Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
Caractère dans la comédie.
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 214-217 :
Caractère dans la Comédie. La définition de ce mot est la même, relativement à la Comédie, que celle que nous en avons donnée pour le Tragique. Même nécessité de le faire sans cesse sortir, de le renforcer quand on l'a affoibli, de le soutenir jusqu'au dernier moment ; mais les moyens ne sont pas les mêmes ; & c'est pour cela que nous allons entrer dans les détails, en nous autorisant toujours par des exemples.
De tous les anciens Comiques Grecs, il ne nous reste qu'Aristophane ; & nous ne pouvons juger de Ménandre & de Diphile, que par les Piéces que Plaute & Térence ont imitées de ces deux Poëtes. Il ne paroît pas que ni les uns ni les autres se soient attachés à la peinture détaillée d'un caractère. Aristophane prodigue les traits de satyre sur le Gouvernement, sur les particuliers ; il peint tel ou tel homme, mais non pas un de ces caractères qui peuvent appartenir à un ordre quelconque de citoyens. Plaute & Térence peignent bien un fils libertin, amoureux d'une Courtisanne qui le trompe, un pere brusque & grondeur, un Valet fripon, un Parasite rampant ; mais ils ne paroissent pas avoir rassemblé, dans un seul homme, tous les traits qui forment un caractère particulier à une classe de la société. L'Aulularia est la seule, où l' Auteur montre ce dessein d'une maniere évidente. Les Espagnols & les Italiens du quinzieme & du seizieme siécle, ont fait quelques Piéces, dont le titre annonce la peinture d'un caractère ; mais ils l'ont rarement approfondi. Il étoit réservé à Moliere de recueillir tous les traits qui forment un Jaloux, un Avare, un Hypocrite, de les faire sortir les uns par les autres, & d'en former un ensemble Théâtral. Pour connoître la différence du Théâtre ancien & du moderne, il suffit de comparer l'Aulularia de Plaute, & l'Avare de Moliere. Le premier se contente de représenter un Vieillard Avare, qui se prive de tout, qui veille nuit & jour, pour garder une marmite pleine d'or, qu'on lui enleve. Que faît Moliere ? II descend dans le fond du cœur ; il a vu que l'avarice est accompagnée de la défiance & de l'usure , de la bassesse & de la dureté du cœur, qu'un Avare est mauvais maître, mauvais pere , qu'il pousse les enfans les plus respectueux è lui manquer de respect, que sa lésine les force à recourir à des moyens ruineux, pour satisfaire leurs désirs. C'est dans tous les vices qui font partie du caractère de l'Avare, que Moliere a pris les incidens de sa Piéce ; & il a mis toutes ces vérités en action, d'une maniere attachante & comique. Ce font les caractères qui doivent former l'intrigue de l’action, & lui donner le mouvement.
Les Piéces de caractère sont plus goûtées aujourd'hui, que les Piéces d'intrigue ; parce que ces dernieres ne sont que l'ombre de la vérité, & que les autres en sont une fidèle image. L’illusion qu'elles produisent est plus forte ; & le cœur en est plus vivement touché. Mais tous- les caractères ne sont pas également propres à être mis sur leThéâtre. Un caractère comme celui de l'Avare , ou du Tartuffe, fournit abondamment de la matiere pour une Piéce en cinq Actes ; mais un caractère qui ne présenteroit pas ces grands traits, & qui n'en seroit qu'une nuance, comme le Ménager, par exemple, ne seroit point suffisant pour fournir cinq Actes, & même seroit peu Théâtral.
Quelquefois le Poëte peut se servir d'un caractère principal, & lui associer plusieurs caractères qui lui soient subordonnés. Tel est l'artifice de Moliere dans le Misantrope. Il fait du Misantrope le principal objet de sa Fable, & y joint en même tems les caractères de la Coquette, de la Médisante & des Petits-Maîtres, sans que le caractère principal fasse par lui-même l'intrigue de l' action. Tous les caractères qui environnent le Misantrope & tout ce qui arrive dans l’action, se rapporte[nt] à lui ; c'est le seul art qu'on pouvoit employer dans une telle Pièce.
Souvent le Poëte rassemble dans une Comédie plusieurs caractères, dont aucun ne brille assez pour éclipser les autres, & être regardé comme le caractère principal. De ce genre font l'Ecole des Maris, l'Ecole des Femmes, &c. C'est qu'aucun caractère de ces Piéces ne lui fournissoit de grands traits, comme l'Avare, George-Dandin, le Bourgeois Gentilhomme ; & l'Auteur a cherché du Comique dans la vivacité de son intrigue.
Plusieurs Auteurs ont prétendu qu'une Comédie de caractère n'étoit pas susceptible d'intrigue, ou du moins qu'elle n'en admettoit qu'une très-légère. II paroît qu'une Comédie dénuée d'intrigue sera toujours défectueuse ; & peut-être celle du Misantrope n'est-elle pas assez attachante, Mais d'un autre côté, il ne faut pas que l'intérêt particulier d'aucun des Personnages accessoires, devienne le mobile de l'action Théâtrale. Une intrigue de cette nature cache & fait oublier les beautés du caractère, soit en les éloignant de la mémoire du Spectateur, soit en les confondant avec des actions étrangeres, qui affoiblissent, ou plutôt anéantissent l'objet principal.
Mais quand c'est le caractère qui sert à intriguer l'action, l'intrigue ne détournera jamais du caractère l'attention des Spectateurs ; parce que le caractère marchera toujours à côté d'elle. Arrive-t'il quelque incident ou quelque coup de Théâtre,dans le tems que le principal Personnage est hors de la Scène ? c'est le caractère principal qui le produit ; c'est ce principal Personnage qu'on applaudit, tout absent qu'il est ; & c'est lui qui fait rire : & lorsque,dans la Scène suivante, ce Personnage principal revient sur le Théâtre, le Spectateur se rappelle avec plaisir ce que son caractère vient de produire. Les ouvrages de Moliere font pleins de traits de cette espéce.
C'est une question, si l'on peut, & si l'on doit dans le Comique, charger les caractères pour les rendre plus ridicules. D'un côté,il est certain qu'un Auteur ne doit jamais s'écarter de la nature, ni la faire grimacer ; d'un autre, il n'est pas moins évident que dans une Comédie, on doit peindre le ridicule & même fortement : or il semble qu'on n'y sauroit mieux réussir, qu'en rassemblant le plus grand nombre de traits propres à le faire connoître, & par conséquent qu'il est permis de charger les caractères. Il y a, en ce genre, deux extrémités vicieuses ; & Moliere a connu mieux que personne, le point de perfection qui tient le milieu entr'elles. Voyez Charge, Vraisemblance.
Références :
Aristophane : pas de peinture de caractère, mais une satire du gouvernement ou des particuliers.
Diphile (poète comique grec du IVe siècle av. J.-C.) : on sait peu sur lui, mais il ne semble pas avoir peint des caractères.
Ménandre (auteur comique grec du IVe siècle av. J.-C.) : comme Diphile, il n’a pas, semble-t-il, peint des caractères.
Molière est le premier à faire ressortir tous les traits d’un caractère particulier.
Molière, l’Avare permet de saisir la supériorité de Molière sur Plaute et son Aulularia. Son portrait d’avare va jusqu’au bout de ce comportement, jusqu’au fond du cœur.
Molière, le Bourgeois gentilhomme : la pièce est centrée sur un seul caractère, et c’est la vivacité de l’intrigue qui fait vivre la pièce.
Molière, l'École des Femmes, associe plusieurs caractères, aucun n’étant assez fort pour éclipser les autres.
Molière, l'École des Maris, associe plusieurs caractères, aucun n’étant assez fort pour éclipser les autres.
Molière, Georges Dandin : la pièce est centrée sur un seul caractère, et c’est la vivacité de l’intrigue qui fait vivre la pièce.
Molière, le Misanthrope, associe plusieurs caractères qu’il associe au caractère principal ; la pièce manque peut-être d’une intrigue assez forte, du fait de la multiplicité des caractères.
Plaute : il n’y a que dans l’Aulularia qui a peint un caractère (tous les traits d’un travers concentrés sur une seule personne). Sinon, des personnages ayant un trait de caractère, mais plus comme type (le fils libertin, le père sévère, le parasite.
Térence : ses personnages sont plus des types que des études de caractère.
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