Une matinée du camp ou les Petits bateaux

Une matinée du camp ou les Petits bateaux, divertissement militaire représenté au camp de Bruges, d'Étienne, mai 1804 (inédit).

Une des piècee restées inédites d'Étienne, publiée seulement dans ses Œuvres (tome 1, Paris, 1846), p. 489-503, précédée d'une notice, p. 485-488. Une notice qui ne ménage pas les compliments, ni envers le nouvel empereur, présenté de façon très positive, ni pour l'auteur, ni pour les divers participants à cette pièce de circonstance, sans omettre de souligner combien la pièce a été bien accueillie, quand elle a été jouée en faveur des veuves de deux militaires morts au cours d'un naufrage, « tous deux mariés et pères de famille ».

NOTICE SUR UNE MATINÉE DU CAMP.

Le projet de descente en Angleterre, et l'avènement de Bonaparte au trône, ont inspiré cet à-propos, curieuse et fidèle expression de l'enthousiasme de l'armée et des sentiments de la nation en 1804.

On sait que les préparatifs de cette grande expédition furent poussés avec une prodigieuse activité après la rupture du traité d'Amiens. Boulogne fut le centre de tous les armements. L'ardeur, la discipline, l'instruction, la belle tenue de nos soldats et de nos matelots, faisaient l'admiration de l'Europe vaincue. L'Angleterre elle-même tremblait, se croyant à la veillé d'une invasion.

C'est aussi à cette époque que le premier consul est proclamé empereur par les citoyens, qui voient en lui le garant de l'ordre et d'une sage liberté, et par l'armée, qu'il a si souvent conduite à la victoire.

Ces grands événements remplissent les journaux du temps, inspirent des milliers de brochures et de poëmes : ils sont célébrés, applaudis sur tous nos théâtres.

Les camps voulurent avoir aussi leur pièce de circonstance : M. Étienne, qui occupait un petit emploi dans l'état-major, composa en quelques heures ce divertissement, qui est comme le couronnement militaire de Napoléon.

Plusieurs allusions aux personnes et aux événements de l'époque demandent quelques mots de commentaire.

Le camp de Bruges, placé aux portes d'Ostende, était commandé par Davoust, un des plus illustres lieutenants de Napoléon, et qui recevait le bâton de maréchal en même temps que son général le sceptre et la couronne.

L'amiral Bruix commandait la flotte.

La flotte batave, réunie contre l'Angleterre, était placée sous les ordres de l'amiral Werhuell, qui bientôt devint Français par ses sentiments et ses glorieux services.

Les Anglais avaient tenté contre la flotte une ridicule expédition appelée pierreuse, à cause des armes qu'ils avaient employées. Dans la pièce on se moque de ce procédé guerrier, comme d'une preuve que la folie du roi George a gagné ses ministres et ses généraux.

On y rappelle le brillant combat de Gravelines, où l'enseigne de vaisseau Giroux, qui commandait une simple péniche, obligea un cutter anglais de gagner le large. La ville d'Anvers décerna une épée d'or à ce jeune officier.

L'amiral Werhuell était arrivé d'Ostende en traversant la flotte anglaise. Le maréchal Davoust, voulant honorer avec éclat le beau fait d'armes de l'amiral hollandais, engagea M. Étienne, qui était depuis peu auprès de lui, à composer une pièce où tous les grands événements du jour fussent célébrés.

Il fallait des acteurs ; M. Étienne en demandait. « Ne vous inquiétez pas, lui répond Davoust; n'ai-je pas des officiers ? – Mais des actrices pour jouer mon jeune mousse et ma cantinière ? – Le rôle de mousse sera rempli par l'une des femmes d'officiers qui se trouvent en contrebande dans le camp ; je mettrai la plus jolie en réquisition : quant au rôle de la cantinière, j'en ai cent à votre disposition, toutes propres à le jouer au naturel : vous n'aurez qu'à choisir. – Mais le théâtre ? – Le théâtre sera dressé par les officiers du génie dans mon quartier général, au milieu du parc de la maison que j'occupe ; avec quelques planches, quelques arbres, et nos drapeaux qu'on transportera sur la scène, nous aurons un théâtre et des décorations toutes naturelles. »

La pièce fut apprise et représentée avec autant d'ardeur qu'elle avait été faite..

A quelques semaines de là, un funeste accident attrista le camp d'Ostende. Une embarcation chavira, et plus de soixante hommes furent noyés ; parmi eux se trouvaient un sapeur et un musicien, tous deux mariés et pères de famille. Instruit de ce malheur, M. Étienne obtint de Davoust la permission de jouer publiquement Une Matinée du camp, qui n'avait eu pour spectateurs que les invités du maréchal. Cette fois la pièce fut jouée par des acteurs ambulants, qu'on recruta facilement sans doute : elle eut vingt représentations, où toute l'armée se pressait ; enfin, tous frais payés, M. Étienne put offrir deux billets de 1000 francs aux deux pauvres veuves. Les pièces de circonstance ne sont ordinairement que des flatteries qui ne profitent qu'aux auteurs ; M. Étienne fit de la sienne une bonne action, et un secours pour l'infortune.

Cet à-propos exprimait la passion, les sentiments de tous ; il devait être et fut en effet applaudi de tous avec enthousiasme. Il est écrit avec verve et naturel. L'intrigue suffit pour une pièce de circonstance qui dure vingt minutes. Le couronnement du buste de Napoléon est un dénoûment qui ne risquait pas d'être mal accueilli.

Le rôle du grenadier Jolicœur est empreint d'un esprit militaire qui amuse et entraîne. Le loyal marin, qui représente l'alliance batave, a de la vérité ; son courage tranquille, son flegme simple et noble, contrastent heureusement avec l'audace joyeuse du grenadier français. La Prusse vaincue avait fait la paix, et avait même félicité le nouvel empereur par une ambassade solennelle : elle est représentée comme alliée dans la pièce, mais elle y joue le même rôle que dans la coalition, un personnage très-subalterne.

Le médecin et le procureur anglais qu'on amène prisonniers de guerre sont des caricatures plaisantes. L'Angleterre n'est pas épargnée : toutes les railleries ne sont pas sans doute parfaitement conformes au droit des gens ; mais il faut songer aux violences de la guerre, aux rivalités nationales ; et le théâtre doit être le tableau fidèle des passions du temps. D'ailleurs, ces épigrammes n'étaient qu'une représaille fort polie des farces grossières et odieuses des théâtres de Londres. Ces traits historiques et l'esprit de l'époque, mis en action avec chaleur et patriotisme, donnent beaucoup d'intérêt à cet à-propos, et c'est à ce titre qu'on l'imprime ici pour la première fois.

On n'a pu retrouver qu'un fragment de la ronde finale, appelée les petits bateaux, parce que l'auteur y célébrait les avantages des petites embarcations sur les grands vaisseaux... qui nous manquaient. Elle eut un succès populaire ; elle donna même à la pièce son second titre; toute l'armée la répétait en chœur. Ce quatrain de la cantinière était, dit-on, chanté avec beaucoup de verve par une petite brune fort éveillée, femme d'un chef de musique du camp d'Ostende :

L'Amour, pour aller à Cythère,
   Choisit-il un grand vaisseau ?
   Non, mes amis, il préfère
   Un joli petit bateau.

Bien des années après la représentation d'Une Matinée du camp, M. Étienne, solennellement introduit à la chambre des pairs, voit s'approcher de lui un vieillard respectable, qui lui dit affectueusement : « Eh bien! M. Étienne, nous voilà aujourd'hui pairs ! » L'amiral Werhuell venait féliciter l'ancien petit employé qui s'asseyait au palais du Luxembourg auprès du glorieux commandant de la flotte franco-batave. Souvent même, pendant certains discours, le vieil amiral fredonnait tout bas, à l'oreille de M. Étienne, quelques couplets des Petits bateaux.

A. F.          

La nomination d'Etienne comme pair date du 7 novembre 1839, ce qui montre qu'il a su traverser tous les régimes de l'Empire à la Monarchie de Juillet, et que le vieil amiral avait une excellente mémoire.

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