Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
Amour conjugal.
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 71-73 :
AMOUR CONJUGAL. On a cru long-tems que l’Amour Conjugal n'étoit pas propre au Théâtre. On se fondoit, sans doute, sur ce que la possession refroidit les désirs, & que les sentimens du devoir ne sçauroient être aussi vifs que ceux qui sont irrités par la défense. Si l'expérience du Théâtre a souvent confirmé ce préjugé, ce n'est pas à la Nature, c'est aux Poëtes qu'il faut s'en prendre. Ou ils n'ont pas mis les Epoux dans des situations assez fortes pour déployer une passion vive, ou ils n'ont pas mis dans leurs discours les mêmes sentimens de délicatesse, ni cette chaleur qu'ils prodiguoient dans les discours des Amans. En un mot, ils ont moins fait sentir la passion que le devoir, & il est vrai que ce n'est pas assez. Ils pouvoient bien par-là attirer l'approbation, exciter l'admiration même ; mais non pas cette pitié qui fait entrer, pour ainsi dire, toute l'ame du Spectateur dans l'intérêt du Personnage. Joignez l'excès de la passion aux régles étroites du devoir ; que deux personnes soient l'une à l'autre par sentiment ce que la vertu exige qu'elles soient : que leurs discours & leurs actions soient tout ensemble passionnés & raisonnables ; vous toucherez beaucoup plus que par des mouvemens déréglés ou moins autorisés. La raison en est évidente. Nous portons au Théâtre une raison & un cœur. II faut satisfaire l'une & l'autre. Si les Acteurs agissent par vertu , voilà notre sensibilité exercée ; mais si la passion & la vertu sont d'accord, voilà tous nos besoins remplis.
II est étonnant que les Modernes ayent été prévenus si long-tems contre l' Amour Conjugal. L'Alceste d'Euripide auroit dû leur apprendre qu'il pouvoit devenir touchant & Dramatique. Le mauvais succès de Pertharite, fit croire quelque tems que l'Amour Conjugal, très-respectable dans la Société, n'étoit point recevable sur la Scène.
Ce fut la Tragédie de Manlius, par la Fosse, qui attaqua, la premiere, ce préjugé ridicule. On fut touché de l'amour de Valérie pour son Epoux, de la tendresse héroïque de ses sentimens,du respect qu'elle mêle à son amour, du ménagement avec lequel elle sonde le cœur de son Epoux pour y rappeller la vertu & pour assurer son honneur & sa vie.
Le concours de tous ces sentimens forme un caractère si passîonné & si raisonnable tout ensemble, que malgré la terreur dominante de la Piéce, on sent encore une espèce de joie à la vue d'une Héroïne en qui la passion & le devoir ne sont qu'une même chose.
Dans Absalon, Tharès a la même passion & le même héroïsme. Elle est autant allarmée pour la vertu de son Epoux que pour sa vie, & pour l'empêcher de consommer un crime, sans le décéler, elle ose se mettre en otage elle-même & sa fille entre les mains de David, après lui avoir fait faire un serment solemnel, que s'il se trouve un traître, fût-ce son propre fils, il ne fera grace ni à sa femme ni à ses enfans. Elle fait plus ; quand la Reine ose l'accuser d'avoir armé Absalon contre son pere, elle ne lui répond qu'en remettant au Roi une lettre par laquelle il apprend & ce qu'on trame contre lui, & ce qu'on tente pour la tirer elle-même de ses mains. Mais sa magnanimité n'est ni féroce, ni hautaine ; elle y mêle tant de tendresse, tant de raison & tant d'égards, qu'elle n'en devient que plus chère & plus respectable pour son Epoux, au moment même qu'elle le fait trembler, & que le Spectateur sent à la fois le plaisir de la pitié & celui de l'admiration.
Si l'amour doit être réciproque entre les Amans, cette régle acquiert un nouveau degré de force relativement à l'amour entre les Epoux. Si l'un des deux n'étoit pas aimé autant qu'il aime, il en seroit en quelque sorte avili, & l'autre paroîtroit injuste. II faut qu'ils soient tous deux dignes de ce qu'ils font l'un pour l'autre, & le témoignage mutuel qu'ils se rendent, devient, pour le Spectateur, le gage assuré de ce qu'ils ont d'intéressant & d'estimable.
Le grand succès d'Inès de Castro, fit tomber pour jamais le préjugé contre l'Amour Conjugal. Mais il n'en parut pas moins difficile à traiter, puis qu'il ne s'est guères montré depuis sur la Scène, jusqu'à l'Orphelin de la Chine, où M. de Voltaire a fait voir une femme qui a épousé son mari, dans un tems où elle auroit aimé un Amant qui depuis est devenu son Maître, & à qui elle déclare qu'elle aimeroit mieux mourir, que de lui sacrifier un Epoux qu'elle chérit & qu'elle respecte. Si ces beautés sont moins touchantes, elles sont aussi d'un genre plus difficile & plus délicat, & prouvent que l'Amour Conjugal fera toujours grand plaisir au Théâtre, quand la situation sera vive & qu’elle sera traitée avec adresse.
Références :
Corneille, Pertharite.
Joseph-François Duché de Vancy (1668-1704), Absalon, tragédie tirée de l'Écriture Sainte (1702) (Tharès unit amour de son mari et héroïsme).
Euripide, Alceste.
Antoine Houdard de La Motte, Inès de Castro (1723).
Antoine de La Fosse, Manlius Capitolinus (1698) (Valérie unissant amour pour son mari et sens de l’honneur et de l’héroïsme).
Voltaire, l’Orphelin de la Chine (1755).
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