Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
Combats du cœur..
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 256-261 :
COMBATS DU COEUR. On n'entend pas ni ces déliberations tranquilles où se balancent de grands intérêts de sang-froid, & avec toute la liberté de l'esprit & de la raison. Mais on entend plus particulièrement ces chocs violens de passions, qui se combattent réciproquement, ces cruelles irrésolutions du cœur, placées entre deux partis également douloureux pour lui. C'est de ces combats que naît la chaleur de l' action théâtrale & le pathétique des mouvemens. Pour assurer l'effet de ces sortes de combats, il est nécessaire qu'ils résultent de l'opposition du devoir avec le penchant, ou de l'opposition d'un penchant avec un autre également violent. Il faut que l'alternative n'ait point de milieu, & que les deux intérêts soient incompatibles ; que le Cid laisse son pere deshonoré , ou qu'il tue celui de son Amante. Il faut, de plus, que les deux intérêts mis en opposition, soient assez forts pour se balancer, & assez grands pour être dignes du combat qu'ils se livrent ; que le parti le plus vertueux soit aussi le plus violent & le plus pénible pour la nature ; & qu'enfin le Personnage intéressant se décide pour le parti le plus vertueux, & qui exige de lui un sacrifice plus coûteux à son cœur. On ne peut mieux faire sentir la vérité de ces régles, que par des exemples. Nous en rapporterons un ici.
Dans Iphigénie, Agamemnon, Chef de la Flotte Grecque armée contre Troye, est instruit par un Oracle, qu'il-faut qu'il sacrifie sa fille pour obtenir les vents favorables, sans lesquels la Flotte ne peut sortir de l’Aulide, où elle est arrêtée par un calme qui la consume inutilement. L'intérêt de l'Armée, & tous les principaux Chefs, la gloire même d'Agamemnon, semblent exiger ce cruel sacrifice. Mais l'amour paternel s'y oppose. Voilà la source des combats les plus déchirans que ce malheureux pere va éprouver durant toute la Piéce, tantôt vis-à-vis d'Ulysse, vis-à-vis d'Achille promis à Iphigénie, tantôt vis-à-vis de Clitemnestre sa femme, vis-à-vis de sa fille & de lui-même. Le soin de sa gloire, l'intérêt de la Nation, l'obéissance aux Dieux, semblent l'avoir décidé d'abord pour le sacrifice : déja il a rappellé sa fille absente avec sa mere, sous prétexte de célébrer son hymen avec Achille : mais la sentant approcher, son amour se réveille en son cœur ; & les combats de sa tendresse commencent à se faire sentir par ces vers :
Ma fille qui s'approche & court à son trépas,
Qui, loin de soupçonner un Arrêt si sévere,
Peut-être s'applaudit des bontés de son pere ;
Ma fille... ce nom seul dont les droits sont si saints,
Sa jeunesse, mon sang , n'est pas ce que je plains.
Je plains mille vertus, une amour mutuelle,
Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,
Un respect qu'en son cœur rien ne peut balancer
Et que j'avois promis de mieux récompenser.
Non, je ne croirai point, ô Ciel ! que ta justice
Approuve la fureur d'un si noir sacrifice.
Il envoye au-devant d'elle pour l'engager elle & sa mere à retourner sur leurs pas ; & cependant il prend la résolution de congédier l'Armée, & de renoncer à la guerre de Troye. Ulysse s'efforce de le ramener à son premier parti. Ce qu'Agamemnon lui répond marque bien la violence qu'il se fait à lui-même. II l'attaque par son propre cœur :
Ah ! Seigneur, qu’éloigné du malheur qui m’opprime,
Votre cœur aisément se montre magnanime !
Mais que si vous voyez , ceint du bandeau mortel,
Votre fils Télémaque approcher de l'Autel,
Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image,
Changer bientôt en pleurs ce superbe langage,
Eprouver la douleur que j'éprouve aujourd'hui,
Et courir vous jetter entre Calchas & lui.
Seigneur, vous le savez, j'ai donné ma parole,
Et si ma fille vient, je consens qu'on l’immole...
A peine a t-il prononcé ces mots, qu'on vient lui apprendre que sa femme & sa fille sont arrivées au Camp. Quel nouvel embarras pour ce malheureux pere ! Son entrevue avec sa fille doit lui déchirer l’ame. Elle l'accable de respects & de tendresses. II paroît triste & sombre. II ne sait s'il doit lui apprendre ou lui cacher. son sort. Sa fille lui dit :
Calchas, dit on, prépare un pompeux sacrifice.
Il lui répond :
Puissé-je auparavant fléchir leur injustice!
Iphig.
L'offrira-t-on bientôt ?
Agam.
Plutôt que je ne veux;
Iphig.
Me sera-t-il permis de me joindre à vos voeux ?
Verra-t-on à l'Autel votre heureuse famille ?
Agam.
Hélas !
Iphig.
Vous vous taisez !
Agam.
Vous y ferez , ma fille.
Adieu,
Qui ne sent & n'approuve en soi le combat affreux de son cœur, la violence extrême qu'il se fait dans ce moment pour retenir ses larmes ?... Ses perplexités, ses allarmes, ses déchiremens, ne font que croître ainsi à mesure que le tems du sacrifice approche. Ce qui met le comble à sa douleur, c'est qu'il faut qu'il dispose lui-même & sa fille, & sa femme, & Achille, Amant d'Iphigénie à consentir au sacrifice, qu'il redoute encore plus qu'eux tous. Le dernier combat qu'il essuie est vis-à-vis de lui-même :
Que vais- je faire ?
Puis-je le prononces cet ordre sanguinaire ?
Cruel, à quel combat faut-il te préparer ?
Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ?
Une Mere m'attend, une Mere intrépide,
Qui défendra son sang contre un Pere homicide.
Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,
Respecter dans ses bras la fille de leur Roi.
Achille nous menace, Achille nous méprise :
Mais ma fille en est elle à mes loix moins soumise
Ma fille, de l'Autel, cherchant à s'échapper,
Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?
Que dis-je ? Que prétend mon sacrilège zèle ?
Quels vœux, en l'immolant, formerai-je sur elle ?
Quelques prix glorieux qui leur soient proposés,
Quels lauriers me plairont, de son sang arrosés ?
Je veux fléchir des Dieux la puissance suprême.
Ah ! quels Dieux me seroient plus cruels que moi-même !
Non. Je ne puis. Cédons au sang, à l'amitié,
Et ne rougissons plus d'une juste pitié.
Qu'elle vive. Mais quoi ! Peu jaloux de ma gloire,
Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ?
Son téméraire orgueil, que je vais redoubler,
Croira que je lui cede & qu'il me fait trembler.
De quel frivole soin mon esprit s'embarrasse !
Ne puis-je pas d'Achille humilier l'audace ?
Que ma fille, à ses yeux, soit un sujet d'ennui ;
Il l'aime. Elle vivra pour ua autre que lui.
II envoye chercher la Reine & Iphigénie, & cependant il continue :
Grands Dieux, si votre haine
Persévere à vouloir l'arracher de mes mains,
Que peuvent devant vous tous les foibles humains ?
Loin de la secourir, mon amitié l'opprime.
Je le sais. Mais, grands Dieux, une telle victime
Vaut bien que, confirmant vos rigoureuses loix,
Vous me la demandiez une seconde fois.
II se décide , en attendant , à la faire évader. On peut voir, par cette analyse, comment doivent se conduire les combats du cœur. Les régles prescrites ci-dessus sont ici parfaitement suivies. Voilà l’amour paternel opposé à l’ordre des Dieux & à l'intérêt de toute une Armée- Comme Roi, Agamemnon doit immoler sa fille à la cause publique : comme Pere , il ne peut y consentir. L'intérêt de sa gloire & l'intérêt de sa tendresse sont dignes de se balancer mutuellement. II n'y a point non plus de milieu à l’alternative ; ou il faut qu'il s'expose au murmure de toute la Grèce & à son mépris, ou qu'il perde sa fille. Enfin, il se décide pour le parti le plus vertueux. L'intérêt de son cœur doit céder à l'intérêt général : mais il ne s'y décide qu'après avoir cherché tous les moyens possibles de sauver sa fille. Enfin il veut au moins que l'Oracle lui demande ce sacrifice une seconde fois. C'est la seule ressource qui lui reste. Mais tout le Camp s'oppose à sa fuite. Achille, son Amant, veut l'enlever malgré elle & malgré les Grecs. Elle refuse. Elle est conduite à l' Autel, malgré les efforts & les cris de sa mere; & c'est-là que l’Oracle à double sens s'explique, & qu'elle est sauvée.
Références :
Corneille, le Cid : Rodrigue est prisonnier d’une alternative sans milieu, ou accepter que son père soit déshonoré, ou tuer le père de Chimène.
Racine, Iphigénie : longue analyse du dilemme dans lequel Agamemnon est enfermé, entre la nécessité de sacrifier sa fille pour sa patrie, mais aussi pour sa propre gloire, et ses sentiments paternels
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