Développements

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Développements.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 367-373 :

DÉVELOPPEMENS. A proprement parler, tout est Développement au Théâtre, puisque les Personnages ne doivent paroître que pour développer ou leurs intérêts ou leurs passions. Mais on donne plus particulièrement ce nom à ces sentimens naturels, mais délicats, à ces nuances fixes, à ces mouvemens involontaires, dont l'ame ne se rend pas compte. L'art de rendre avec intérêt ces détails, est ce qu'on appelle l'art des Développemens. C'est peut-être celui qui est le plus nécessaire au Poëte Dramatique, du moins s'il aspire à des succès soutenus. Racine & M. de Voltaire sont des modèles admirables en ce genre. C'est par-là sur-tout, que Racine a relevé la foiblesse de certains rôles d'Amoureux. Voyez la Scène où Néron déclare son amour à Junie. La Princesse avoue qu'elle aime Britannicus :

.    .    .    .    .    .Je lui fus destinée,
Quand l'Empire devoit suivre son hymenée ;
Mais ces mêmes malheurs qui l'en ont écarté,
Ses honneurs abolis, son Palais déserté,
La suite d'une Cour que sa chute a bannie,
Sont autant de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez, conspire à vos désirs ;
Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs.
L'Empire en est pour vous l'inépuisable source;
Ou si quelque chagrin en interromps la course,
Tout l’Univers, soigneux de les entretenir,
S'empresse à l'effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul ; quelqu'ennui qui le presse,
ll ne voit, dans son sort, que moi qui l'intéresse,
Et n'a pour tout plaisir, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

Voyez encore la Scène où Britannicus vient reprocher à Junie son infidélité :

De mes persécuteurs j'ai vu le Ciel complice ;
Tant d'horreurs n'avoient point épuisé son courroux :
Madame, il me restoit d'être oublié de vous.

Junie.

Dans un tems plus heureux, ma juste impatience
Vous feroit repentir de votre défiance.
Mais Néron vous menace ; en ce pressant danger,
Seigneur j'ai d'autres soins que de vous affliger :
Allez, rassurez-vous ; & cessez de vous plaindre :
Néron nous écoutoit & m'ordonnoit de feindre.

Britannicus.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
De quel trouble un regard pouvoit me préseryer .
II falloit....

Junie

                   Il falloit me taire & vous sauver.
Combien de fois, hélas ! puisqu'il faut vous le dire,
Mon cœur, de son désordre alloit-il vous instruire ?
De combien de soupirs, interrompant le cours,
Ai-je évité vos yeux que je cherchois toujours !
Quel tourment de se taire en voyant ce qu'on aime!
De l'entendre gémir, de l'affliger soi-même,
Lorsque, par un regard, on peut le consoler !
Mais quels pleurs ce regard auroit-il fait couler ?
Ah ! dans ce souvenir, inquiete, troublée,
Je ne me sentois pas assez dissimulée.
De mon front effrayé je craignois la pâleur ;
Je trouvois mes regards trop pleins de ma douleur :
Sans cesse il me sembloit que Néron en colere,
Me venoit reprocher trop de soin de vous plaire.
Je croyois mon amour vainement renfermé ;
Enfin j'aurois voulu n'avoir jamais aimé.

Quelle vérité ! quelle finesse de sentiment & quel style ! C'est ce langage enchanteur qui soutient la Tragédie de Bérénice.

Je ne citerai plus que la Scène où Atalide exige de Bajazet, qu'il promette à Roxane de l’épouser.

Atalide.

. Vos bontés pour une infortunée,
Ont assez disputé contre la destinée.
Il vous en coûte trop, pour vouloir m'épargner ;
Il faut vous rendre ; il faut me quitter & régner.

Bajazet.

Vous quitter ?

Atalide.

                      Je le veux : je me suis consultée.
De mille soins jaloux jusqu'alors agitée,
Il est vrai, je n'ai pu concevoir sans effroi,
Que Bajazet pût vivre & n'être plus à moi ;
Et lorsque quelquefois, de ma Rivale heureuse,
Je me représentois l'image douloureuse,
Votre mort, pardonnez aux fureurs des Amans,
Ne me paroissoit pas le plus grand des tourmens :
Mais à mes tristes yeux votre mort préparée,
Dans toute son horreur ne s'étoit pas montrée.
Je ne vous voyois pas ainsi que je vous vois,
Prêt à me dire adieu pour la derniere fois.
Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
Vous allez de la mort affronter la présence.
Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirs
De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs.
Mais hélas ! épargnez une ame plus timide;
Mesurez vos malheurs aux forces d'Atalide,
Et ne m'exposez point aux plus vives douleurs,
Qui jamais d'une Amante épuiserent les pleurs.

Bajazet.

Et que deviendrez-vous, si de cette journée
Jc célebre à vos yeux ce funeste hymenée ?

Atalide.

Ne vous informez point ce que je deviendrai :
Peut-être à mon destin, Seigneur, j'obéirai.
Que sais-je ? A ma douleur je chercherai des charmes ;
Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes,
Qu'à vous perdre pour moi vous étiez résolu ;
Que vous vivez ; qu'enfin c'est moi qui l'ai voulu,

Quel intérêt ! quelle délicatesse ! quelle connoissance profonde du cœur humain ! II n'y a à reprendre dans ce morceau , que ce Vers-ci :

Ne vous informez pas ce que je deviendrai.

Cette phrase étoit alors exacte. Il seroít aisé de substituer :

Ne me demandez point ce que je deviendrai,

L'art des Développemens est sur-tout nécessaire dans les Scènes, où un Personnage veut cacher un sentiment qui le domine, & en feindre un autre qu'il n'a pas. Telle est la Scène où Hermione s'efforce de retenir sa colere contre Pyrrhus. Elle s'est fait violence jusqu'au moment où Pyrrhus paroît croire n'avoir jamais été aimé, & ajoute :

Rien ne vous obligeoit à m'aimer en effet.

Hermione.

Je ne t'ai point aimé, cruel ! qu'ai-je donc fait ?

Telle est la Scène où Mithridate feint de vouloir donner Monime à Xipharès. La Prmcesse donne dans le piège , découvre son secret & s'écrie :

Seigneur, vous changez de visage.

Telle est la Scène où Ariane, prête à éclater en reproches contre la perfidie de Thésée , lui dit :

Approchez-vous Thésée; & perdez cette crainte.

La Scène où Orosmane se croyant trahi par Zaïre, feint pour elle une indifférence & un mépris, qu'il va désavouer avec transport. II faut au Poëte une grande connoissance du cœur humain, pour saisir le moment où le Personnage doit laisser échapper le sentiment dont il est plein.

L'art de ces Développemens délicats n'est guères moins nécessaire à la Comédie. Les modèles en ce genre font les Scènes de raccommodement dans le Dépit Amoureux, dans le Tartuffe. On en trouve une à peu- près pareille dans la Mere Coquette, ou les Amans Brouillés de Quinaut, une autre dans Melanide. On peut citer encore la belle Scène, où le Misanthrope vient demander à la Coquette l'explication d'une lettre qu'il croit adressée à un de ses Rivaux. Il commence par de l'emportement. Célimene lui répond :

Mais si c'est une femme à qui va ce billet  ?
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .

Alceste.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
Voyons, voyons un peu, par quel biais, de quel air
Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;
Et comment vous pourrez tourner pour une femme,
Tous les mots d'un billet qui montre tant de flamme ?
Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
Ce que je m'en vais lire.....

Célimene.

                                       II ne me plaît pas , moi.
Je vous trouve plaisant d'user d'un tel empire,
Et de me dire au nez ce que vous m'osez dire !

Alceste finit par demander en grace, qu'on daigne au moins prendre quelques soins pour le tromper.

Voici une Scène que M. de Fontenelle cite comme le modèle d'un Développement très-heureux.

Qu'un Amant mécontent de sa Maîtresse, s'emporte jusqu'à dire qu'il ne perd pas beaucoup en la perdant, & qu'elle n'est pas trop belle, voilà déja le dépit poussé assez loin. Qu'un ami à qui cet Amant parle, convienne qu'en effet cette personne n'a pas beaucoup de beauté, que, par exemple, elle a les yeux trop petits ; que sur cela, l'Amant dise que ce ne sont pas ses yeux qu'il faut blâmer, & qu'elle les a très-agréables ; que l'ami attaque ensuite la bouche, & que l'Amant en prenne la défense : le même jeu sur le teint, sur la taille ; voilà un effet de passion peu commun, fin, délicat, & très-agréable à considérer. C'est une Scène tirée du Bourgeois-Gentilhomme. Nos Ouvrages Dramatiques & nos bons Romans font pleins de traits de cette espèce ; & les François ont en ce genre poussé très-loin la science du cœur.

Références :

Pièces :

Thomas Corneille, Ariane, acte 3, scène 4, vers 913 : prête à éclater en reproches, Ariane masque ses sentiments et s’adresse à Thésée en se contenant.

Molière, le Bourgeois gentilhomme, acte 3, scène 9 : Cléonte dénigrant Lucile son amante, et Covielle défendant le charme de la jeune fille.

Molière, le Dépit amoureux, acte 4, scène 3 : scène de raccommodement entre amoureux.

Molière, le Misanthrope, acte 4, scène 3, vers 1344-1358 : la scène d’explication entre Célimène et Alceste, à propos d’un certain billet. Pour Fontenelle, cette scène est « le modèle d'un Développement très-heureux ».

Molière, Tartuffe, acte 2, scène 4 : scène de raccommodement entre Marianne et Valère, sous la haute surveillance de Dorine.

Quinault, la Mère coquette ou les Amants brouillés, acte 1, scène 1 entre les valets (Laurette et Champagne) ; acte 5, scène 7 entre les maîtres (Acante et Isabelle).

Racine, Andromaque, acte 4, scène 5, vers 1355-1356 :cri de colère d’Hermione quand Pyrrhus lui dit qu’elle n’était pas obligée de l’aimer.

Racine, Bajazet, acte 2, scène 5, vers 677-708 : Atalide exige de Bajazet, qu'il promette à Roxane de l’épouser. Intérêt, délicatesse, connaissance du coeur humain. Juste un vers à corriger pour une broutille.

Racine, Bérénice : finesse des sentiments et style, voilà ce qui distingue Bérénice.

Racine, Britannicus, acte 2, scène 3, vers 643-658 : aveu fait par Junie à Néron de son amour pour Britannicus. acte 3, scène 7, vers 980-1014 : Junie répond à Britannicus qui l’accuse d’infidélité.

Racine, Mithridate, acte 3, scène 5, vers 1112 : Monime note le changement de physionomie de Mithridate au rappel de leur amour passé.

Voltaire, Zaïre, acte 4 scène 2 : les sentiments d’Orosmane torturé quand il feint l’indifférence et le mépris envers Zaïre, avant de se désavouer.

Critique littéraire :

Fontenelle considère que la scène entre Alceste et Célimène à propos d’un certain billet, acte 4, scène 3, est « le modèle d'un Développement très-heureux ».

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