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Convenances

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Convenances.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 301-307 :

CONVENANCES. Le sentiment & le goût indiquent assez ce que ce mot renferme par rapport à l’Art Dramatique II y a dans chaque Sujet & dans chaque partie d'un Sujet, des égards à observer, suivant la Scène, les circonstances & le tems d'une action, suivant les mœurs , l'âge & le rang des Personnages ; enfin tout ce qui entre dans la composition d'un Sujet, doit concourir à le faire connoître & à l’embellir.

Corneille est le premier qui ait introduit les convenances sur le Théâtre François Il commença par en bannir les indécences qui le deshonoroient. La seule trace qui en soit restée dans ses bonnes Piéces, c'est ce Vers que dit Alcippe dans le Menteur :

Donne m'en ta parole , & deux baisers pour gage.

Avant lui, on demandoit des baisers & on en donnoit.

De son tems, le tutoyement étoît encore en usage. Le tutoyement rend quelquefois le discours plus serré, plus vif : il a souvent de la noblesse & de la force dans la Tragédie. On aime à voir Rodrigue & Chimene l'employer. On a remarqué toutefois que l'élégant Racine ne se permet guères le tutoyement, que quand un pere irrité parle à son fils, ou un Maître à un Confident, ou quand une Amante emportée se plaint à son Amant. Hermione s'écrie :

Je ne t'ai point aimé ! cruel, qu'ai-je donc fait ?

Elle dit à Oreste :

Ne devois-tu pas lire au fond de ma pensée ?

Phédre dit :

Eh bien ! connois donc Phédre & toute sa fureur.

Mais jamais Achille, Oreste, Britannicus, ne tutoyent leurs Maîtresses. A plus forte raison cette maniere de s'exprimer doit-elle être bannie de la Comédie, qui est la peinture de nos mœurs. Moliere en a fait usage dans le Dépit Amoureux ; mais il s'est ensuite corrigé lui-même.

La décence est une des premieres loix de notre Théâtre , & l'on n'y peut manquer qu'en faveur du grand Tragique, dans les occasions où la passion ne ménage plus rien.

Racine est un modèle inimitable dans l'art des convenances. Il est toujours dirigé par le sentiment délicat d'une infinité de nuances que lui seul sait assortir. Voyez la maniere dont Burrhus reproche à Néron son amour pour Junie, & sur-tout la réponse de l'Empereur :

                             Satisfait de quelque résistance,
Vous redoutez un mal foible dans sa naissance :
Mais si, dans son devoir, votre cœur affermi,
Vouloit ne point s'entendre avec son ennemi,
Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire,
Si vous daignez, Seigneur, rappeller la memoire
Des vertus d'Octavie, indigne de ce prix,
Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris ;
Sur tout si de Junie évitant la présence,
Vous condamniez vos yeux à quelques jours d'absence ;
Croyez-moi, quelqu'amour qui semble vous charmer,
On n'aime point, Seigneur, si l'on ne veut aimer.

Néron.

Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les allarmes
II faudra soutenir la gloire de nos armes ;
Ou lorsque, plus tranquille, assis dans le Sénat,
Il faudra décider du destin de l'Etat,
Je m'en reposerai sur votre expérience.
Mais croyez-moi, l'amour est une autre science,
Burrhus ; & je ferois quelque difficulté
D'abaisser jusques-là votre sévérité.
Adieu, je souffre trop éloigné de Junie.

Voyez encore comment Agrippine paroissant devant l’Empereur pour se justifier, conserve toujours la supériorité que lui donne sa qualité de mere & de bienfaitrice :

Approchez-vous, Néron, & prenez votre place.
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse ;
J'ignore de quel crime on a pu me noircir ;
De tous ceux que j'ai faits je vais vous éclaircir.

Jamais on ne trouve chez lui de ces Princesses fières, qui outragent sans raison des Tyrans dans leurs propres Palais. C'est de la grandeur véritable, sans enflure, sans vain étalage, sans bravade. Chez lui la fierté ne paroît jamais sans être provoquée & nécessaire.

Voyez comment Bérénice, dans la Piéce de ce nom, reçoit la déclaration d'Antiochus :

Prince, je n'ai pas cru que dans une journée
Qui doit avec César unir ma destinée,
Il fût quelque Mortel qui pût impunément
Se venir à mes yeux déclarer mon Amant.
Mais de mon amitié mon silence est un gage ;
J'oublie en sa faveur un discours qui m'outrage :
Je n'en ai point troublé le cours injurieux ;
Je fais plus ; à regret je reçois vos adieux, &c.

Voilà, dit M. de Voltaire, le modèle d'une réponse noble & décente. Ce n'est point le langage de ces anciennes Héroïnes de Roman, qu'une déclaration respectueuse transporte d'une colere impertinente. Bérénice ménage tout ce qu'elle doit à l'amitié d'Antiochus ; & elle intéresse par la vérité de sa tendresse pour l'Empereur.

La maniere dont Monime reçoit la proposition de Mithridate qui lui a surpris le secret de son amour pour Xipharès, est encore un modèle.

Je n'ai point oublié quelle reconnoissance,
Seigneur, m'a dû ranger sous votre obéissance ;
Quelque rang où jadis soient montés mes ayeux,
Leur gloire de si loin n'éblouit point mes yeux.
Je songe avec respect de combien je suis née
Au-dessous des grandeurs d'un si noble hymenée ;
Et malgré mon penchant & mes premiers desseins
Pour un fils, après vous, le plus grand des humains,
Du jour que sur mon front on mit ce diadème,
Je renonçai, Seigneur, à ce Prince, à moi même.
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

Vous seul, Seigneur, vous seul, vous m'aviez arrachée
A cette obéissance où j'étois attachée.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
Je vous l'ai confessé, je dois le soutenir :
En vain vous en pourriez perdre le souvenir.
Et cet aveu honteux où vous m'avez forcée,
Demeurera toujours présent à ma pensée :
Toujours je vous croirois incertain de ma foi ;
Et le tombeau, Seigneur, est moins affreux pour moi
Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage,
Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage,
Et qui me préparant un éternel ennui,
M'a fait rougir d'un feu qui n'étoit pas pour lui.

Mithridate.

C'est donc votre réponse ; & sans plus me complaire,
Vous refusez l'honneur que je voulois vous faire !
Pensez-y bien ; j'attends pour me déterminer, •

Monime.

Non, Seigneur, vainement vous croyez m'étonner.
Je vous connois. Je sais tout ce que je m'apprête ;
Et je vois quels malheurs j'assemble sur ma tête.
Mais le dessein est pris : rien ne peut m'ébranler.
Jugez-en, puisqu'ainsi je vous ose parler,
Et m'emporte au-delà de cette modestie,
Dont jusques à ce jour je n'étois point sortie, &c.

Voilà une femme vertueuse sans faste, qui ne parle point de sa vertu, qui la motive, qui en justifie, qui paroît fâchée de voir sa vertu mise à une si cruelle épreuve, & qui, par-là, en devient plus intéressante encore. Voyez Caractère.

Le sentiment des convenances doit présider au choix des caractères qu'on introduit sur la Scène Tragique. On a fort bien remarqué qu'il n'est pas permis d'y mettre un Prince imprudent & indiscret, à moins d'une grande passion qui excuse tout. Voyez Gout.

L'imprudence & l'indiscrétion peuvent être jouées à la Comédie ;, mais sur le Théâtre Tragique, il ne faut peindre que des défauts nobles. Britannicus brave Néron avec la hauteur imprudente d'un jeune Prince passionné ; mais il ne dit pas son secret à Néron imprudemment.

L'Auteur Comique ne doit pas avoir moins d’égards aux convenances, que le Poète Tragique. S'il les blesse quelquefois, ce ne doit être qu'en faveur du grand Comique qu'il produira en les négligeant : encore faut-il qu'il cherche dans son art les moyens d'excuser ce défaut. Moliere, dans l'Ecole des Maris, introduit une jeune personne qui se sert de son Tuteur, dont elle est aimée, pour faire parvenir à un jeune homme une lettre où elle lui donne des encouragemens. Elle se sert du nom de sa sœur pour aller rejoindre ce jeune homme la nuit, & échapper à la vigilance tyrannique de son Tuteur. Le Poëte a vu l'irrégularité de cette conduite ; il la couvre par les traits du plus grand Comique, & en donnant des regrets à Isabelle sur la nécessité où elle est d'en user ainsi :

Oui , le trépas cent fois me semble moins à craindre
Que cet hymen fatal où l'on veut me contraindre ;
Et tout ce que je fais pour en fuir les rigueurs,
Doit trouver quelque grace auprès de mes censeurs,

Il n'en est pas de même de Marianne dans l' Avare. Cette jeune personne souffre que depuis Iong-tems son Amant demeure auprès d'elle déguisé en Maître-d'Hôtel. II eût été facile à Moliere de pallier ce défaut, en donnant à Elise de l’indignation contre un Amant qui a fait, malgré elle, une entreprise qu'elle avoit refusé d'approuver, & en lui faisant jurer de révéler tout à son pere, si Valere n'étoit point informé de sa naissance- avant huit jours-

Quelques Critiques severes ont également blâmé le mot du jeune Cléonte à son pere, qui lui donne sa malédiction. Ils prétendent que cette réponse est indécente. L'Auteur semble avoir prévu cette critique, en donnant au jeune homme, dans le commencement de la Piéce , un. caractère intéressant ; & quand il fait cette réponse, on voit que c'est la dureté d'Harpagon qui l'a fait sortir de son caractère. Cette Scène peut donc paroître une leçon donnée aux pères, d'avoir une indulgence éclairée pour leurs enfans, plutôt qu'une leçon de désobéissance aux enfans.

On peut aussi appliquer cette remarque à George Dandin. L'Auteur y introduit une femme qui trompe un mari ridicule, qui a eu sa manie d'épouser une fille noble. Cet exemple est dangereux sans doute, mais le motif de l'Auteur semble l'excuser. Il a voulu porter de grands coups, & faire voir à quoi s'expose un homme qui fait une alliance inégale. Il est difficile de s’y méprendre ; & il n’y a pas une personne de bonne foi, qui n’avoit été plus frappée de cette vérité que du mauvais exemple d'Angélique.

Références :

Corneille, le Cid : le tutoiement entre Rodrigue et Chimène, encore en usage à cette époque, est plein de noblesse et de force.

Corneille, Le Menteur, acte 2, scène 3, vers 530 : un seul vers allant contre les convenances qu'il a été le premier à respecter.

Molière utilise le tutoiement entre les personnages de maîtres dans le Dépit amoureux, mais il ne le fait plus dans les pièces ultérieures. Ce tutoiement ne doit pas exister dans la comédie, car elle reproduit « nos mœurs ».

Molière, l’Avare : Marianne ne devrait pas accepter que son amant soit déguisé en maître d’hôtel, c’est indigne de son statut. On a également critiqué le mot de Cléante après la malédiction de son père (acte 4, scène 5 :HARPAGON. Et je te donne ma malédiction. CLÉANTE. Je n'ai que faire de vos dons).

Molière est également soumis aux convenances : s’il présente dans l'École des maris une jeune fille au comportement contraire aux convenances, il lui prête des regrets (acte 3, scène 1, vers 803-806).

Molière, Georges Dandin : on pourrait s’indigner de voir une femme trompant un mari ridicule, lui même ayant épousé une fille noble; qui n’est donc pas de sa condition. Mais il s’agissait bien de montrer les effets d’une alliance inégale.

Racine, modèle inimitable dans l’art des convenances.

Racine n’emploie pas le tutoiement quand un personnage s’adresse à sa maîtresse : ni Achille, ni Oreste, ni Britannicus.

Racine, Andromaque, acte 4, scène 5, vers 1356 : Hermione emploie le tutoiement, en amante qui se plaint à son amant ; acte 5, scène 3, vers 1546 : elle emploie le tutoiement pour reprocher à Oreste de ne pas l’avoir comprise.

Racine, Bérénice, acte 1, scène 4, vers 259-266 : la déclaration d’Antiochus est, pour Voltaire, « le modèle d’une réponse noble et décente ».

Racine, Britannicus, acte 3, scène 1, vers 774-799 : délicatesse des sentiments dans l’échange entre Burrhus et Néron. Britannicus brave Néron avec la hauteur imprudente d'un jeune Prince passionné ; mais il ne dit pas son secret à Néron imprudemment (le héros tragique ne peut agir avec imprudence).

Racine, Mithridate, acte 4, scène 4, vers 1323-1364 : la manière dont Monime répond à la proposition de Mithridate est un modèle de respect des convenances

Racine, Phèdre, acte 2, scène 5, vers 672 : Phèdre emploie le tutoiement en s'adressant à Hippolyte dans la scène où elle révèle l'amour qu’elle éprouve pour lui.

Critique littéraire :

Voltaire, Commentaire sur Bérénice, voit dans la déclaration d’Antiochus « le modèle d’une réponse noble et décente » (Racine, Bérénice, acte 1, scène 4, vers 259-266).

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