Dénouement
Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
Dénouement.
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 356-364 :
DÉNOUEMENT. C'est le point où aboutit & se résout une Intrigue Dramatique. Nous parlerons d'abord du Dénouement dans la Tragédie.
Quoique les Anciens ayent souvent tiré les Dénouemens de leurs Piéces, du fond des sujets, témoins l'Œdipe & l'Electre de Sophocle, il faut avouer que dans cette partie de l'Art, ils sont très-inférieurs aux Modernes, & souvent au-dessous d'eux-mêmes. Quand l'intrigue & l’embarras étoient au comble, un Dieu ou une Déesse descendoient du Ciel & tranchoient le nœud que le Poëte ne pouvoit dénouer. C'est ainsi qu'Euripide en use dans les deux Iphigénies, dans Oreste, dans Andromaque, dans les Suppliantes, dans Rhésus, dans les Bacchantes, dans Hélene, &c. Les Dénouemens d'Alceste & de Médée ne sont pas moins postiches. Sophocle lui-même se sert de ce moyen dans Philoctete, où Hercule descend du Ciel pour combattre l'opiniâtreté de son ami , & l'envoyer au Siège de Troye.
C'est à cette partie de l'Art Dramatique, que les Modernes semblent s'être le plus attachés. Ils exigent qu'un Dénouement naisse du fond du sujet, & de l' obstacle même qui semble le retarder. Ils veulent qu'il soit préparé sans entrevue ; que l'action, dans un balancement continuel, tienne l'ame des Spectateurs incertaine & flottante jusqu'à son achevement. Tel est le Dénouement de Rodogune, un des plus parfaits du Théâtre François.
II y a plusieurs espèces de Dénouemens : tantôt l'évenement qui doit terminer l'action semble la nouer lui-même. Tel est le meurtre de Gusman dans Alzire, qui redouble le danger de Zamore & de son Amante, & qui est la source de leur bonheur par le généreux pardon que Gusman leur accorde : tantôt il vient tout-à-coup renverser la situation des Personnages, & rompre à la fois tous les nœuds de l'action. C'est ainsi que dans Mithridate la rébellion de Pharnace, en forçant le Roi d'aller combattre les Romains, & en mettant Monime dans le plus grand danger, sert à l'en tirer par la victoire que Mithridate, aidé de Xiphares, remporte sur les Romains ; victoire suivie de la mort du Roi, qui cede Monime à Xipharès. Cet événement s'annonce quelquefois comme le terme du malheur, & il en devient le comble; comme dans Inès, où l'on croit Inès hors de danger par le pardon que lui accorde Alphonse, & où l'on apprend ensuite qu'elle a été empoisonnée secrettement par la Reine. Quelquefois un événement semble être le comble du malheur, & il en devient le terme. C'est ainsi qu'Iphigénie, en allant à l' Autel, hâte le moment où Calchas doit déclarer que les Dieux demandent une autre Iphigénie, Eriphile, qui porta ce nom dans son enfance. Il est des Tragédies dont l'intrigue se résout comme d'elle-même, par une suite de sentimens qui amènent la révolution sans le secours d'aucun incident. Tel est Cinna : mais dans celles-là même, la situation des Personnages doit changer, du moins au Dénouement.
L'art de préparer le Dénouement consiste à disposer l'action, de maniere que ce qui le précede, le produise. II y a, dit Aristote, une grande différence entre les incidens qui naissent les uns des autres, & des incidens qui viennent simplement les uns après les autres. Ce passage lumineux renferme tout l'art d'amener le Dénouement ; mais c'est peu qu'il soit amené, il faut encore qu'il soit imprévu. L'intérêt ne se soutient que par l'incertitude : c'est par elle que l’ame est suspendue entre la crainte & l’espérance ; & c'est de leur mélange que se nourrit l'intérêt. Or plus d'intérêt ni de crainte, dès que le Dénouement est prévu. Ainsi, même dans les sujets connus, le Dénouement doit être caché, c'est-à-dire que, quelque prévenu qu'on soit de la maniere dont se terminera la Piéce, il faut que la marche de l'action en écarte la réminiscence, au point que l'impression de ce qu'on voit, ne permette pas de réfléchir à ce qu'on fait. Telle est la force de l'illusion. C'est par-là que les Spectateurs sensibles pleurent vingt fois à la même Tragédie.
De toutes les péripéties, la reconnoissance est la plus favorable à l'Intrigue & au Dénouement ; à l'Intrigue, en ce qu'elle est précédée par l'incertitude & le trouble qui produisent l'intérêt ; au Dénouement, en ce qu'elle y répand tout à coup la lumiere, & renverse en un instant la situation des Personnages & l'attente des Spectateurs. Aussi a-t-elle été pour les Anciens une source féconde de situations intéressantes & de tableaux pathétiques. La reconnoistance est d'autant plus belle, que les situations dont elle produit le changement, sont plus extrêmes, plus opposées, que le passage en est plus prompt.
A ces moyens naturels d'amener le Dénouement, se joint la machine ou le merveilleux ; non celui dont les Anciens faisoient usage, mais un merveilleux qui a sa vraisemblance dans les mœurs de la Pîéce & dans la disposition des esprits. Quoi qu'il ne soit souvent, aux yeux de la raison, qu'une folie ridicule & bisarre,il n'est pas moins une vérité pour l'imagination séduite par l'illusion, & échauffée par l'intérêt. Toutefois, pour produire cette espéce d'enivrement qui exalte les esprits, & subjugue l'opinion, il ne faut pas moins que la chaleur de l’enthousiasme. Une action où doit entrer le merveilleux, demande plus d'élévation dans le style & dans les mœurs, qu'une action toute naturelle. II faut que le Spectateur, emporté hors des choses humaines par la grandeur du sujet, attende & souhaite l'entremise des Dieux dans des périls ou des malheurs dignes de leur assistance :
Nec Deus intersit nisi dîgnus vindice nodus.
C'est ainsi que Corneille a préparé la conversion de Pauline ; & il n'est personne qui ne dise avec Polyeucte :
Elle a trop de vertus pour n'être pas Chrétienne.
On ne s'intéresse pas de même à la conversion de Félix.
Mais tout sujet tragique n'est pas susceptible de merveilleux. Il n'y a que ceux dont la Religion est la base, & dont l'intérêt tient, pour ainsi dire, au Ciel & à la Terre, qui comportent ce moyen. Tel est celui de Polyeucte qu'on vient de citer ; tel est celui d'Athalie, où les prophéties de Joas sont dans la vraisemblance, quoique peut-être hors d'œuvre. Tel est celui d'Œdipe, qui ne porte que sur un Oracle. Dans ceux-là l'entremise des Dieux n'est pas étrangere à l’action.
Aristote n'admet le merveilleux que dans les sujets dont la constitution est telle, qu'ils ne peuvent s'en passer ;en quoi l'Auteur de Sémiramis est d'un avis précisément contraire. Je voudrois sur-tout, dit-il, que l’intervention de ces êtres surnaturels ne parût pas absolument nécessaire ; & sur ce principe, l'ombre de Ninus vient empêcher le mariage incestueux de Semiramis avec Ninias, tandis que la seule lettre de Ninus, déposée dans les mains du Grand-Prêtre, auroit suffi pour empêcher cet inceste. Quel est de ces deux sentimens le mieux fondé en raisons ? Le dernier a, du moins, l'expérience pour lui.
Le Dénouement doit-il être affligeant ou consolant ? Nouvelle difficulté, nouvelles contradictions. Aristote exclut de la Tragédie les caractères absolument vertueux & absolument coupables. Le Dénouement, à son avis, ne peut donc être ni heureux pour les bons, ni malheureux pour les méchans. II n'admet que des Personnages coupables & vertueux à demi , qui sont punis à la fin de quelque crime involontaire ; d'où il conclut que le Dénouement doit être malheureux. Socrate & Platon vouloient au contraire que la Tragédie se conformât aux Ioix, c'est-à-dire qu'on vît sur le Théâtre l'innocence en opposition avec le crime ; que l'une fût vengée , & l'autre fût puni. Si l'on prouve que c'est-là le genre de Tragédie non-seulement le plus utile, mais le plus intéressant, le plus capable d'inspirer la terreur & la pitié, ce qu'Aristote lui refuse, on aura prouvé que le Dénouement le plus parfait à cet égard, est celui où succombe le crime, & où l'innocence triomphe, sans prétendre exclure le genre opposé.
Le Dénouement doit fixer la destinée de tous les principaux Acteurs. Les Poëtes médiocres employent d'ordinaire plusieurs Acteurs pour cacher leur stérilité ; & quand le Dénouement approche, ils n'ont d'autre secret pour s'en délivrer, que de supposer qu'ils se défont eux-mêmes par le fer ou le poison. Ce n'est pas la quantité de sang répandu, c'est la maniere dont il est versé, qui rend un Dénouement tragique.
Nous ne souffrons point qu'on ensanglante le Théâtre, si ce n'est dans des occasions extraordinaires, dans lesquelles on sauve, autant qu'on peut, cette atrocité. Aristote remarque que la plus foible des catastrophes est celle dans laquelle on commet de sang-froid une action atroce, qu'on a voulu commettre. Elle n'est supportable que lorsqu'elle est absolument nécessaire, ou lorsque le meurtrier a les plus violens remords.
Les Dénouemens sont toujours froids & vicieux, lorsqu'ils n'ont point ce qu'on appelle la Péripétie.
Ce qui arrive dans un cinquieme Acte sans avoir été préparé dans les premiers, ne fait jamais une impression violente. On doit rarement introduire au Dénouement un Personnage qui ne soit annoncé & attendu.
Tout doit être sentiment ou action ; la terreur & la pitié doivent s'emparer de tous les cœurs.
On doit très-rarement violer la régle, qui veut que la reconnoissance précède la catastrophe. Cette régle est dans la nature ; car lorsque la péripétie est arrivée, quand le Tyran est tué, personne ne s'intéresse au reste.
Un Dénouement, devenu trivial sur notre Théâtre, & dont les Poëtes doivent se défier, c'est celui que la Bruyere a si heureusement tourné en ridicule : les mutins n'entendirent plus raison, dit-il ; Dénouement vulgaire de Tragédie.
Dans la Comédie, le Dénouement n'est, pour l'ordinaire, qu'un éclaircissement qui dévoile une ruse, qui fait cesser une méprise, qui détrompe les dupes, qui démasque les fripons, qui achéve de mettre le ridicule en évidence. Comme l'amour est introduit dans presque toutes les Comédies, & que la Comédie doit finir gaiement, on est convenu de la terminer par le mariage. Mais dans les Comédies de caractère, le mariage est plutôt l'achévement que le Dénouement de l’action. Le Dénouement de la Comédie a cela de commun avec celui de la Tragédie, qu'il doit être préparé de même, naître du fond du sujet & de l’enchaînement des situations. II a cela de particulier, qu'il exige à la rigueur la plus exacte vraisemblance, & qu'il n'a pas besoin d'être imprévu. Souvent même il n'est Comique qu'autant qu'il est annoncé. Dans la Tragédie, c'est le Spectateur qu'il faut séduire: dans la Comédie, c'est le Personnage qu'il faut tromper ; & l'un ne rit des méprises de l'autre, qu'autant qu'il n'en est pas de moitié. Ainsi lorsque Moliere fait tendre à George Dandin le piège qui amène le Dénouement, il nous met dans la confidence- Dans le Comique attendrissant , le Dénouement doit être imprévu, comme celui de la Tragédie, & pour la même raison. On y employé aussi la reconnoissance, avec cette différence, que le changement qu'elle cause, est toujours heureux dans ce genre de Comédies, & que dans la Tragédie il est souvent malheureux. La reconnoissance a cet avantage, soit dans le Comique de caractère, soit dans le Comique de situation, qu'elle laisse un champ libre aux méprises, source de la bonne plaisanterie, comme l'incertitude est la source de l'intérêt. Dans la Comédie, l’action finit heureusement par un trait de caractère : Et moi, dit l' Avare, je vais revoir ma chere cassette.
L'Irrésolu dit en s'en allant :
J'aurois mieux fait, je crois, d'épouser Célimene.
II reste quelquefois des éclaircissemens à donner sur le fsrt des Personnages c'est ce qu'on appelle Achèvement. Les sujets bien constitués n'en ont pas besoin ; tous les obstacles sont dans le nœud, toutes les solutions dans le Dénouement.
Le grand art, en fait de Dénouement & de reconnoissance , est de les amener de maniere qu'un mot, un coup-d'œil suffise pour instruire ceux des Personnages, auxquels il seroit difficile de rendre raison autrement de ce qui s'est passé. Les Dénouemens les plus défectueux sont ceux qui demandent un long récit, pour apprendre aux Acteurs ce que les Spectateurs savent déja. Moliere, si supérieur dans toutes les autres parties de son Art, est défectueux dans presque tous ses Dénouemens. Toutefois on peut citer comme modèles celui de l'Ecole des Maris, celui de l'Amour Médecin, celui de la Princeste d'Elide, & quelques autres. Celui du Misanthrope n'a d'autre défaut, que d'être peu intéressant. Le Dénouement du Tartuffe, quoiqu'il ne naisse pas du sujet, a trouvé d'illustres défenseurs.
Références :
Pièces :
Corneille, Cinna : le dénouement a lieu sans incident extérieur, par le changement des sentiments d’Auguste.
Corneille, Polyeucte, acte 4, scène 3 : la conversion de Pauline est jugée nécessaire par Polyeucte, vers 1268 (intervention du merveilleux ?).
Corneille, Rodogune : son dénouement réunit toutes les qualités attendues : il naît du fond du sujet et de l’obstacle, il est préparé sans entrevue, il met fin à une intrigue qui tenait jusque là le spectateur en haleine.
Destouches (Philippe Néricault, dit, 1680-1754), l’Irrésolu s’achève sur un dernier trait de caractère, le personnage regrettant sa décision (dernier vers de la pièce).
Euripide utilise souvent une intervention divine pour dénouer l’intrigue de ses pièces : Iphigénie en Aulide, Iphigénie en Tauride, Oreste (Electre ?), Andromaque, les Suppliantes, Rhésus, les Bacchantes, Hélène, etc.
Euripide, Alceste et Médée ont des dénouements « postiches » (intervention divine quand plus rien ne permet à l’auteur de trouver un dénouement).
Houdar de La Motte (Antoine, 1672-1731), Inès de Castro : le dénouement retourne le bonheur qu’on croyait à portée des personnages en malheur extrême, Inès semblant pardonnée par Alphonse meurt empoisonnée par la Reine.
Molière, défectueux dans presque tous ses dénouements, à l’exception de « celui de l'École des Maris, celui de l'Amour Médecin, celui de la Princesse d'Elide, & quelques autres ». Et celui du Misanthrope n’a d’autre défaut d’être peu intéressant...
Molière, l’Avare : la pièce finit sur un trait de caractère, qui montre que le personnage persiste dans son égarement.
Molière, Georges Dandin : le dénouement des comédies repose sur la tromperie d'un personnage (ici, Georges Dandin) par la ruse, le spectateur riant de le voir se laisser prendre.
Racine, Athalie, acte 3, scène 7 : les prophéties de Joas (Joad) sont jugées vraisemblables.
Racine, Iphigénie : le dénouement met fin au malheur qui semble inévitable, puisqu’Iphigénie échappe à la mort par cette Eriphile qui, autrefois appelée Iphigénie, était celle que l’oracle désignait pour le sacrifice.
Racine, Mithridate : le dénouement consiste en un retournement des personnages : la mort de Mithridate, provoquée par la révolte de Pharnace qui a soulevé les troupes en leur faisant croire que le roi se proposait de les emmener en Italie combattre les Romains, permet le mariage de Monime avec Xipharès.
Sophocle utilise pour le dénouement de Philoctète l’intervention d’Hercule descendu du ciel pour convaincre son ami d’aller combattre à Troie.
Voltaire, Alzire ou les Américains (1736) : le dénouement naît de ce qui nouait l’intrigue (le meurtre de Gusma, par Zamore devrait entraîner la catastrophe, mais Gusman pardonne à son meurtrier, et Zamore peut épouser Alzire.
Voltaire, Œdipe : la pièce repose sur un oracle (le mot oracle figure 13 fois dans la pièce).
Voltaire, Sémiramis, acte 3, scène 6 : l’apparition de l’ombre de Ninus vient redoubler l’effet que sa lettre suffisait à provoquer (empêcher le mariage incestueux de Sémiramis avec Ninias).
Critique littéraire :
Aristote, Poétique : distingue les dénouements amenés par des incidents qui naissent les uns des autres, et les dénouements qui viennent simplement l’un après l’autre. Le dénouement doit être imprévu, pour tenir le spectateur en haleine. Refus du merveilleux, sauf pour les sujets où il est indispensable. Il n’admet pas de caractères entièrement vertueux ou coupables, ils doivent être coupables et vertueux à demi, et le dénouement doit être malheureux.
Horace, Art poétique, vers 191 : « Nec Deus intersit nisi dîgnus vindice nodus » (Et qu’un Dieu n’intervienne pas, si ce n’est pour une intrigue digne d’un tel intercesseur).
La Bruyère se moque des dénouement construits sur le refus de se rendre des personnages : « les mutins n'entendirent plus raison » (Les Caractères, Des ouvrages de l’esprit, 51 : « une dernière scène où les mutins n’entendent aucune raison »).
Voltaire pense, contre Aristote, que le merveilleux peut intervenir, même là où il n’est pas indispensable.
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