef de présomption, de hauteur et de fatuité, qu'il étoit d'autant plus difficile de fondre que ce caractère a bien peu de modèles au Théâtre. M. de Vigny a su tirer un parti très avantageux de ces positions délicates. Continuellement à la Scène, et attentif à prévenir tout ce qui pourroit dévoiler ses artifices ; variant avec art ses tons, selon les personnages avec lesquels il se trouve ; rampant avec Ariste ; bonhomme avec Firmin ; doucereux avec Mme Dorlis et Laure ; incertain avec Laroche, dont la gaucherie l'embarrasse ; brutal avec Bobineau, son parent villageois ; d'abord insolent, ensuite bas et vil avec Michel, Valet-de-chambre d'Ariste : c'est un véritable Caméléon qui change à chaque instant de couleurs et de formes. Ce rôle offroit donc une foule de difficultés à vaincre, et M. de Vigny les a presque toutes surmontées. Nous ne pouvons qu'engager cet Artiste estimable qui, depuis sa plus tendre jeunesse, a sacrifié son existence et sa fortune au penchant irrésistible qu'il a pour la Comédie, à persévérer. Il lui reste encore bien des obstacles à vaincre sans doute, mais le prix est au bout de la carrière, et nous osons promettre à son zèle assidu, et à son travail infatigable, la seule récompense qu'il ambitionne, une réputation très distinguée dans cet Art difficile dans lequel les succès mêmes ne sont pas toujours la preuve du talent.

M. Saint-Fal a le mérite d'avoir créé le rôle de Laroche qu'il joue arec un naturel rare et une bonhommie tout-à-fait plaisante. Ce rôle, absolument neuf à la Comédie, quoique la Societé en offre plus d'un modèle, demandoit, pour réussir, un Acteur consommé dans son Art, et familier avec les ressorts comiques. Nous ne savons si l'Auteur a fait le rôle pour M. Saint-Fal ; mais M. Saint-Fal paroitra, à quiconque ne l'aura point vu ailleurs, fait exprès pour ce rôle. Il y met une gaucherie qui n'est ni niaiserie, ni bêtise, quoiqu'elle tienne de l'une et de l'autre. A travers le desir de se venger qui l'anime pendant toute la Pièce, Laroche laisse percer des nuances de bonté qui font honneur à son ame ; et c'est ce que M. Saint-Fal a parfaitement saisi et supérieurement rendu : tout, jusqu'à son costume, complète à l'illusion. Enfin ce rôle ne peut qu'ajouter singulièrement à la réputation de M. Saint-Fal, Acteur estimable et laborieux, et qui devient chaque jour de plus en plus cher au Public, à Thalie, et à Melpomène, dont il recueille alternativement les faveurs.

Firmin, père, est un homme vertueux, franc et loyal. M. Florence nous paroît s'être assez bien pénétré de ce caractère ; il y a mis de la fermeté, du naturel et de la noblesse. Nous l'engagerons seulement à y paroître sous un costume moins commun. Le premier Commis d'un Ministre est un homme assez important, par sa place, pour, donner quelque chose à l'extérieur ; et nous croyons que, sans rien altérer de la simplicité de Firmin, qui n'est sûrement pas un Petit-Maître, on pourroit le vêtir d'une manière plus rapprochée de nos modes, et de nos usages.

Mme Molé-d'Alainville, dans le rôle de Mme Dorlis, avoit donné dans un excès opposé, elle étoit trop parée, et sur-tout paroissoit trop jeune. La mère d'un Ministre, joué par M. Vanhove, doit avoir au moins soixante-cinq ans ; une robe sans dorure et une coiffe, nous paroissoient donc indiquées par la nature du rôle ; et c'est avec plaisir que nous avons vu aux représentations suivantes cette Actrice réformer sa parure. Mme Molé-d'Alainville nous paroît avoir assez bien saisi le caractère de cette mère ; caractère, au reste, qui n'est peut-être pas assez prononcé dans l'Ouvrage. Cette Actrice a de l'intelligence et de l'usage : et, depuis qu'elle est au Théâtre François, on s'appercoit avec plaisir que ses progrès sont rapides.

Parlerons - nous du rôle de Firmin fils, joué par M. Dupont, et de celui d'Agathe, confié à Mlle Mézeray ? ces rôles sont peu considérables ; et l'Auteur.doit savoir gré à ces deux Artistes de s'en être chargés. Mlle Mézeray, qui met dans le sien beaucoup de grâces, de naïveté, et une sensibilité contrainte et douce, chante la Romance du quatrième acte avec beaucoup de goût ; il est fâcheux qu'on n'en entende pas une parole. Cela tient au genre de cette Musique ; car dans toutes autres Pièces on est assez heureux pour ne rien perdre lorsqu'elle chante.

Enfin, M; Picard, dans le petit rôle du Paysan, a du naturel, de la rondeur et de la gaieté ; mais ces qualités suffisent-elles pour bien jouer les Comiques ? Puisqu'il paroît s'y destiner, nous l'inviterons à éviter soigneusement toute charge, ces moyens devant être abandonnés à la médiocrité, et bannis du Théâtre François ; à ne pas être dans ce mouvement, cette agitation continuels, qui fatiguent l'interlocuteur, et nuisent à l'effet d'un rôle, parce qu'ils distraient et partagent l'attention ; à modérer son extrême vivacité, et à bien soigner l'expression de son visage, dont les traits sont extrêmement mobiles, ce qui sans doute est d'un grand avantage au Théâtre, mais ce qui doit l'engager à en modérer l'action, parce que des mines aux grimaces il n'y a souvent qu'un pas, &c. &c. Ces légers défauts sont bien faciles à faire disparoître. M. Picard a dans son jeu beaucoup de gaieté, ce qni est la qualité la plus essentielle de son emploi : il dit avec intelligence, ce qui ne doit pas surprendre chez un homme de beaucoup d'esprit : il a un organe très net, des inflexions justes ; et si ses gestes sont trop multipliés, cela tient au peu d'habitude qu'il a encore de la Scène. Nous aimerions, nous l'avouons avec franchise, lui voir uniquement consacrer sa plume au Théâtre qu'il est fait pour enrichir par de bons Ouvrages ; mais puisque, par des considérations dont nous ignorons les motifs, il a voulu lui dévouer aussi sa personne, nous le suivrons sous ces deux rapports d'Homme-de-Lettres et de Comédien, et nous espérons n'avoir à lui donner dans l'un et l'autre que des éloges mérités.

Dans le même numéro du Censeur dramatique, une allusion permet de voir que la pièce en est déjà à sa dix-neuvième représentation le 16 fructidor.

P. 257-264, on y trouve la première partie d'un « extrait » :

PIÈCES IMPRIMÉES ET REPRÉSENTÉES.

EXTRAIT.

Médiocre Et Rampant, ou le Moyen de parvenir, Comédie en cinq actes et en vers, représentée, pour la première fois, sur le Théâtre François, le 1er thermidor, an 5 : par L. B. Picard; avec cette Épigraphe:

Médiocre et rampant , et l'on arrive à tout.

(Folle Journée , Acte III.)

Paris, Huet , an 5 (ou 1797), in-8°. de 116 pag.

On a fait entendre dans un Journal, dont la partie politique est très recommandable sans doute, car, depuis huit ans, elle dit toujours du bien de M. le Prieur ; mais qui, dans sa partie dramatique, manque presque toujours de tact, de discernement et de goût, que cette Pièce étoit la meilleure qu'on eût jouée, depuis vingt cinq ans, au Théâtre François.

De telles assertions sont plus faites pour humilier, que pour flatter l'Homme-de-Lettres qui en est l'objet ; car, lorsque la louange outrepasse le but, elle s'avoisine de la Satyre. M. Picard a trop d'esprit, et se rend trop justice à lui-même pour adhérer à un éloge aussi ridicule qu'il est exagéré. Nous le connaissons assez pour croire qu'il ne met point sa Pièce au-dessus de la Feinte par Amour, du Célibataire, des Amans Généreux, du Séducteur, des Courtisannes, du Jaloux sans Amour, du Flatteur, du Barbier de Séville, du Mariage de Figaro, des Châteaux en Espagne, du Vieux Célibataire, du Conciliateur même, et de quelques autres Ouvrages restés au Théâtre, et que nous pourrions encore citer. On peut avoir très bien fait, et prendre place au-dessous de toutes ces Comédies : et, s'il faut achever de dire notre pensée tout entière, et comparer M. Picard à lui même, nous osons préférer sa Comédie des Conjectures pour la conduite, le style, et même l'intérêt, à celle dont nous allons rendre compte. Cela n'empêche pas que beaucoup de Littérateurs ne fussent bien glorieux de l'avoir faite.

Nous avons analysé cette Pièce dans le second Numéro de ce Journal, en rendant compte de l'effet des premières Représentations, et du jeu des Acteurs ; nous y renvoyons nos Lecteurs, pour éviter des redites inutiles, et nous allons parler ici seulement des Caractères, de l'Intrigue, et du Style.

C'est une terrible machine, il en faut convenir», qu'une Comédie en cinq actes: et, pour en faire une médiocre, il faut encore bien de l'esprit et du talent. Présenter des caractères neufs et vrais, établir une intrigue qui marche sans embarras, se noue sans peine, et se dénoue sans invraisemblance ; soutenir, dans tout le cours de l'Ouvrage, les caractères d'après les données établies ; lier bien les scènes ; motiver les entrées ; varier le style ; couper le dialogue selon la nature, ce n'est encore là qu'une petite partie de cet immense travail. Il faut encore, et c'est là Je principal sans doute, être gai, comique, amusant ; marcher vers un but moral ; mettre en jeu les passions ; tirer parti des contrastes ; nuancer continuellement les caractères ; faire ressortir des effets de leur savante opposition, &c.&c. Quel énorme travail, et comment ose-t-on écrire lorsqu'on médite sur toutes ces difficultés ?

Nous n'examinerons point si M. Picard a rempli toutes ces conditions, ce seroit nous montrer trop sévères ; et quelque droit qu'il nous ait donné lui-même d'être exigeans avec lui, nous saurons lui tenir compte de ses efforts, de ses intentions, de la sagesse de son plan et de la simplicité de son style.

Son premier but a sans doute dû être de faire ressortir le caractère neuf de Dorival, le rôle le mieux fait de sa Pièce. Voyons comme il est peint dès les premières scènes.

. . . . . . Cet homme suffisant,
Qui de l'ancien Ministre assidu complaisant,
Faisoit tout, brouilloit tout, disposoit seul des Places,
Accumuloit sur lui les Pensions, les Grâces,
Et qui déjà, dit-on, est, je ne sais comment,
Du Ministre nouveau l'intime Confident ?
. . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . .
Dès l'enfance, annonçant tout ce qu'il devait être,
Le flatteur s'en alloit rodant autour du Maître ;
Déjà s'appropriant le bien fait par autrui,
Dès-lors, d'ambition brûlant comme aujourd'hui,
Par les plus vils détours comme il cherchoit à plaire !
Tartuffe et Patelin, c'étoit son caractère.
Voilà comme il s'est fait le plus brillant état.
Aussi sur les moyens fut-il peu délicat.
. . . . . . . . . . . . . . . .
De notre ancien Ministre on sait assez la vie :
. . . . . . . . . . . . . . . .
Mais comment près de lui se poussa Dorival ?
C'est en faisant métier des plus honteux services ;
Du Ministre il servoit les passions, les vices ;
Et ce Ministre à peine étoit disgracié,
Par l'ingrat Dorival il étoit oublié.

Un tel portrait sans doute n'est pas bien flatteur ; mais la Pièce développe tous les traits de ce caractère odieux. Il est vrai que l'intrigue est légère, que beaucoup des actions de Dorival ne sont pas assez motivées ; que pour un homme adroit et fin, par exemple, il le livre sans nécessité au Ministre, par l'offre qu'il lui fait de lui procurer une petite maison ; offre nécessaire sans doute pour amener le dénouement ; mais dont Dorival n'avoit pas besoin pour gagner la faveur d'Ariste, puisqu'il en jouit sans réserve, et qu'il doit regarder le rôle de Proxenète comme au-dessous de son ambition. Ajoutons que plusieurs positions de ce rôle ne sont qu'indiquées. On aimeroit, par exemple, à lui voir donner audience à quelque honnête Rentier ou Solliciteur ; à lui voir déployer, dans cette occasion, toute l'insolence, la morgue et l'impertinence à crosser, si familières aux Commis du jour. L'Auteur n'auroit été embarrassé que du choix de ses modèles. On voudroit aussi que, pour justifier le peu de délicatesse qu'on lui donne sur les moyens de faire fortune, on lui fournît aussi l'occasion de dévoiler son avidité, &c. &c. Malgré toutes ces critiques, et celles que nous pourrions faire encore, ce rôle n'en est pas moins en général très bien fait ; bien en situation ; et si tous les autres étoient traités avec le même soin, nous n'aurions que des éloges à donner à cette Comédie.

Passons au rôle de Laroche.

Ce caractère est d'un genre particulier ; et quoiqu'il doive beaucoup au rare talent de l'Acteur, qui a rempli ce rôle d'une façon si neuve, si originale, si plaisante et qui paroissoit si étrangère à la nature de son talent, on ne peut disconvenir qu'il ne fasse plaisir même, à la lecture ; d'ailleurs ce Laroche est la cheville ouvrière de la Pièce, et c'est son obstination à vouloir démasquer Dorival, qui fait naître presque tous les incidens, et qui dénoue l'intrigue ; ainsi nous lui devons donner une attention particulière.

On ne peut disconvenir que la Société n'offre bien des modèles d'un semblable Personnage. Combien de gens nés simples, bons, doués d'un esprit médiocre, mais d'assez d aptitude au travail, qui végéteroient toute leur vie dans un cercle diurne d'occupations presque mécaniques, si une passion quelconque ne venoit, en quelque sorte, les réveiller, stimuler leur activité, et les obliger de développer des talens pour l'intrigue, enfouis jusques là dans les ténèbres d'une vie obscure ! Or, de toutes les passions, il n'en est point, après l'amour et l'ambition, qui soit plus agissante, plus remuante que la vengeance. Aussi est-ce celle là que l'Auteur a mise dans l'ame de Laroche, et qu'il donne pour mobile à son activité.

Sa gaucherie, son peu d'usage du Monde et des Hommes perce dans les premiers essais qu'il fait de ses moyens de nuire. Il attaque en face un homme plus fin que lui ; ce n'est pas le moyen d'en triompher. Ces attaques infructueuses, plaisantes, et qui jettent de la gaieté dans l'Ouvrage, quoiqu'elles en retardent la marche, servent à développer fort adroitement caractère de ce Laroche, qui, quoique très vindicatif, est dans le fond un fort bon homme.

Le caractère d'Ariste ne nous a point paru assez prononcé. Lorsqu'on met un Ministre sur la Scène, il nous semble qu'il faut lui faire jouer un rôle plus important. Au reste, la manière dont ce rôle est indiqué, est noble et décente. On a reproché à cet Ariste trop de bonhommie, et nous croyons qu'on a tort. S'il est dupe de Dorival, tout autre à sa place l'eût également été. Qu'on se figure un homme arrivant du fond de ses terres, pour occuper une place éminente ; ne connoissant encore que ses livres, et trouvant dans ses Bureaux un premier Commis, jouissant d'une grande réputation de travail et d'activité ; dont tout le monde lui dit du bien, qui s'annonce lui même d'une manière fort séduisante et l'on verra qu'il ne pouvoit mieux faire dans les commencemens que d'accorder de la confiance à cet homme, qui, de plus, a le secret et l'habitude des affaires, et dont lui, Ministre, a besoin pour se mettre au fait de sa besogne. Cette confiance n'est point aveugle ; car il écoute la dénonciation de Laroche, le met en présence de Dorival, et ne se décide qu'après que ce dernier s'est justifié d'une façon très spécieuse et très adroite. Laroche revient une deuxième fois à la charge ; Ariste l'écoute encore : il y revient une troisième, et n'est pas éconduit. Enfin, lorsqu'on l'a mis sur la voie, il éprouve lui-même ce premier Commis, et finit par se prêter à un petit mensonge pour achever de le démasquer tout-à-fait.

Ou nous ne nous y connoissons pas, ou cette conduite est sage, prudente, et celle d'un homme d'esprit, sensé et raisonnable. Ah ! plût au Ciel que tous les gens en place en tinssent une pareille, et que, moins aveugles, moins entêtés sur le compte des êtres médiocres, vils et rampans qui les entourent, ils ne missent pas leur amour propre à les défendre contre la voix publique. Cette sotte opiniâtreté entrave souvent les affaires, démoralise les Bureaux, et, décourageant la vertu timide et modeste, prouve cette vérité, que M. Picard a si bien établie :

. . . . . . . A force de talens,
Méritez des emplois, vous perdez votre temps.
D'en être digne ou non, bien fou qui s'embarrasse ;
Sachez flatter, ramper, vous aurez une Place ;
C'est le plus sûr moyen.

( La suite à l'Ordinaire prochain.)

La suite de l'extrait se trouve p. 297-314 :

PIÈCES IMPRIMÉES Et REPRÉSENTÉES.

Suite de l'Extrait de Médiocre et Rampant.

A l'exception de Firmin, qui est un honnête homme, d'une vertu sévère, modeste, instruit, &c. les autres rôles ne sont qu'indiqués. Celui de Laure est même par trop foible. Elle n'a pas un Couplet, pas une Scène avec son Amant : autant ne point mettre d'Amoureuse dans une Pièce, que d'y en mettre une absolument nulle. Nous ne pouvons qu'admirer la complaisance extrême de Mlle Mézeray, d'avoir joué dix-neuf fois de suite un pareil rôle. L'Auteur doit en être bien reconnoissant ; car avec le travail inconcevable qu'elle fait au Théâtre François, un pareil sacrifice de temps et d'amour-propre, est assurément bien méritoire.

Le rôle de Mme Dorlis ne vaut guère mieux que celui de Laure. Ce n'est ni une mère noble ni un caractère. II n'y a rien d'assez prononcé dans ce Personnage, qui frise toujours la plaisanterie sans être gai, et qui n'est pas même ridicule. Les deux petits rôles de Michel et de Robineau, qui n'ont chacun qu'une scène, sont, dans leur genre, beaucoup meilleurs ; il y a dans l'un et dans l'autre, de jolies intentions comiques et des traits vraiment plaisans.

Nous ne parlons pas du rôle de Charles Firmin, à-peu-près aussi insignifiant que celui de Laure, quoique plus mêlé dans l'intrigue. Ces Amoureux, sans couleur, font le désespoir des gens passionnés. Ils ne plaisent même guère aux gens raisonnables, parce que, sans chaleur et sans enthousiasme, il n'y a ni Amour ni véritable sensibilité.

Passons à la conduite de cette Comédie, et nous terminerons cet Article, que l'amour de l'Art, et la tendre amitié que nous portons à l'Auteur, nous engagent à prolonger par des Observations sur le style et des citations qui viendront à l'appui de nos Critiques et de nos Eloges.

Cette intrigue est assurément fort légère, et d'un intérêt assez peu vif ; mais c'est plutôt un sujet d'éloge que de reproche. Dans une Tragédie, dans un Drame, dans une Comédie d'intrigue même, l'intérêt doit être préféré à tout, parce que lui seul occupe, soutient, nourrit l'attention du Spectateur, et que tout lui doit être subordonné.

Il n'en est pas de même d'une Comédie de caractère, telle qu'est celle-ci ; par exemple, comme son titre l'annonce. Dans ces sortes d'Ouvrages tout doit être subordonné à la peinture, au développement du caractère que l'on présente. C'est lui qui gouverne, qui meut, qui dirige tout. De lui seul doivent naître l'intrigue et le nœud ; de lui seul doit sortir le dénouement ; sur lui seul enfin doit porter l'intérêt, tout l'intérêt. Manquer à ce principe, c'est s'écarter d'une des règles fondamentales de la Comédie,

On ne doit pas inférer de-là cependant qu'une Pièce de caractère ne doit point être intéressante. A Dieu ne plaise que nous avancions une pareille absurdité ! Y a-t-il une Comédie plus profondément attachante que le Tartuffe ? et avons-nous une meilleure Comédie de caractère ? Le Misanthrope, les Femmes Savantes, toutes les Pièces de caractère de Molière sont chacune très intéressantes sans doute. Mais remarquez que cet intérêt émane directement du caractère principal, et que ce grand homme observe cette règle avec la plus grande rigueur.

En effet, c'est de l'horrible dénonciation du Tartuffe, de la brusque franchise d'Alceste, du ridicule entêtement de Philaminte et de Belise, &c. &c., que naissent tous les incidens de ces Comédies, que découle tout l'intérêt qu'elles inspirent.

Voilà le grand art, & Molière seul en a trouvé le secret. Suivre le développement du caractère sans trop charger l'intrigue ; lui rapporter tous les événemens ; faire émaner de lui toute espèce d'intérêt, soit de curiosité, soit de sentiment, &c. que de difficultés ! Et faut-il s'étonner que nous avions si peu de bonnes Comédies de caractère !

Revenons à celle de M. Picard.

Ce jeune Ecrivain, qui, dans un âge où tant d'autres commencent à peine, a déjà un Théâtre assez complet, paroît avoir senti et médité toutes ces difficultés. Il est certain au moins que si l'intrigue de sa Pièce n'est pas très attachante, elle est fort sage, fort bien suivie, et que tout s'y rapporte au principal Personnage.

Démasquer Dorival aux yeux d'Ariste ; lui enlever Laure, qui ne l'aime point, et dont il est si peu digne pour la donner à son jeune Amant ; faire nommer le respectable Firmin à l'Ambassade, que Dorival est sur le point d'usurper ; détromper le Ministre, qui a les yeux fascinés par cet homme médiocre et rampant ; voilà le but de l'intrigue, dont tous les fils sont confiés au mal-adroit Laroche, ce qui jette beaucoup de comique de situation dans l'Ouvrage, par le choix et la singularité des ressorts.

En effet,

D'abord il s'y prend mal, puis un peu mieux, puis bien,
Puis enfin il n'y manque rien.

L'exposition du premier Acte est claire et naturelle. Il est très vraisemblable qu'un homme qui vient de perdre sa place, sans motif, ait de l'humeur, et que cette humeur provoquant sa franchise, lui fasse dire ce qu'il avoit renfermé jusques-là dans son cœur. Cela sert en même temps, et à établir l'intrigue, et à poser les caractères.

Dorival ne tarde point à se dévoiler lui même au Spectateur, tout en en imposant au Ministre ; et la scène dernière de ce premier acte avec Michel, achève de faire voir combien il est vil et rampant.

Je suis honteux du ton qu'avec vous j'avois pris.
D'honneur je vous prenois, Monsieur, pour un Commis.

Ces mots, adressés à un Valet, sont vraiment très plaisans. Voilà du bon comique, du vrai comique de situation.

Michel. . . . Je ne suis qu'un Valet;

Dorival.

Aucune différence entre nous, s'il vous plaît,

termine parfaitement cette jolie scène , l'une des mieux faites et des mieux filées de la Pièce.

Au second Acte, le Plaidoyer de Dorival et de Laroche est aussi fort adroit, et il y a beaucoup d'art à les avoir mis ainsi en présence devant le Ministre, qui n'est point un homme crédule, et à avoir fait triompher Dorival d'une manière très spécieuse. La petite scène de Robineau, de ce cousin Villageois, qui en venant prier Dorival de le placer, dévoile, par sa naïveté , la dureté de ce Commis pour sa mère, est aussi d'un très bon effet.

. . . . . . . Je voudrois une fortune sûre,
Tâchez de me lancer dans quelque Fourniture :

termine cet Acte d'une façon fort plaisante. Aussi ce vers de situation a-t-il été constamment applaudi au Théâtre. Le Public aime toujours à se venger de ces fortunes scandaleuses et subites qui ne se font jamais qu'à ses propres dépens. Il laisse bien Messieurs les Fournisseurs jouir tranquillement des fruits de leurs- rapines ; mais il saisit avec avidité toutes les occasions de faire éclater son mépris : mépris, au reste, dont ces sangsues publiques se divertissent, en revoyant leur or. Turcaret, en consolant le Public d'autrefois de l'insolence des Traitans, n'en a corrigé aucun. Ces Traitans ont fait place aux Voleurs, et le ridicule ne les corrigera pas davantage. Mais avec des Epigrammes le Public se venge, et cela console.

Les deux premiers Actes ont servi principalement à établir, à développer le caractère. L'intrigue reprend au troisième : cela est dans l'ordre. Laroche, que rien ne rebute, revient à la charge. C'est encore sans succès, et l'action ne marche pas ; ce qui est un très-grand défaut. On croit cependant qu'elle va se relever, car Laroche dit en s'en allant:

Voyons a frapper les grands coups.

Point du tout. Le quatrième Acte est tellement vide d'action et d'intérêt, languit à un tel point, que l'Auteur a été obligé, pour le soutenir, d'y mettre une Romance, qui est toujours un hors d'œuvre dans une Comédie. D'ailleurs, cette Romance, quoique liée à l'action, est d'un effet médiocre, parce qu'on n'en entend pas un seul mot. Mademoiselle Mézeray cependant les articule tous avec la plus grande netteté. Mais M. Gaveaux, qui a fait la Musique, a (selon le louable usage des Musiciens,- qui ne pensent qu'aux sons, et oublient toujours les paroles) tellement chargé les accompagnemens, sur-tout ceux du violon, que les vers disparoissent sous les instrumens. Ce défaut nous a frappés dès la première Représentation. Nous l'avons remarqué* ; et nous avons eu soin de rendre justice à l'Actrice(33), tout en blâmant le Compositeur. Nous invitons M. Picard ou à supprimer la Romance, ou à y adapter une Musique qui permette au moins d'en entendre les paroles. Il y perd le premier ; car elles sont fort jolies, pleines de grâce et de sentimens. Mais tout cela ne suffit point pour faire oublier le vide de ce quatrième Acte. I1 devoit être, selon les règles, le plus fortement intrigué de la Pièce, puisque plus on approche du dénouement, plus l'intérêt doit s'accroître : il est au contraire le plus insignifiant. Nous ne saurions trop engager l'Auteur à le refaire : avec ses talens et sa facilité, c'est pour lui une besogne aisée ; mais elle est, selon nous, indispensable ; et la foiblesse de cet acte nuira toujours, auprès des vrais Connoisseurs, au mérite de cette Comédie; comme devant d'autres Spectateurs que ceux du jour, il auroit nui à son succès(34).

Le cinquième Acte est beaucoup meilleur ; et c'est avec plaisir que nous nous empressons de lui rendre justice. La confidence que cet obstiné Laroche fait au Ministre de ses propres recherches, est vraiment plaisante et neuve ; son obstination amuse, au lieu de fatiguer, parce qu'on s'intéresse au succès de son projet, et qu'on aime sa bonhomie, en souriant de ses mal- adresses, &c. Mais ce que nous blâmons, c'est la crédulité de Dorival ; la légèreté avec laquelle, sur la simple ouverture d'un homme devenu son ennemi, dont par conséquent il doit se défier, il va se dévoiler, sans nécessité, aux yeux d'Ariste, et: lui offrir ces services honteux que l'homme le plus corrompu n'offre jamais sans rougir, et sur-tout sans s'être assuré qu'ils ne seront point rejetés. Ceci est beaucoup trop crud, pas assez motivé, et nuit, selon nous, singulièrement à la beauté de l'Ouvrage. Mais ce n'est qu'une scène à refaire, et nous la recommandons encore à l'Auteur. Il lui sera bien facile de filer plus adroitement cette confidence. Dorival, moins crédule, n'en sera que plus odieux, et sa punition même en fera plus d'effet.

Ce défaut est bien grand ; mais il ne nous rendra point injustes sur la scène 7e et les suivantes. Le moyen employé sur-le-champ par Laroche, et auquel Ariste se prête pour achever de dévoiler Dorival, est aussi simple qu'ingénieux ; il en ressort un dénouement serré, plaisant, et dont tout le monde est satisfait. Cette scène a décidé du succès de la Pièce ; et les applaudissemens dont elle a été couverte à chaque Représentation, prouvent qu'elle a plu généralement. Il faut dire aussi qu'elle doit beaucoup au jeu des Acteurs. M. de Vigny a ètè d'une supériorité étonnante dans cet endroit, et ses Camarades l'ont secondé parfaitement. M. Picard ne l'ignore pas, et son cœur reconnoissant leur en tient un fidèle compte. Il avoue avec cette franchise aimable qui le caractérise, et qui le fait aimer même de ses rivaux, que sa Pièce doit beaucoup au zèle et au talent supérieur des Comédiens. Cet aveu, qui n'ôte rien au mérite de l'Ouvrage, ajoute, selon nous, beaucoup à celui de l'Auteur ; et nous nous faisons un devoir de le consacrer. Il en est si peu chez qui l'amour propre ne l'emporte pas sur la reconnoissance, que-lorsque le contraire arrive, il faut en tenir compte à l'homme d'un vrai talenï qui donne un si bel exemple.

Nous voici arrivés à la troisième partie de notre examen, à celle qui a pour objet le style de cette Comédie. Cette tâche nous sera d'autant plus douce à remplir, que c'est par des citations que nous justifierons ce que nous allons dire ; et ces citations seront presque toutes à l'avantage de l’Auteur.

Ce n'est peut-être pas une chose aisée que de déterminer le genre de style propre à la Comédie. Il n'y a point là-dessus de règle généxale, et c'est la nature du sujet qui doit guider ici la plume de l'homme de goût. Molière, le divin Molière, qui, dans toutes les parties de la Comédie, est un sûr modèle, l'est également pour le style. Nul Poète n'a su mieux varier le sien, mieux l'assortir à ses sujets. Avec quel art, quelle vérité, et sur-tout quelles nuances admirables il fait parler tous ses personnages ! Quelle variété de tons, de couleurs, de forces, &c. ! Le Tartuffe, le Misanthrope, les Femmes savantes,. l'Avare, l'Ecole des Femmes, Amphytrion, les Fourberies de Scapin, le Bourgeois Gentilhomme, Pourceaugnac, les Précieuses ridicules, offrent chacun des exemples de cette étonnante fécondité, de cette variété si difficile pour celui qui n'est pas né Poëte. C'est un don du génie. Le travail peut le perfectionner sans doute, mais nous croyons qu'il appartient seulement à la Nature d'en gratifier ses enfans chéris.

Ne soyons cependant pas trop exigeans, ce seroit nous montrer ennemis de nos plaisirs. Regnard, Dufresny, Destouches, sont loin sans doute du style de Molière ; Dancourt, qui, par sa naïveté, est et sera long-temps le La Fontaine: du Théâtre, et qui par cela même s'en rapproche davantage, quant au style, et plusieurs autres Ecrivains que nous pourrions citer encore, offrent, après ce grand homme, des modèles qu'on peut suivie sans s'égarer.

En général, lorsqu'une Comédie plaît, amuse et intéresse ; que ses caractères sont vrais et bien soutenus ; que l'intrigue marche bien, et que le dénouement satisfait le Spectateur, il est peu difficile sur la manière dont elle est écrite. Que le style soit simple, naturel et coulant, il sera satisfait, et dispensera l'Auteur de l'élégance, et même de la concision.

Les Gens-de-Lettres sont plus exigeans, et un Parterre même qui ne seroit composé que de cette classe de Citoyens, seroit beaucoup trop sévère. Ils demandent un style qui réunisse aux qualités que nous venons d'énumérer, de la noblesse, de la force, de la précision, & cette sorte d'élégance qui naît du sujet, et qui s'éloigne autant de la bouffissure et de l'afféterie, que du trivial et du genre trop naïf.

Nous allons voir jusqu'à quel degré M. Picard a rempli ces conditions. Il nous sera difficile de citer beaucoup, parce qu'il a eu le bon esprit de mettre sa Pièce en dialogue plutôt qu'en tirades. Mais nous trouverons encore quelques morceaux qui pourront faire apprécier son talent pour ce genre d'écrire. Nous prévenons que nous n'adoptons pas la méthode usitée par la plupart des Journalistes, de souligner dans les citations les endroits foibles ou défectueux ; nous respectons trop la sagacité de nos Lecteurs, pour en agir ainsi. Ce seroit insulter à leur critique, à leur pénétration, que d'oser ainsi leur dicter une opinion. Malheur à l'Ecrivain qui dit tout, et qui ne laisse rien à faire à l'esprit de ceux qui le lisent !

Comme nous avons fait connoître, dans le plus grand dé:ail, et le sujet et les caractères de cette Comédie, et que nous pensons que l'un et les autres sont maintenant très familiers à nos Lecteurs, nous allons puiser nos citations au hasard. On voudra bien se rappeler que c'est uniquement pour faire connoître le style de cet Ouvrage, que nous en transcrirons quelques tirades.

Ariste dit, acte III, scène IX :

Laissez à l'être nul sa honteuse inertie.
L'homme à talent, Monsieur, qui chérit sa Patrie,
Au Ministre lui-même ose se présenter,
Et brigue les Emplois qu'il croit bien mériter ;
Le Méchant et le Sot, l'un, vain, l'autre hypocrite,
Sont toujours-là, vantant leur prétendu mérite :
Et comment discerner les vertus, les talens,
S'ils ne s'opposent pas à leurs vils Concurrens ?
Du bien qu'on ne fait pas, du mal qu'on laisse faire,
Songez qu'on est coupable.

Voilà qui est vrai, simple et noblement exprimé. Il seroit à souhaiter qu'aujourd'hui sur-tout, où l'ambition semble être devenue le partage exclusif des être nuls, sots et méchans, les hommes vertueux se pénétrassent bien de ces vérités ; et que, faisant trêve à leur timidité coupable, ils osassent enfin briguer les places dont ils se sentent dignes. C'est bien mériter de la Patrie, que de lui sacrifier son repos et ses goûts personnels. Eh ! qui la servira, si les gens les plus dignes de cet honneur en rougissent et le fuient ?

Voici la Romance du quatrième acte, ce hors d'œuvre que le vide d'action a forcé l'Auteur de placer ici. Elle paroîtra toute nouvelle à ceux qui n'ont fait que voir la Pièce. Car ainsi que nous l'avons dit plus haut, l'accompagnement couvre tellement les paroles, que malgré tout le soin que Mlle Mézeray prend de les prononcer, de les articuler avec toute la netteté, la fraîcheur et l'éclat de son charmant organe, il est impossible d'en entendre un seul vers. Nous avons vu jouer six fois la Pièce; nous avons toujours prêté très attentivement l'oreille, nous étions aux premiers bancs du Parquet, et nous n'avons jamais pu saisir que le mot Troubadour. Que ceci soit une leçon pour M. Picard de mieux guider à l'avenir son Compositeur, ou du moins de ne pas lui permettre de l'immoler tout entier à la gloriole de faire brille! sa broderie musicale.

Romance.

Ier Couplet.

Puisque l'orgueil pour jamais te sépare
    De l'objet qui t'a su charmer,
Jeune insensé, vois l'erreur qui t'égare,
    Et,sans espoir, cesse d'aimer.
Ainsi chantoit, au printemps de la vie,
    Linval, sensible Troubadour,
Qui ne pouvoit offrir à son amie
    Que ses Chansons et son Amour.

IIe Couplet.

Il n'ose pas révéler à sa Belle
    Le secret de ses tendres feux.
Linval se tait; mais il est auprès d'elle,
    C'en est assez pour être heureux 
Quand tout-à-coup la fortune inhumaine
    Exile au loin le Troubadour.
Vous pouvez seuls bien juger de sa peine,
O vous qui connoissez l'Amour!

IIIe Couplet*.

Elle a cessé cette cruelle absence ;
    Mais un autre aspire à son cœur.
Ah ! dit Linval, s'il n'est plus d'espérance,
    O mort ! viens finir ma douleur.
Puisse-je au moins n'expirer qu'auprès d'elle,
    En lui révélant mon amour !
Et je mourrai trop heureux si ma Belle
Donne une larme au Troubadour.

Cela n'est pas trop gai pour une Comédie ; mais c'est joli, délicat, plein de sentiment, et cette Romance méritoit d'être entendue.

Combattons les Médians avec leurs propres armes.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . Dois-je abjurer la maxime chérie
Que la force d'esprit, le talent, le génie
Ne peuvent exister dans un cœur sans vertu ?
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . Le Ciel est équitable.
Le châtiment atteint tôt ou tard le coupable.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . Le publier, c'est détruire un bienfait.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Sur l'intrigant ainsi l'honnête homme l'emporte.
Qu'il en arrive, hélas : rarement de la sorte !
Qui mérite une Place est loin de l'obtenir ;
Et le Sot, en rampant est sûr de parvenir.

Ces quatre vers terminent la Pièce d'une manière noble et vraie ; ils en sont la morale et le résultat. Nous bornerons - ici nos citations ; elles suffiront pour faire juger que le style de l'Auteur est toujours simple, clair, naturel, en général assez coulant, et presque toujours pur. Un peu plus de nerf, de précision et d'élégance, acheveroit de le rendre infiniment agréable : M. Picard a prouvé que ces dernières qualités ne lui sont point étrangères.

Résumons-nous donc, car cet Article est très étendu ; et disons que si Médiocre et rampant, qui, au milieu de l'été, a eu vingt représentations consécutives (interrompues par la funeste clôture du Théâtre François), n'est pas une Comédie sans défauts, c'est au moins un Ouvrage très estimable dans son but moral ; très méritant par son plan et son exécution ; dont les caractères sont bien soutenus, bien dessinés ; dont le style est celui de la Comédie, et qui par son ensemble ne peut qu'ajouter infiniment à la réputation de son jeune Auteur.

Lorsqu'on songe que cet Auteur n'a que 28 ans ; qu'il a déjà donné une foule de Pièces qui presque toutes ont eu du succès; qu'il en a beaucoup encore en porte feuille et sur le chantier; qu'il est Comédien, et s'occupe de se faire un nom dans cet état ; qu'enfin il est homme aimable, modeste, de très bonne société, recherché et fêté dans les maisons les plus brillantes, on ne peut qu'applaudir à tant d'avantages ; on doit le féliciter d'une telle activité ; et il faut l'engager à travailler constamment pour sa Gloire, et nos plaisirs.

D'après la base César, la pièce a connu 21 représentations au Théâtre de l'Odéon (15 du 3 janvier au 10 mai, 6 du 4 novembre au 24 décembre) ; reprise en 1799 dans divers théâtres, elle a été jouée 12 fois (2 fois au Théâtre des Amis de la Patrie, 2 fois au Théâtre du Marais, 4 fois au Palais des Variétés, 4 fois au Théâtre de la Cité).

* Voyez page 161 de ce premier volume.

(33) Mlle Mézeray ne pouvoit pas se persuader que notre reproche fût bien fondé, et qu'en articulant parfaitement, elle ne se fît pas du tout entendre. Ce doute nous a paru fort naturel ; car quelqu'un, placé entre elle et l'orchestre, ne perdroit certainement pas un mot : au lieu que le Spectateur, placé derrière les Musiciens, est privé de tout, et ne reçoit absolument que des sons, très agréables, il est vrai, mais qui ne forment aucun sens. Cette charmante Actrice, aussi modeste que jolie (et ce n'est pas peu dire), a daigné s'expliquer avec nous de ce petit reproche (qui ne s'adressoit point à e1le, comme on voit) : et elle est demeurée convaincue de la justesse de notre observation. Si tous les Artistes agissoient avec la même franchise, et s'expliquaient ainsi avec leur Censeur, sans humeur et sans fiel, ils verraient combien nos Critiques sont fondées. Ils seroicnt convaincus au moins que les plus sévères même ne sont dictées que par l'ardent amour de l'Art, et le desir de les voir parfaits. Mais nous doutons que l'exemple de Mlle Mézeray soit suivi par le plus grand nombre. L'amour-propre trouve mieux son compte à bouder le Censeur , qu'à se convaincre qu'il a rarement tort.

(34) Si M. Picard suit quelque jour le conseil que notre amitié sincère se permet de lui donner ici, nous l'exhortons à faire disparoître de cet acte le jeu double de la scène quatrième. Nous savons que depuis une dizaine d'années, ces scènes doubles sont fort à la mode au Théâtre, et que les Auteurs se piquent d'en décorer leurs Ouvrages. Mais cela ne nous empêchera point de chercher à les proscrire. Elles refroidissent singulièrement l'action ; nuisent à l'intérêt en le partageant, et divisent tellement l'attention du Spectateur, que cette fatigue est toujours au détriment de son plaisir. Molière, Regnard, Destouches, Dancourt, Piron et Dufresny n'offrent aucun exemple de ces jeux doubles. Ils s'y connoissoient cependant autant que les Auteurs de notre temps ; mais nous croyons qu'ils eussent évité, comme un très grand défaut, ce que ceux-ci recherchent comme un moyen de plaire.

* On le supprime ordinairement au Théâtre.

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