- Accueil
- Pièces, gens et lieux
- Les mots du théâtre
- Les mots du théâtre C
- Caractère (dans la tragédie)
Caractère (dans la tragédie)
Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
Caractère (dans la tragédie).
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 201-214 :
CARACTÈRE. Le Caractère, dans les Personnages qu'un Poëte Dramatique introduit sur la Scène, est inclination ou la passion dominante qui éclate dans toutes les démarches & les discours de ces Personnages, qui est le principe & le premier mobile de toutes leurs actions : par exemple, l'ambition dans César, la jalousie dans Hermione, la vengeance dans Atrée, la probité dans Burrhus. L'art de dessiner, de soutenir, de renforcer un Caractère, est une des parties les plus importantes de l'Art Dramatique ; & quoique les principes soient à-peu-près les mêmes pour la Tragédie & la Comédie, nous séparerons les deux genres, pour éviter de dire des choses trop vagues ; & nous commencerons par la Tragédie.
Les Tragiques Grecs paroissent n'avoir fait qu'ébaucher cette partie de leur Art. Homère fut leur maître en ceci comme en tout ; mais il alla beaucoup plus loin que tous ses Imitateurs. Achille, Agamemnon, Ajax, Ulysse, sont peints plus fortement dans l'Iliade que dans les Poètes qui les ont introduits sur la Scène, quoique le Théâtre exige des traits plus caractérisés. C'est que les Tragiques Grecs, contents de dessiner d'après Homère, & de ne point démentir l'idée qu'on s'étoit faite de leurs Personnages, ne songeoient point à y ajouter.
Ce sont les Modernes qui ont senti les premiers que chaque mot échappé à leur Personnage, devoit peindre son ame, la montrer toute entiere, la distinguer de toutes les autres, d'une maniere neuve & frappante, renforcer son caractère, & le porter au point, par-delà lequel il cesseroit d’être dans la Nature. C’est Corneille qui nous a donné les premieres leçons de ce grand Art ; & s'il y a manqué dans Cinna, qui est quelquefois trop avili, dans Horace qui devient l'assassin de sa sœur, on le retrouve dans Rodrigue, Chimene, Pauline, Cléopatre & Nicomede. Racine est admirable en cette partie ; & hors Néron & Mithridate , dégradés par la supercherie dont ils usent envers leurs Rivaux, tous les autres soutiennent l'idée que le Poëte a donnée d'eux dès les premiers Vers ; & chaque mot y ajoute un nouveau trait. Toutes ses Piéces & celles de M. de Voltaire sont des applications de ce précepte.
Les premiers mots du principal Personnage, doivent peindre son caractère & d'une manicre attachante. Voyez, dans Bajazet, comme l'ame d'Acomat se développe avec l'exposition du sujet. Comme Rhadamante vous saisit, quand, dès les premiers Vers , il dit à son Ami :
Ne me regarde plus que comme un Furieux ,
Trop digne du courroux des Hommes & des Dieux,
Qu'a proscrit dès long-tems la vengeance céleste,
De crimes, de remords, assemblage funeste.
Indigne de la vie & de ton amitié,
Objet digne d'horreur, mais digne de pitié;
Traître envers la Nature, envers l'Amour perfide,
Usurpateur, ingrat, parjure, parricide,
Sans les remords affreux qui déchirent mon cœur,
Huron, j'oublierois qu'il est un Ciel vengeur.
Voyez comme la déclaration d'Orosmane à Zaïre rassemble tous les traits de son caractère : excès d'amour, fierté, générosité, violence, germe de jalousie, &c.
Soutenir un caractère , est aussi essentiel que de l'établir avec force. II faut que le sentiment dominant se montre sous des formes toujours nouvelles. La passion dominante de Mithridate est sa haine contre les Romains. Avec quel art Racine la mêle à toutes les autres ! Mithridate vaincu, amoureux, jaloux, incertain des sentimens de Monime, arrive dans Nymphée. Après le reproche qu'il fait à ses fils, ses premiers mots sont :
Tout vaincu que je suis, & voisin du naufrage,
Je médite un dessein digne de mon courage,
Et c'est d'aller attaquer Rome.
Dans la Scène avec Arbate même, en soupçonnant Xepharès d'être son Rival, il lui fait un mérite de sa haine contre les Romains :
Je sais que de tout tems, à mes ordres soumis,
Il hait autant que moi nos communs ennemis.
II s'applaudit de ce que ses soupçons tombent plutôt sur Pharnace :
Que Pharnace m'offense, il offre à ma colere
Un Rival dès long-tems soigneux de me déplaire,
Qui toujours des Romains admirateur secret,
Ne s'est jamais contr'eux déclaré qu'à regret.
Cette haine paroît même dans la Scène avec Monime ; c'est elle qui amène la belle Scène où Mithridate développe son grand dessein d'aller assiéger Rome. Lorsque Pharnace refuse d'épouser la fille du Roi des Parthes, Mithridate lui dit :
Traître, pour les Romains tes lâches complaisances
N'étoient pas à mes yeux d'assez noires offenses !
II te falloit encor les perfides amours
Pour être le supplice & l'horreur de mes jours !
Dans la Scène où il feint de vouloir que Monime épouse Xepharès , il lui dit :
Cessez de prétendre à Pharnace :
Je ne souffrirai point que ce fils odieux,
Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux,
Possédant une amour qui me fut déniée,
Vous fasse des Romains devenir l'alliée.
Et dans l'Eloge de Xepharès :
C'est un autre moi-même,
Un fils victorieux, qui me chérit, que j'aime,
L'ennemi des Romains.....
II apprend ensuite que ce fils est aimé de la Reine : il a résolu sa mort ; il s'écrie :
Sans distinguer entr'eux qui je hais ou qui j'aime,
Allons & commençons par Xepharès lui-même.
Mais quelle est ma fureur ; & qu'est ce que je dis ?
Tu vas sacrifier, qui, malheureux ! Ton fils ?
Un fils que Rome craint, qui peut venger son pere ?
Et quand Mithridate revient mourant, c'est pour dire :
Le Ciel n'a pas voulu qu'achevant mon desseîn,
Rome, en cendre, me vît expirer dans son sein ;
Mais au moins quelque joie, en mourant, me console ;
J'expire environné d'ennemis que j'immole.
Dans leur sang odieux j'ai pu tremper mes mains ;
Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.
L' Auteur de Rhadamiste a peint Pharasmane comme un Maître terrible , un Pere redoutable à ses Enfans & Pharasmane, teint du sang d'un de ses fils , qu'il a immolé sans le connoître, dit à l'autre :
Courez vous emparer du Thrône d'Arménie ;
Avec mon amitié je vous rends Zénobie.
Je dois ce sacrifice à mon fils malheureux ;
De ces lieux cependant éloignez-vous tous deux :
De mes transports jaloux mon sang doit se défendre ;
Fuyez, n'exposez plus un pere à le répandre.
C'est le dernier vers du Rôle & de la Piéce. Quel homme que celui qui, même dans les remords que lui cause le meurtre d'un de ses fils, craint d'attenter à la vie de l'autre !
Souvent le Poëte a besoin de renforcer un caractère, pour fonder un événement nécessaire à la constitution de son Poëme. L'Auteur de Brutus donne à Titus, que l'on veut séduire, un Confident adroit, courageux, qui, sous le voile de l'amitié, travaille pour lui-même. C'est de Messela qu'on a dit :
II est ferme, intrépide, autant que si l'honneur
Ou l'amour du Pays excitoit sa valeur ;
Maître de son secret, & maitre de lui-même,
Impénétrable & calme en sa faveur extrême.
Messala apprend à Titus, que Tiberinus son frere livrera à Tarquin la porte Quirinale. Titus s'écrie :
Mon frere trahit Rome !
Messala.
Il sert Rome & son Roi ;
Et Tarquin, malgré vous, n'acceptera pour Gendre,
Que celui des Romains qui l'aura pu défendre.
Titus.
Ciel ! Perfide, écoutez : mon cœur long-tems séduit,
A méconnu l'abîme où vous m'avez conduit :
Vous pensez me réduire au malheur nécessaire
D'être ou le délateur, ou complice d'un frere :
Mais plutôt votre sang...
Messala.
Vous pouvez m'en punir ;
Frappez, je le mérite, en voulant vous servir.
Du sang de votre ami, que votre main fumante
Y joigne encor le sang d'un frere & d'une Amante ;
Et, leur tête à la main, demandez au Sénat,
Pour prix de vos vertus, l'honneur du Consulat.
Ou moi-même à l'instant, déclarant les complices,
Je m'en vais commencer ces affreux sacrifices.
Titus.
Demeure, malheureux, ou crains mon désespoir.
Le caractère de Messala développant tout-à-coup tant de courage , d'audace & d'adresse, acheve de justifier, pour ainsi dire, Titus aux yeux des Spectateurs. On sent qu’assiégé par un tel homme, qui irrite sans cesse son amour & son ambition, il est impossible qu'il ne succombe pas.
La nécessité exige quelquefois qu'un Héros fasse une démarche qui semble affoiblir son caractère. L'art consiste à le relever sur le champ & à le montrer plus grand encore. En voici un axemple.
Dans l'Andronic de Campistron, Andronic lié d'intérêt avec les Bulgares, veut engager les Ministres de son Pere à intercéder pour eux auprès de l'Empereur. Ces deux Ministres sont les ennemis du jeune Prince qui leur fait cette priere : un d'eux semble montrer quelque opposition : le Prince l'interrompt :
Arrêtez, il me reste à vous dire
Que je dois être un jour le maître de l'Empire.
On sent combien ce mot releve le caractère du Héros qui avoit été obligé de faire une priere inutile à des hommes qu'il hait, & même qu'il méprise.
Acomat, dans Bajazet, est un Personnage assez important, pour qu'on ne le voye pas se dégrader sans peine. Bajazet lui apprend l'alternative où il est d'épouser Nexane ou de mourir. Hé-bien, dit Acomat :
Promettez ; affranchi du péril qui vous presse,
Vous verres de quel poids sera votre promesse,
Bajazet,
Moi
Acomat.
Ne rougissez point : le sang des Ottomans
Ne doit point en. Esclave obéir aux sermens.
Consultez ces Héros que le droit de la guerre
Mena victorieux jusqu'au bout de la Terre.
Libres dans leur victoire, & maîtres de leur foi,
L'intérêt de l'Etat fut leur unique loi :
Et d'un Thrône si saint, la moitié n'est fondée
Que sur la foi promise & rarement gardée.
Je m'emporte Seigneur...
Quoique ces idées ayent été en effet celle des Sultans, des François peuvent en être révoltés, & croire qu'elles avilissent Acomat ; ces mots, je m’emporte, Seigneur, relevent son caractère, & le réconcilient avec le Spectateur.
Les remords d'un Héros, les reproches qu'il se fait d'une foiblesse ou d'un crime, contribuent encore beaucoup à le rendre intéressant. Qui ne pardonne à Mithridate son amour & sa jalousie en entendant ces beaux Vers ?
O Monime ! ô mon fils ! inutile courroux !
Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous !
Si vous saviez ma honte, & qu'un ami fidele,
De mes lâches combats vous portât la nouvelle :
Quoi ? des plus cheres mains craignant les trahisons,
J'ai pris foin de m'armer contre tous les poisons :
J'ai su, par une longue & pénible industrie,
Des plus mortels venins prévenir la furie.
Ah! qu'il eût mieux valu, plus sage & plus heureux,
Et repoussant les traits d'un amour dangereux,
Ne pas laisser remplir d'ardeurs empoisonnées,
Un cœur déja glacé par le froid des années !
On étoît fâché de voir que Mithridate vaincu, méditant un grand dessein, se livrât à l'amour & à la jalousie. Après ces Vers, il est presqu'aussi grand , que s'il n'avoit point de foiblesse.
Un Auteur doit avoir grand soin de ne rien mêler, dans le caractere d'un Personnage, qui puisse repousser ou affoiblir l’intérêt qu'il a dessein d'y répandre. Cette faute n'est pas sans exemple ; & l'on y tombe de trois manieres.
i °. En rappellant des actions passées qui flétrissent le Personnage.
2°. En lui faisant faire ou penser, dans le cours même de la Piéce, quelque chose qui l'avilît.
3°. En faisant prévoir qu'il doit démentir dans la fuite, ce qu'il a actuellement d'estimable. C'est peut-être le défaut qu'on peut reprocher à Athalie. Le Spectateur, pendant toute la Piéce, s'intéresse à Joas. Après le couronnement de ce Prince, Joas embrasse Zacharie, fils du Grand-Prêtre, son bienfaiteur, qui s'écrie:
Enfans, ainsi toujours puissiez-vous être unis !
Ce souhait, qui rappelle au Spectateur que Joas sera un jour souillé du sang de Zacharie, affoiblit l'intérêt que l'on a pris à ce jeune Prince.
L'Art consiste à déployer le caractère d'un Personnage & tous ses sentimens , par la maniéré dont on le fait parler, & non par la maniere dont ce Personnage parle de lui. A-t-il l'ame noble & fiere ? que tout ce qu'il dit porte l’empreinte de cette noblesse & de cette fierté ; mais qu'il se garde bien de se vanter de sa hauteur. C'est le défaut de Corneille. Il fait toujours dire à ses Héros qu'ils font Grands. Ce seroit les avilir, s'ils pouvoient l’être. L'opposé de la magnanimité est de se dire magnanime.
Racine n'a jamais manqué à cette Régle ; il peint de grandes ames, qui semblent ignorer qu'elles sont grandes. En voici un exemple : Bajazet en Scène avec Atalide, lui déclare qu’il aime mieux mourir, que de tromper Roxane en lui faisant espérer qu'il l'épousera quand il sera monté sur le Trône. II ajoute, pour justifier ce refus :
Ne vous figurez point que dans cette journée,
D'un lâche désespoir, ma vertu consternée,
Craigne les soins d'un Thrône où je pourrois monter,
Et par un prompt trépas, cherche à les éviter.
J'écoute trop peut-être une imprudente audace :
Mais sans cesse occupé des grands noms de ma race,
J’espérois que, fuyant un indigne repos,
Je prendrois quelque place entre tant de Héros :
Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle,
Je ne puis plus tromper une Amante crédule.
Quelle ame que celle qui craint d'être soupçonnée de chercher la mort pour éviter les dangers d'une conspiration ! Voilà comme Racine peint presque toujours. Rappellons encore la maniere dont il montre l'ame entiere de Roxane. Elle s'adresse à Atalide, que Bajazet vient de quitter :
II vous parloit ; quels étoient ses discours,
Madame ?
Atalide.
Moi, Madame ! il vous aime toujours.
Roxane.
II y va de sa vie, au moins que je le croye.
Par ce dernier Vers, Roxane, annonce sans emphase, & comme malgré elle , toute la violence & les excès dont elle est capable, si elle apprend que Bajazet aime Atalide. Un mot qui échappe du cœur, peint mieux que les menaces directes les plus violentes.
Il faut toujours peindre les caractères dans un degré élevé. Rien de médiocre , ni vertus ni vices. Ce qui fait les grandes vertus, ce sont les grands obstacles qu'elles surmontent. Le vieil Horace sacrifie l'amour paternel à l'amour de la Patrie. Voilà un grand amour pour la Patrie ; Pauline, malgré la passion qu'elle a pour Sévere, qu'elle pourroit épouser après la mort de Polieucte, veut que ce même Sévere sauve la vie à Polieucte. Voilà un grand attachement à son devoir. Un seul de ces traits suffiroit pour faire un grand caractère.
Les vices ont aussi leur perfection. Un demi Tyran seroit indigne d'être regardé ; mais l'ambition, la cruauté, la perfidie, poussées à leur plus haut point, deviennent de grands objets. La Tragédie demande encore qu'on les rende, autant qu'il est possible, de beaux objets- II faut donner au crime un air de noblesse & d'élévation. L'ambition est noble, quand elle ne se propose que des Thrônes. La cruauté l’est en quelque sorte, quand elle est soutenue d'une grande fermeté d'ame. La perfidie même l'est aussi, quand elle est soutenue d'une extrême habileté. Le Théâtre n'est pas ennemi de ce qui est vicieux, mais de ce qui est bas & petit. Néron qui se cache derriere une tapisserie pour épier deux Amans, Mithridate qui a recours à une petite ruse comique pour surprendre le secret de Monime, sont des Personnages indignes de la Scène Tragique. Les caractères bas ne peuvent y être admis, que quand ils servent à faire valoir des caractères supérieurs, & c'est peut-être ce qui sert à faire tolérer Prusias dans Nicomede, & Félix dans Polieucte. Ceux qui veulent justifier les Poëtes d'avoir peint de tels hommes, disent qu'ils sont dans la Nature. Mais on leur répond : n'y a-t-il pas quelque chose de plus parfait , de plus rare , de plus noble , qui est aussi dans la Nature C'est cela qu'on voudroit voir.
Si quelque chose pouvoit être au-dessous des caractères bas & méprisables, ce seroit les caractères foibles & indécis. Ils ne peuvent jamais réussir, à moins que leur incertitude ne naisse d'une passion violente, & qu'on ne voye jusques dans cette décision même, l'effet du sentiment dominant qui les emporte. Tel est Pyrrhus dans Andromaque.
Les Caractères-doivent être à la fois naturels & attachans. II ne faut jamais leur donner de ces sëntimens trop bizarres, dont les Spectateurs ne sentiroient pas les semences en eux-mêmes. On veut rencontrer l'Homme par-tout ; &, on ne s'intéresse point à des portraits chimériques, qui ne ressemblent à rien de ce qu'on connoît. Les singularités ne s'attirent point de créance au Théâtre, & privent le Spectateur du plaisir d'une imitation dont il puisse juger.
Les Caractères ne peuvent être attachans que de trois manieres ; ou par la vertu parfaite & sans mélange, ou par des qualités imposantes, auxquelles le préjugé a lié des idées de grandeur & de vertu, ou par un assemblage de vertus & de foiblesses reconnues pour telles. Les Caractères absolument vertueux sont rares ; parce qu'ils ne sont pas susceptibles de variété ; & l'on a remarqué avec raison, qu'un Stoïcien feroit peu d’effet au Théâtre. II n'y a, sur la Scène, qu'un seul Héros qui y fasse quelque plaisir en se gouvernant toujours par les principes d'une vertu tranquille. C'est Régulus dans la Piéce de Pradon. Si cette idée fût venue à un homme de génie, & qui, par l'exécution, ne fût pas demeuré au-dessous, peut-être aurions-nous une Tragédie d'un genre nouveau. Enfin on rend un Personnage intéressant par le mélange des vertus & des foiblesses reconnues pour telles. C'est même la voie la plus sûre : on admire moins ; mais on est plus touché. C'est que ceux en qui nous voyons nos foiblesses, ont plus de droit sur notre cœur & sont plus proches de nous , que les autres. Notre amour-propre voit avec plaisir nos défauts unis à de grandes qualités.
De plus, ces Caractères mêlés sont dans un trouble continuel, où ils nous entretiennent nous-mêmes ; ce n'est qu'un long combat de passions & de vertus, où tantôt vaincus & tantôt vainqueurs, ils nous communiquent autant de divers mouvemens ; & c'est cette agitation , ce sont ces secousses de l’ame, qui sont le plaisir de la Tragédie. Voyez Combats du Cœur.
Ces Personnages sont de deux espèces. Ceux qui sont totalement odieux, & qu'on ne doit montrer qu'autant qu'il est nécessaire pour redoubler le péril des principaux Personnages ; & ceux qui ne sont odieux qu'en partie, comme Médée & Cléopatre dans Rodogune, qui rachetent leurs crimes par une grande intrépidité d'ame, que l'une montre dans sa vengeance , & l'autre dans son ambition.
Un des grands secrets de l'Art Dramatique, c'est de faire sans cesse contraster les Caractères avec les situations. Voyez le mot Situations, où l'on en cite plusieurs exemples.
Références :
Campistron, Andronic (1685), acte 1, scène 3 (Andronic interromptant un de ses conseillers avant qu’il ne se compromette).
Corneille, le Cid (héroïsme de Chimène et de Rodrigue).
Corneille, Cinna (le caractère du héros, « quelquefois trop avili »).
Corneille, Horace (Horace, meurtrier de sa sœur, cesse « d’être dans la Nature ») ; le vieil Horace sacrifiant son fils à son amour pour sa patrie.
Corneille, Médée (1635), caractère odieux de Médée, racheté en quelque sorte par son intrépidité d’âme.
Corneille, la Mort de Pompée (le personnage de César – si c’est bien celui de Corneille que parle l’article –, dominé par l’ambition, caractère héroïque de Cléopâtre, mais c’est peut-être celle de Rodogune...).
Corneille, Nicomède (héroïsme de Nicomède).
Corneille, Polyeucte (héroïsme de Pauline) ; elle souhaite sauver Polyeucte, dont la mort lui permettrait pourtant d’épouser Sévère ; lâcheté du caractère de Félix.
Corneille Rodogune (1645), le personnage partiellement odieux de Cléopâtre, rachetant ses crimes par son ambition.
Crébillon père (Prosper, 1674-1762), Atrée et Thyeste (le personnage d’Atrée, dominé par la vengeance).
Crébillon père (Prosper, 1674-1762), Rhadamiste et Zénobie (1711), acte 2 scène 1 ; acte 5, scène dernière (héroïsme étrange à nos yeux de Pharasmane).
Pradon (Jacques, 1644-1698), Régulus (1688), seul exemple d’un caractère vertueux ayant réussi sur le théâtre.
Racine, Andromaque (le caractère d’Hermione, dominé par la jalousie) ; indécision du caractère de Pyrrhus, qui le voue à échouer.
Racine, Athalie, acte 4, scène 4 (un vers qui laisse trop deviner ce qui va arriver).
Racine, Bajazet (développement de l’âme d’Acomat dans l’exposition) ; acte 2, scène 3 (que ses propos peuvent être mal interprétés, et laisser croire qu’il s’avilit face à Bajazet) ; acte 2, scène 5 (Bajazet justifiant son refus d’épouser Atalide) ; acte 2, scène 6 (une réplique de Roxane suffit à montrer la violence de son caractère).
Racine, Britannicus (le caractère de Burrhus, dominé par la probité ; par contre, caractère vil de Néron) ; petitesse de Néron caché derrière une tapisserie, acte 2, scènes 4 et suivantes.
Racine, Mithridate (caractère vil de Mithridate, usant de ruse envers ses rivaux ; sa passion dominante, la haine des Romains, montrée par maints exemples) ; acte 4, scène 5, monologue de Mithridate, où il exprime ses remords ; lâcheté de sa ruse lui permettant de surprendre le secret de Monime ; bassesse du caractère de Prusias.
Voltaire, Brutus (1730), acte 1, scène 3 (portrait de Messala), acte 3, scène 7 (réaction de Titus apprenant que son frère trahit Rome)
Voltaire, Zaïre (la déclaration d’Orosmane à Zaïre montre tous les traits de son caractère).
Ajouter un commentaire