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Robinson tout seul

Robinson tout seul, mono-drame en trois actes, proposé à la lecture au Théâtre de la Porte Saint-Martin, fructidor an 13-vendémiaire an 14 [septembre 1805].

Pièce jamais jouée, et peut-être bien jamais écrite.

On peut douter de l’existence de ce « mono-drame », et de la réalité de cet échange de courriers publié dans le Courrier des spectacles. Faut-il y voir une campagne qu’on qualifierait aujourd’hui de publicitaire, destinée à promouvoir la pièce de Pixerécourt, dont on attend la première représentation (elle aura lieu le 10 vendémiaire an 14 [2 octobre 1805] ?

Courrier des spectacles, n° 3170 du 7 vendémiaire an 14 [29 septembre 1805], p. 3 :

Au rédacteur du Courrier des Spectacles.

Monsieur le Rédacteur,

J’arrive de la campagne, où je consacre ordinairement mes loisirs à l’accroissement des connoissances humaines, et sur-tout aux progrès de l'art dramatique ; à cet effet, j’ai composé depuis quatre ans six tragédies, douze comédies, dix-huit opéra, vingt-quatre vaudevilles, et trente mélodrames, sans compter les mono-drames, genre nouveau dont je suis l’inventeur.

Je viens à Paris , escorté de ces nombreux chefs-d'œuvre qui doivent faire la fortune de tous les spectacles de la Capitale. Je me présente au Théâtre de la Porte St.-Martin, qui jouit en ce moment de la faveur publique ; et pour débuter dans la carrière par un ouvrage piquant et neuf, je demande lecture pour Robinson tout seul, monologue ou mono-drame en trois actes. Un homme seul avec trois bêtes, pendant trois actes ! vous faites-vous l’idée des belles scènes que cela doit produire ? Or, jugez de mon étonnement, de ma fureur, lorsque j’apprends que l'on répète sur ce même théâtre un Robinson Crusoë, aussi en trois actes, mais à grand spectacle, qui doit être joué sous trois ou quatre jours, et qu’il me faut renoncer à l'espoir flatteur de voir représenter mon chef-d’œuvre ! Je crie : au voleur à la violation des propriétés ! car enfin, je m’étois emparé le premier de ce sujet original, et nul autre que moi n’avoit le droit d’y toucher. Plaintes inutiles. Hélas ! on se rit de moi, de mon désespoir ; on m’éconduit ; et voilà ma gloire future à tous les diables.

Ce n’est qu’en vous que j’espère, Monsieur le Rédacteur ; soyez l’écho fidèle de mes gémissemens ; portez ma douleur jusqu’au bout de l’Empire ; apprenez à la France, à l’univers entier que l’œuvre d’un grand génie, d’un génie créateur, va se trouver éclipsé par un mélodrame. Si vous voulez me permettre d’aller vous demander à dîner un de ces jours, je vous régalerai, au dessert, d’un plat de ma façon.

L’Auteur de Robinson tout seul.          

Courrier des spectacles, n° 3172 du 9 vendémiaire an 14 [1er octobre 1805], p. 3 :

Réponse à l’Auteur de Robinson tout seul.

Qu'est-ce que c’est qu’un mono-drame ? que parlez-vous de vol, de violation des propriétés ? Ce sujet n’appartient-il pas à tout le monde ? D’ailleurs, que signifie votre homme tout seul avec ses trois bêtes ? Ne voilà-t-il pas de jolis acteurs à mettre sur la scène, un chien, un chat et un perroquet ! Que n’y avez-vous ajouté les chevreaux, les poulets, les canards et autres volatils ou quadrupèdes qui composoient la ménagerie de ce bon solitaire ? A-t-il jamais pu entrer dans la tête d’un homme raisonnable de présenter un homme tout seul pendant plusieurs actes, si tant est pourtant qu’une telle pièce se puisse diviser par actes ?

Permettez-moi de vous dire, Monsieur l’inventeur des mono-drames, que tout cela n’a pas le sens-commun, et que votre co1ère est extrêmement ridicule.

C’est moi, Monsieur, qui ai fait l’œuvre d’un grand génie. A l’exemple de Schiller, Kotzebüe, et autres dramaturges allemands, je me suis affranchi de toutes les convenances reçues, et de toutes les règles qui ne sont propres qu’à entraver l’imagination des grands poëtes.

J’ai fait tout bonnement un tableau dramatique en cinq actes, intitulé : Aventures de Robinson Crusoè, dans lequel j’ai réellement passé en revue toutes les aventures surprenantes qu’on lit dans le roman. Ma pièce comprend un espace de trente-cinq ans. Mon héros est tour-à-tour en Angleterre, en Afrique, dans son isle, en Espagne et à Madagascar. Je n’ai rien oublié ; on y verra successivement Robinson chez son père, puis captif chez les Maures de Salé, son naufrage, des cannibales en broche, son départ des Antilles, la chasse de l’ours dans les Pyrénées, le combat contre les loups, la mort de Vendredi, l’incendie de Madagascar, ses voyages en Chine, en Moscovie, en Tartarie, etc., son retour en Angleterre, et enfin son mariage.

Il y a là, j’espère, de quoi contenter tout le monde et satisfaire chaque spectateur qui d’avance, en lisant le roman, s’est fait un plan de pièce qu'il croit le seul bon. Dès-lors, je suis certain de réunir tous les suffrages, et d’obtenir un prodigieux succès.

C’est au Théâtre des Théatins que je destine cette merveille, qui ne peut manquer de fixer, pendant six mois, l’attention publique, et par laquelle je laisserai bien loin derrière moi mes très-petits émules.

Salut à l’illustre inventeur des mono drames.

L’Auteur des Aventures de Robinson Crusoé.          

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