Art théâtral

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Art théâtral.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 132-141 :

ART THÉÂTRAL. II est aisé de sentir qu'on resserre ici la signification de ce mot. Rassembler tous les préceptes de l'Art Théâtral, ce seroit vouloir réduire en un seul article ce qui est l'objet de ce Dictionnaire. On se propose seulement de réunir ici quelques observations qui ne pourroient que difficilement trouver leur place ailleurs. On tâchera sur-tout de développer l'artifice qui a préside à la texture de quelques-uns de nos chefs-d'œuvres. On entrera dans quelques détails, parce que les préceptes paroissent peu de chose sans les exemples qui les éclaircissent.

Outre les principales regles de l' Art Dramatique, qu'on peut voir au mot Action, Intrigue, Intérêt, Unité, Episode, &c. on sait qu'il y a un Art plus caché & plus délicat, qui regle en quelque façon tous les pas qu'on doit faire, & qui n'abandonne rien aux caprices du génie même. Il consiste à ranger tellement ce qu'on a à dire, que, du commencement à la fin, les choses se servent de préparation les unes aux autres, & que cependant elles ne paroissent jamais dites pour rien préparer. C'est une attention de tous les instans, à mettre si bien toutes les circonstances à leur place, qu'elles soient nécessaires où on les met, & que d'ailleurs elles s'éclaircissent & s'embellissent toutes réciproquement ; à tout arranger pour les effets qu'on a en vue, sans laisser appercevoir de dessein ; de maniere enfin que le Spectateur voye toujours une action, & ne sente jamais un Ouvrage. Autrement, l'illusion cesse, & on ne voit plus que le Poète au lieu des Personnages. C'est un grand secret de l'Art, quand un morceau plein d'éloquence, ou un beau développement, servent non-seulement à passionner la Scène où ils se trouvent, mais encore à préparer le dénouement ou quelque incident terrible. En voici un exemple frappant dans les Horaces.

Le vieil Horace s'applaudit de ce que ses enfans n'ont pas voulu qu'on les empêchât de combattre contre les trois Curiaces.

Ils sont, graces aux Dieux, dignes de leur patrie ;
Aucun étonnement n'a leur gloire flétrie,
Et j'ai vu leur honneur croitre de la moitié,
Quand ils ont des deux camps refusé la pitié :
Si par quelque foiblesse ils l'avoient mendiée :
Si leur haute vertu ne l'eût répudiée,
Ma main bientôt sur eux m'eût vengé hautement
De l'affront que m'eût fait ce mol consentement.

Ce discours du vieil Horace, dit M. de Voltaire, est plein d'un Art d'autant plus beau, qu'il ne paroît sur : on ne voit que la hauteur d'un Romain & la chaleur d'un Vieillard qui préfere l'honneur à la nature ; mais cela même prépare le désespoir que montre le vieil Horace dans la Scène suivante, lorsqu'il croit que son troisième fils s'est enfui.

Le Poëte, dit M. de la Mothe, travaille dans un certain ordre, & le Spectateur sent dans un autre. Le Poëte se propose d'abord quelques beautés principales, sur lesquelles il fonde l'espoir de son succès ; c'est de-là qu'il part, & il imagine ensuite ce qui doit être dit ou fait pour parvenir à son but. Le Spectateur au contraire part de ce qu'il voit & de ce qu'il entend d'abord, & il passe de là aux progrès & au dénouement de l’action comme à des suites naturelles du premier état où on lui a exposé les choses. Il faut donc que ce que le Poëte a inventé arbitrairement pour amener ces beautés, devienne pour les Spectateurs les fondemens nécessaires dont elles naissent. En un mot, tout est art du côté de celui qui arrange une action théâtrale ; mais rien ne le doit paraître à celui qui la voit.

Il y a certains sujets très-beaux, mais d'une difficulté presque insurmontable, parce que leur beauté même tient à quelque défaut de vraisemblance qu'on ne peut éviter : c'est alors que le génie développe toutes ses ressources. L'art consiste à couvrir ce défaut par des beautés d'un ordre supérieur. Telle étoit dans Tancrede la difficulté d'empêcher que les deux Amans ne pussent se voir & s'expliquer ni avant ni après le combat. Que fait l' Auteur ? Tancrede apprend de la bouche du pere même d'Amenaïde qu'elle est infidelle. Aucun Chevalier ne se présente pour la défendre.

Celle qui fut ma fille, à mes yeux va périr,
Sans trouver un Guerrier qui l'ose secourir,
Ma douleur s'en accroît, ma honte s'en augmente,
Tout frémit, tout se tait, aucun ne se présente.

Tancrede.

II s'en présentera, gardez-vous d'en douter.

Argyre.

De quel espoir, Seigneur, daignez-vous me flatter ?
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
Eh! qui, pour nous défendre, entrera dans la lice ?
Nous sommes en horreur, on est glacé d'effroi :
Qui daignera me tendre une main protectrice ?
Je n'ose m'en flatter. Qui combattra ?

Tancrede.

                                                              Qui ? Moi.
Moi, dis-je, & si le Ciel seconde ma vaillance,
Je demande de vous, Seigneur, pour récompense,
De partir à l’instant sans être retenu,
Sans voir Aménaïde & sans être connu.

Que de beautés dans cette Scène ! L' Auteur saisit le moment d'une émotion si vive pour vous cacher le défaut de son Sujet. Quel intérêt il annonce ! Il vous donne beaucoup & vous promet davantage. Tancrede vainqueur ne pourra point parler à sa Maîtresse ; mais vous vous y attendez. D'ailleurs elle ne le verra qu'environné de ses ennemis qui ne le connoissent point. Cette circonstance, toute nécessaire qu'elle est, cesse de vous le paroître, parce que dans un moment que le Spectateur ne pouvoit point la prévoir, Tancrede adé:a résolu de partir sans voir Aménaïde. C'est-là le comble de l'Art.

Dans le fanatisme, il paroît nécessaire que Séide arrive dans la Méque avant Mahomet. Mais est-il dans l'exacte vraisemblance qu'un jeune homme vienne ainsi se donner lui-même en otage sans l'aveu de son Maître ? L'Auteur a bien senti ce défaut. II en tire une beauté. Séide en voyant Mahomet s'écrie :

                                  O mon pere ! ô mon Roi !
Le Dieu qui vous inspire a marché devant moi.
Prêt à mourir pour vous, prêt à tout entreprendre,
J'ai prévenu votre ordre.

Mahomet.

                                           II eût fallu l'attendre ;
Qui fait plus qu'il ne doit , ne sait point me servir.
J'obéis à mon Dieu ; vous, sachez m'obéir.

Et l'empressement de Palmire à justifier Séide devant Mahomet, qui abhorre en lui son rival, est encore une beauté qui naît de ce léger défaut.

Sémiramis est encore un modèle inimitable de la maniere de triompher des difficultés d'un sujet. L'Auteur veut présenter le tableau terrible d'une Reine meurtriere de son Epoux, immolée sur la cendre de cet Epoux par son fils même qu'elle alloit défendre contre un Ministre qui fut complice de ses crimes. Mais comment amener Sémiramis dans le tombeau de Ninus ? Le Poëte, pour sauver cette invraisemblance, fait intervenir le ministère des Dieux. Ce font eux qui depuis quinze ans préparent tout pour la vengeance. Ce sont eux qui ont sauvé Ninias par les foins de Phradate. Ce sont eux qui ordonnent à Sémiramis de rappeller Arsace, & qui inspirent à la Reine le dessein de l'opposer à Assur & de lui donner son Trône. La majesté sombre & terrible du sujet, tout le rôle d'Oroès , le style & le grand intérêt, la leçon terrible donnée aux Rois & même à tous les hommes, voilà l'artifice théâtral dont le Poëte se sert pour triompher de tant d'obstacles.

Une des beautés de l'Art Dramatique, c'est de disposer tellement la Piéce, que les principaux Personnages soient eux-mêmes les agens de leur propre malheur. M. de Voltaire y a rarement manqué. Sans parler d'Œdipe, qui est sondé d'un bout à l'autre sur l'ancien système du fanatisme, c'est Brutus qui , dans la Piéce de ce nom, veut, contre l'avis de Valerius , qu'on admette dans Rome l'Ambassadeur Toscan, qui doit séduire son fils. C'est lui qui, par noblesse & par grandeur d'ame, a donné à la fille de Tarquin un asyle dans sa maison ; c'est lui qui, au cinquième Acte, s'écrie encore :

Mais quand nous connoîtrons le nom des Parricides,
Prenez garde, Romains, point de grace aux Perfides ;
Fussent-ils nos amis, nos femmes, nos enfans,
Ne voyez que leur crime, & gardez vos sermens.

Voyez encore l'usage que l' Auteur fait toujours de ce personnage. II ne le fait paroître que dans les momens où sa présence peut jetter de l'intérêt ou de l'effroi. C'est pour se plaindre à Messala, complice de Titus, des emportemens de son fils. C'est pour faire partir Tullie, dans le moment que son fils alloit promettre de lui tout sacrifier. C'est pour le charger du soin de défendre Rome, quand ce fils malheureux vient de la trahir.

Dans Zaïre, c'est Orosmane & Zaïre qui sont les agens de leurs maux. La générosité d'Orosmane, qui délivre les Chevaliers Chrétiens, & celle de Zaïre, qui a demandé & obtenu la grace de Lusignan, amene la reconnoissance de Lusignan & de sa fille, & tous les malheurs d'Orosmane et de Zaïre. Même artifice à-peu-près dans Alzire. C'est Alvarès qui a obtenu la liberté des prisonniers, parmi lesquels se trouvera son libérateur, qui deviendra le meurtrier de son fils.

Préparer & suspendre, sont les deux grands secrets du Théâtre. Un incident est-il d'une grande importance, faites-le pressentir à plusieurs esprits, mais sans le laisser deviner. Est-il moins intéressant, contentez-vous d'en laisser entrevoir le genre. Voyez avec quel soin l' Auteur de Mérope insiste sur les moyens de détruire la puissance de l’olifonte ! voyez comment il prévient toutes les objections qu'on peut lui faire! C'est encore une adresse théâtrale d'aller au devant des objections, fût-on même dans l'impossibilité de les détruire. Le Spectateur, content de voir que l' Auteur n'a point péché par ignorance, prend le change, & impute tout à la difficulté du sujet.

L'Art de tenir les esprits en suspens n'est pas moindre que celui de préparer. Cette adresse a souvent fait le succès de plusieurs Ouvrages assez médiocres. C'est elle qui a soutenu si long-tems la Sophonisbe de Mairet. Nos grands Maîtres n'y manquent jamais. En voici un des exemples les plus remarquables : il est tiré du Duc de Foix. Vamir fait prisonnier par son frere, a pris les armes pour lui enlever Amélie. L'Auteur veut prolonger jusqu'à l'arrivée d'Amélie l’explication qui doit apprendre au Duc de Foix que Vamir est aimé d'elle, & qu'il n'a pris les armes que pour la lui arracher. Voyez avec quel art il y réussit ! Vamir reproche à son frere d'être révolté contre sa patrie. Le Duc lui répond :

                         Ce jour qui semble si funeste,
Des feux de la discorde éteindra ce qui reste.

Vamir.

Ce jour est trop horrible,

Le Duc.

                                        il va combler mes vœux.

Vamir.

Comment ?

Le Duc.

                    Tout est changé, ton frère est trop heureux.

Vamir.

Je le crois. On diroit que d'un amour extrême,
Violent, effréné, car c'est ainsi qu'on aime ;
Ton cœur depuis trois mois s'occupoit tout entier,'

Le Duc.

J'aime : la Renommée a pu le publier.
Oui , j'aime avec fureur.....
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
Nc blâme point l'amour où ton pere est en proye.
Pour me justifier, il suffit qu'on la voye.

Vamir.

Cruel ! . . elle vous aime....

Le Duc.

                                            Elle le doit du moins.
Il n’étoit qu'un obstacle au succès de mes soins.
Il n'en est plus, je veux que rien ne nous sépare.

Vamir.

Quels effroyables coups le cruel me prépare !
Ecoute. A ma douleur ne veux-tu qu'insulter ?
Me connois-tu? Sais-tu ce que j'ose tenter ?
Dans ces funestes lieux, sais-tu ce qui m'amene ?

Le Duc.

Oublions ces sujets de discorde & de haine.

Amélie arrive, & c'est devant elle que se fait l’explication.

C'est cet art de suspendre qui fait passer le Spectateur, de l'espérance à la crainte, du trouble à la joie. C'est l'artifice du cinquième Acte de Tancrede. L' Auteur n'a, pour occuper la Scène, que le danger de Tancrede & l'incertitude des événemens. Argyre envoye les Chevaliers le secourir. Aménaïde est partagée entre la crainte & l'espérance. Sa Confidente vient lui apprendre la victoire de son Amant. Aménaïde se livre aux transports de sa joie, & le retour d'Aldamon, qui lui annonce que Tancrede est blessé mortellement, la rejette dans le désespoir.

II faudroit parcourir les Piéces de Racine & de M. de Voltaire, pour faire voir toutes les finesses de l'Art Dramatique, & dans le Comique il n'y a pas une seule des bonnes Piéces de Molière qui ne fasse admirer toutes les ressources de son génie & les finesses de son art.

Références :

Pièces :

Corneille, Horace, acte 3, scène 5, vers 963-973.

Mairet, Sophonisbe

Molière, ses bonnes pièces.

Racine, ses tragédies.

Voltaire, Alzire ou les Américains (1736).

Voltaire, Amélie ou le Duc de Foix.

Voltaire, Brutus (1730), acte 5, scène 1, vers 1255-1258.

Voltaire, Le Fanatisme ou Mahomet le prophète (1741-1742), acte 2, scène 3, vers 429-432.

Voltaire, Mérope (1743).

Voltaire Œdipe (1718).

Voltaire, Sémiramis (1748).

Voltaire, Tancrède (1760), acte 3, scène 4, vers 930-948.

Voltaire, Zaïre (1732).

Critique littéraire :

La Mothe Le Vayer (sur ce qui sépare l’auteur du spectateur).

Voltaire jugeant le passage d’Horace, acte 3, scène 5.

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