L'Original et le Portrait

L'Original et le Portrait, anecdote en vaudevilles et en un acte, de Ségur jeune, 24 brumaire an 13 [15 novembre 1804].

Théâtre du Vaudeville.

Almanach des Muses 1806.

Courrier des spectacles, n° 2821 du 25 brumaire an 13 [16 novembre 1804], p. 2 :

[D’abord un court article, avant le véritable compte rendu remis au lendemain. Le critique donne seulement les renseignements indispensables : succès, couplets redemandés, actrices excellentes (et tant pis pour les acteurs), nom de l’auteur. Un jugement rapide oppose l’intrigue, très faible, et l’esprit très riche. Et l’article s’achève sur un incident de la représentation, un acteur très mauvais, mais qu’on doit excuser, puisqu’on lui aurait changé son rôle au dernier moment.]

Le Théâtre du Vaudeville a donné hier la première représentation d’un ouvrage nouveau en un acte, intitulé : l’Original et le Portrait. Cette petite pièce a eu du succès ; plusieurs couplets ont été redemandé.

Mesd. Hervey et Desmares se sont distinguées par l'intelligence et la finesse de leur jeu.

On a voulu connoître l’auteur, et l’on a nommé M. Ségur jeune.

Il y a dans cette nouvelle production beaucoup d’esprit sur un fonds très-foible. L’intrigue manque d’action, le dénouement est brusque et invraisemblable ; mais un grand nombre de traits heureux et d’idées aimables ont fait pardonner ces défauts.

Un acteur qui ne manque ni de talent, ni de mémoire savoit peu son rôle, et ses bredouillemens ont manqué faire échouer le vaisseau comme il arrivoit au port. Cet acteur est très-excusable, s’il est vrai que son rôle ait été presque entièrement changé avant-hier, et qu’il n’ait eu que quelques heures hier pour l’apprendre.

Courrier des spectacles, n° 2822 du 26 brumaire an 13 [17 novembre 1804], p. 2-3 :

[Le véritable compte rendu donc, après le court article de la veille. Il s’ouvre sur un adjectif, « romanesque », qui caractérise toute la pièce, du sujet au dénouement. Et le critique entreprend l’analyse de la pièce, ce qui revient à en résumer très précisément l’intrigue, en prenant soin de ne rien oublier : après lecture de ce qui devrait être une simple présentation de la pièce, le spectateur potentiel n’ignore rien de ce qui l’attend. Et le dénouement est bien celui que tout laissait prévoir. Le jugement sur la pièce est sans équivoque : beaucoup de reproches (« peu de raison dans ce plan, fort peu de justesse dans les idées, beaucoup de bisarrerie dans les caractères et les situations », mais aussi peu d’action dans des scènes où les personnages presque toujours assis parlent entre eux), et un compliment : la pièce est bien écrite, pleine de mots heureux, de propos spirituels : l’auteur est un « homme aimable et de bonne compagnie ». Il n’est question que de l’interprétation féminine, excellente, la participation masculine n’étant évoquée que par le nom d’un acteur, sans commentaire. Et l’article s‘achève sur l’évocation du succès du théâtre du Vaudeville, où le critique a bien du mal à trouver une place : « c’est le séjour de l’esprit, du badinage et de l’aimable malignité », tout ce qui fait le charme français...]

Théâtre du Vaudeville.

Première représentation de l’Original et le Portrait.

Tout est romanesque dans cette pièce ; le sujet, les caractères, le dénouement, Une jeune femme qui se trouve à une vente de tableaux, qui achète un portrait en pastel peint par Reynolds, qui devient amoureuse de ce portrait, qui se met en tête que l’original doit être un homme charmant, qui, sans savoir qu’il existe, forme le projet de le chercher partout, qui, sans savoir si elle sera aimée, se dispose à en raffoler, qui, sans penser s’il est marié ou non, décide qu'elle sera sa femme : tel est le personnage principal.

Un jeune officier nomme Doligny, qui habite la même maison que la jeune femme, qui est amoureux d’elle, qui veut la détourner de ses folles visions pour la ramener à quelque chose de plus solide : tel est le second personnage. Un valet et une soubrette que Doligny a mis dans ses intérêts, composent le reste de cette famille dramatique.

Les premières scènes se passent en contemplations et en extases. Céline c’est le nom de la jeune amoureuse) ne peut détacher ses regards du portrait : elle éprouve à sa vue des sensations, un trouble, et des rêveries qui la plongent dans une espèce de quiétisme.

Sa servante, Spinette, fait inutilement tous ses efforts pour lui persuader de renoncer à des amoureux en peinture ; elle lui vante en vain le mérite plus solide du jeune Doligny ; Céline revient toujours à son pastel, et jure qu’elle n’aura d’amant et d’époux que celui qui a servi de modèle à ce tableau.

Comme il est visible que sa tête est un peu détraquée, Spinette et Doligny avisent un parti qui doit tout arranger. Doligny est un amateur, il sait dessiner ; sa confiance même en ses propres talens est telle qu'il ne craindroit pas de mêler sa touche à celle de Reynolds, il propose de retravailler le tableau, d’en changer les traits, et de lui donner sa propre ressemblance.

Spinette, à qui sa maîtresse a confié la garde du portrait, est d’abord effrayée ; mais elle consent ensuite à tout ce qu’on veut. Il y a ici un mot fort spirituel, et qui a été très-appaudi : Ces talens de société, dit Spinette, me font peur.

Les choses ainsi arrangées, il ne s’agit plus que de disposer Céline aux changemens qu’on a médités, Rien n’est plus facile, car son cerveau égaré se prête à toutes les impressions qu’on veut lui donner. Doligny lui persuade donc que les portraits prennent les traits que l'imagination leur prête , et que quand elle aimera quelqu'un, elle trouvera dans son tableau chéri la ressemblance de l’objet dont son cœur sera occupé.

Dès ce moment il ne rêve plus qu’à l’exécution de son projet. Céline sort fort à propos ; Doligny profite du moment, prend des crayons, défigure le portrait, mais lui donne sa ressemblance. Peignez-vous, si vous pouvez, la surprise de la pauvre Céline ; elle n’en peut croire ses yeux ; elle est ravie, extasiée.

Il est à présumer que si elle aime beaucoup les tableaux, c’est chez elle un amour fort peu éclairé ; car elle n’apperçoit pas la plus légère différence entre les crayons de Doligny et ceux de Reynolds. Elle est parfaitement dupe de la supercherie qu’on s’est permise.

Tout va donc à merveille, lorsque l’original du portrait arrive lui-même. C’est un peintre que Céline a fort innocemment demandé pour se faire peindre.

Malgré tous les soins qu’on a pris pour l’écarter, il parvient jusqu’au salon de Céline sans être apperçu, s’y trouve seul, découvre le tableau, reconnoît la touche meurtrière de Doligny, rend au portrait sa première ressemblance, et le recouvre de son rideau. Spinette qui le surprend dans le salon, l’oblige de fuir et l’enferme dans un appartement voisin. Céline revient avec Doligny, elle retourne au tableau ; ce n’est plus Doligny, c’est le premier portrait tel qu’il étoit quand elle l’a vu pour la première fois. Nouvelle surprise, nouveaux ravissemens ; « Il y a sûrement quelque chose de merveilleux dans tout cela ; les fées, un Sylphe, un esprit, qui sait enfin ? quelque puissance extraordinaire se mêle de cette aventure. »

Mais le miracle est bientôt découvert ; l’acteur Seveste qui joue le rôle du peintre, crie par la fenêtre, d’une voix très-enrhumée, qu’on l’a enfermé à la clef ; Spinette le délivre, ses traits foudroient Céline ; voilà son tableau, son pastel, son Reynolds vivant. Le peintre, en galant homme, ne veut point profiter de l’occasion, ni faire tort à Doligny ; il déclare nettement qu’il est marié, que sa femme est folle de ce portrait, et qu’il le reprend pour la consoler. Il donne de fort bons avis à Céline, lui vante les avantages de la réalité sur les illusions, et l’engage à s’en tenir à Doligny, qui vaudra bien un mari en peinture.

Céline conçoit la justesse de ce raisonnement, rit de son rêve, et donne sa main à Doligny.

Il y a peu de raison dans ce plan, fort peu de justesse dans les idées, beaucoup de bisarrerie dans les caractères et les situations. La plupart des scènes manquent d’action ; les acteurs sont presque toujours assis ; Doligny n’est occupé qu’à retoucher le portrait, le peintre qu’à défaire ce qu’a fait Doligny, et Céline qu’à regarder. Mais telle est la magie d’un mot heureux, d’un couplet bien tourné, que cette pièce a eu beaucoup de succès. Elle est écrite avec soin; le dialogue est facile et spirituel ; toute la composition est marquée au coin de la politesse et de l’atticisme. Elle annonce l’homme aimable et de bonne compagnie.

Mad. Desmares joue avec beaucoup de finesse, d’intelligence et de gaîté le rôle de Spinette, cette actrice fait tous les jours des progrès remarquables ; elle acquiert de l’aisance et de la grâce ; sa diction a plus de facilité ; ses gestes ont plus d’abandon ; elle n’a besoin que de se livrer à ses dispositions naturelles pour être sûre du succès. Le jeu de Mad. Hervey est d’une justesse parfaite ; elle sait saisir et rendre avec une extrême habileté toutes les nuances de ses rôles, et l’art chez elle ne gâte point la nature.

Il faut, quand on veut trouver place aux représentations du Vaudeville, se piquer de diligence. Ce théâtre est très-suivi ; c’est le séjour de l’esprit, du badinage et de l’aimable malignité ; et quel Français n’aime pas les bons mots et l’épigramme ?

La Revue, ou décade philosophique, littéraire et politique, treizième année de la République, n° 6, du 30 Brumaire (21 Novembre 1804), p. 379 :

[Après le résumé de l'intrigue, un jugement sévère : dans cette pièce, « la base est frêle et la fable difficile à croire ». Mais cette intrigue fort peu vraisemblable est rachetée par des qualités indiscutables, « par de jolis couplets et d'aimables détails, par un style léger, par des aperçus délicats ». Bien sûr le critique dénonce « quelques longueurs » (mais c'est si banal !), avant de reconnaître le succès  l'auteur a été demandé.]

L'Original et le Portrait.

Une jeune veuve a la manie, car c'en est une, de se passionner pour un portrait en pastel, et ne veut donner son cœur qu'à l'original. Un jeune officier, qui loge dans le même hôtel, en est amoureux et lui plairait assez, sans la fatale comparaison du portrait. Il essaie de vaincre cet obstacle en ramenant insensiblement à lui l'imagination de sa jeune veuve ; et, comme il est un peu peintre lui-même, il travaille à donner à ce portrait rival, un peu de ressemblance avec ses traits. Le stratagème réussit d'abord à produire quelque illusion ; il en profite pour pénétrer un peu plus avant dans le cœur de celle qu'il aime, quand, par malheur, le véritable original du portrait se présente. A la vue des changemens qu'on y a faits, il s'indigne et veut punir le téméraire qui a mêlé son pinceau profane à celui d'un grand maître. Il change à son tour les changemens, puis se cache pour observer ce qui se passe. La jeune veuve, qui vient pour s'assurer encore de la ressemblance du portrait auquel elle veut rester fidelle, retrouve la figure toute changée, et son illusion détruite : mais le véritable peintre se montre enfin ; et comme il est marié, de plus très-épris de sa femme, la jeune veuve est obligée de renoncer à sa chimère et d'y substituer la réalité de son jeune officier.

L'analyse fait voir tout de suite combien la base est frêle et la fable difficile à croire, combien ces changemens successifs du portrait sont peu vraisemblables ; mais l'auteur a racheté le vice du fond par de jolis couplets et d'aimables détails, par un style léger, par des aperçus délicats ; et malgré quelques longueurs, dont on s'est aperçu, le succès a été complet. L'auteur, demandé, est M. de Ségur,le cadet.

D'après La France littéraire ou dictionnaire bibliographique des savants..., Volume 9, de Joseph M. Quérard, p. 34, l'Original et le Portrait fait partie des œuvres de Ségur cadet qui n'ont pas été imprimées.

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