Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
Contraste.
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 296-299 :
CONTRASTE. Le Contraste en peinture consiste dans une position variée des objets présentés sous des formes agréables à la vue. En Poësie Dramatique, il consiste dans l'opposition d'un ou de plusieurs Personnages, dont l'un fait sortir l'autre, ou qui se font valoir, mutuellement. Homère a bien connu l'art des Contrastes ; & les Tragiques Grecs l'ont quelquefois imité avec succès. Eschyle & Euripide contrastent peu ; Sophocle contraste plus souvent. Dans le Philoctete, la pitié généreuse du jeune Néoptoleme pour un Héros malheureux, contraste avec la politique dure & artificieuse d'Ulysse. Dans Electre, la modération de Chrysosthemis contraste avec l'audace & l’emportement d'Electre. MM. de Voltaire & Crébillon ont conservé cette opposition, l'un dans son Oreste, l'autre dans son Electre. La Tragédie exige une grande variété dans les caractères ; mais peut-être ne faut-il pas y prodiguer les contrastes. On en trouve peu dans Corneille. Racine n'en a guères que deux qui soient très-frappans. Celui de Burrhus & de Narcisse dans Britannicus, & celui d'Abner & de Mathan dans Athalie.
Le plus grand contraste, dit M. de Fontenelle, est entre les deux espèces opposées, comme d'un Ambitieux à un Amant, d'un Tyran à un Héros. Mais on peut aussi, dans la même espéce, en trouver un très-agréable. C'est ainsi qu'Horace & Curiace, tous deux vertueux, tous deux possédés de l'amour de la Patrie, ne se ressemblent point dans les sentimens même qui leur sont communs. L'un a une férocité noble, l'autre quelque chose de plus tendre & de plus humain. Cet éloge, que Fontenelle donne à Corneille à l’exclusion de Racine, appartient à ce dernier autant qu'à son Rival. Cet art des contrastes qu'il loue dans Corneille, n'est autre chose que l'art de varier les caractères ; & en ce sens, il est commun à l'un & à l'autre ; & il y a peu de leurs Piéces où on ne le trouve. Un beau contraste est celui qui réside dans le plan même d'un Ouvrage ; ainsi M. de Voltaire s'est proposé d'opposer, dans Alzire, le véritable esprit de la Religion aux vertus de la Nature, & de faire voir combien le premier l'emporte sur l'autre.
Un beau contraste est celui qui oppose les mœurs d'une Nation à celles d'une autre. C'est ainsi que dans Tancrede, l'Auteur oppose les mœurs des Chevaliers aux mœurs des Arabes , dont il ramene le souvenir autant qu'il lui a été possible.
Ainsi dans l'Orphelin de la Chine, il a voulu opposer les mœurs d'un peuple qui ne connoît que la force, aux mœurs d'un Empire fondé sur la sagesse ; & il fait voir en même tems la supériorité de ce dernier peuple sur son vainqueur.
Enfin un beau contraste, & le plus dramatique, c'est celui du caractère avec la situation. Un pere va immoler sa fille ; faites-en un Monarque ambitieux, mais un pere tendre. Si vous en faites un pere dénaturé, le sacrifice arrachera moins de larmes.
Voyez dans Electre l’effet que produit le contraste du caractère avec la situation. C'est Electre forcée de demander à son Tyran la grace de son frere : elle s'écrie :
Quel affront pour Oreste, & quel excès de honte !
Elle me fait horreur. Eh bien ! je la surmonte.
Hé bien ! j'ai donc connu la bassesse & l'effroi ?
Je fais ce que jamais je n'aurois fait pour moi.
Sans se mettre à genoux :
Cruel, si ton courroux peut épargner mon frere,
Je ne peux oublier le meurtre de mon pere ;
Mais jc pourrois du moins, muette à ton aspect,
Me contraindre au silence & peut-être au respect.
Que je demeure esclave, & que mon frere vive.
Dans Brutus, le caractère du jeune Titus est l'amour de la Patrie, le respect pour son pere, la générosité, &c. Entraîné à la fois par plusieurs passions, il vient de promettre à l'Ambassadeur de Tarquin de trahir Rome. C'est dans ce moment que Brutus arrive & dit à son fils :
Viens, Rome est en danger ; c'est en toi que j'espere ;
Par un avis secret le Sénat est instruit
Qu'on doit attaquer Rome au milieu de la nuit :
J'ai brigué pour mon Sang, pour le Héros que j'aime,
L'honneur de commander dans ce péril extrême.
Le Sénat te l'accorde ; arme-toi, mon cher fils ;
Une seconde fois; va sauver ton pays, &c.
La Comédie fait un plus grand usage des contrastes que. la Tragédie. Les Anciens semblent toutefois les-avoir peu cherchés. Aristophane n'en a presque point. On en trouve très- peu dans Plaute. Térence en a davantage. Le plus frappant de tous est celui de Micion & de Demea dans les Adelphes : mais il; est très- fréquent chez les Modernes ; & peut-être en ont-ils abusé.
Le contraste, manié avec art, sera toujours un des plus grands moyens de la Comédie ; puisque tous les Auteurs , & Moliere à leur tête, en ont fait tant usage, & presque toujours avec succès.
Le contraste du caractère avec la situation, est encore ici d'une nécessité indispensable. Le Misanthrope est amoureux d'une Coquette, Harpagon d'une fille pauvre.
Le Glorieux est le fils d'un Gentilhomme pauvre. Il se jette aux pieds de son pere, il le supplie à genoux de n'en rien dire. Le pere répond :
J'entends : la vanité me déclare à genoux
Qu'un pere infortuné n'est pas digne de vous.
Voilà un des plus beaux contrastes du caractère & de la situation dans la Comédie.
L'Avare de Moliere est un contraste continuel du caractère avec la situation. Ses autres Ouvrages en font remplis.
Références :
Pièces:
Aristophane n’a presque pas recours aux contrastes.
Corneille : peu de recours aux contrastes.
Crébillon père (Prosper, 1674-1762), Electre : on y trouve la même opposition que dans l’Electre de Sophocle.
Destouches (Philippe Néricault, dit, 1680-1754), le Glorieux, acte 4, scène 7 : un fils vaniteux suppliant son père sans fortune de ne pas révéler sa pauvreté.
Eschyle, Euripide : peu de contraste.
Molière fait un large usage du contraste : le Misanthrope est amoureux d’une coquette, Harpagon l’est d’une jeune fille pauvre.
Molière, l’Avare utilise sans cesse le contraste du caractère de l’avare avec la situation.
Plaute recourt peu aux contrastes.
Racine : deux exemples frappants de contrastes, celui de Burrhus et de Narcisse dans Britannicus, et celui d’Abner et de Mathan dans Athalie.
Sophocle, Electre : modération de Chrysosthémis et emportement d’Electre.
Sophocle, Philoctète : opposition de la pitié de Néoptolème et de la dureté d’ Ulysse.
Térence utilise plus le contraste que les autres auteurs de comédies de l’Antiquité, ainsi dans les Adelphes (Micion et Demea).
Voltaire, Alzire ou les Américains : opposition entre le véritable esprit de la religion et les vertus de la nature.
Voltaire, Brutus : Titus entre son amour de la patrie et le respect de son père, qui l’invite à sauver Rome qu’il vient de promettre de trahir.
Voltaire, Oreste : on y trouve la même opposition que dans l’Electre de Sophocle. Acte 5, scène 3, Electre obligée de demander la grâce d’Oreste à Egiste.
Voltaire, l’Orphelin de la Chine : opposition des mœurs de deux nations, l’une ne connaissant que la force, et l’autre la sagesse.
Voltaire, Tancrède : opposition des mœurs de deux nations, les chevaliers face aux Arabes.
Critique littéraire :
Fontenelle, Réflexions sur la Poétique, pense que le plus grand contraste est entre deux espèces opposées (ambitieux / amant, ou tyran / héros). Autre forme de contraste que Fontenelle illustre à partir d’Horace, le contraste entre Horace et Curiace : les deux ont des sentiments communs, mais les expriment de façon très différente. Ce genre de contraste est propre à Corneille, et n’existe pas d’après Fontenelle chez Racine.
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