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Dialogue

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Dialogue.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 384-394 :

DIALOGUE. Le Dialogue est proprement l'art de conduire l'action par les discours des Personnages ; tellement que chacun d'eux dise précisément ce qu'il doit dire ;, que celui qui parle le premier dans une Scène, l'entame par les choses que la passion & l'intérêt doivent offrir le plus naturellement à son esprit ; & que les autres Acteurs lui répondent ou l’interrompent à propos, selon leur convenance particuliere. Ainsi le Dialogue sera d'autant plus parfait, qu'en observant scrupuleusement cet ordre naturel, on n'y dira rien que d'utile & qui ne soit, pour ainsi dire, un pas vers le Dénouement.

Le Personnage qui parle le premier dans une Scène , peut tomber dans plusieurs défauts.

En ne disant pas d'abord ce qui doit l'occuper le plus, ou faute d'employer les tours que sa passion demanderoit, ou même en s'étendant trop, & ne s'arrêtant pas aux endroits où il doit attendre & désirer qu'on lui réponde.

Les autres peuvent aussi blesser la nature de plusieurs manieres.

1°. En ne répondant pas juste, à moins qu'il n'y eût une raison prise de la situation & du caractère, pour éluder les discours qu'on lui adresse, & qui seroit alors une justesse véritable & même plus délicate, que la justesse prise dans un sens plus étroit.

2°. En ne répondant pas tout ce qu'ils devroient répondre.

3°. En n'interrompant pas où ils devroient interrompre.

C'est encore, ce semble, une manière indirecte de manquer au Dialogue, que de faire sortir des Personnages qui devroient attendre qu'on leur répondît, ou de faire rester ceux qui devroient répondre.

Une des plus grandes perfections du Dialogue, c'est la vivacité ; & comme, dans la Tragédie, tout doit être action, la vivacité y est d'autant plus nécessaire. II n'est pas naturel qu'au milieu d'intérêts violens qui agitent tous les Personnages, ils se donnent, pour ainsi dire, le loisir de se haranguer réciproquement. Ce doit être entr'eux un combat de sentimens qui se choquent, qui se repoussent, ou qui triomphent les uns des autres ; c'est sur-tout dans cette partie, que Corneille est supérieur. Voyez la belle Scène du Cid, où Rodrigue vient demander la mort à son Amante :

N'épargnez point mon sang ; goûtez sans résistance
La douceur de ma perte & de votre vengeance.

Chimene.

Hélas!

Rodrigue.

            Ecoute-moi.

Chimene.

                                Je me meurs.

Rodrigue.

                                                    Un moment.

Chimene.

Va, laisse-moi mourir.

Rodrigue.

                                    Quatre mots seulement.
Après, ne me répons qu'avecque cette épée.

Chimene.

Quoi ! du sang de mon pere, encor toute trempée !

Rodrigue.

Ma Chimene.

Chimene.

                      Ote-moi cet objet odieux,
Qui reproche ton crime & ta vie à mes yeux.

Rodrigue.

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
Pour croître ta douleur & pour hâter ma peine.

Chimene.

Il est teint de mon sang.

Rodrigue.

                                       Plonge-le dans le mien.

Et la fin de la Scène paroît encore au-dessus.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
Ton malheureux Amant aura bien moins de peine
A mourir par ta main, qu'à vivre avec ta haine.

Chimene.

Va, je ne te hais point.

Rodrigue.

                                   Tu le dois.

Chimene.

                                                    Je ne puìs.

Rodrigue.

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
Que je meure.

Chimene.

                        Va t'en.

Rodrigue.

                                     A quoi te résous tu ? &c.

On a cité, avec raison, comme une beauté de Dialogue du premier ordre, la cinquième Scène du troisième Acte de Cinna. Emilie a déterminé Cinna à ôter la vie à Auguste. Cinna s'y est engagé ; mais il se percera le sein du même poignard dont il aura vengé sa Maîtresse. Emilie reste avec sa Confidente. Dans son trouble, elle s'écrie :

                                  Cours après lui , Fulvie :
Et si ton amitié daigne me secourir,
Arrache-lui du cœur ce dessein de mourir.
Dis-lui ...

Fulvie.

Qu'en sa faveur vous laissez vivre Auguste.

Emilie.

Ah ! c'est faire à ma haine une loi trop injuste,

Fulvie.

Et quoi donc ?

Emilie.

                    Qu’il achève, & dégage sa foi ;
Et qu'il choisisse après de la mort ou de moi.

C'est ainsi que Corneille conserve le caractère, & qu'il satisfait en un mot à la dignité d'une ame Romaine, à la vengeance, à l'ambition, à l'amour.

Racine semble s'être proposé cette espéce de beauté pour modèle dans Andromaque. Andromaque est forcé d'épouser Pyrrhus pour sauver son fils Aftyanax. Après de grands combats du cœur, elle se croit résolue à tout :

Allons trouver Pyrrhus... Mais non, chere Céphise,
Va le trouver pour moi.

Céphise.

                                     Que faut-il que je dise ?

Andromaque.

Dis-lui que de mon fils l'amour est assez fort...
Mais crois-tu qu'en son ame il ait juré sa mort ?
L'amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?

Céphise.

Madame, il va bientôt revenir en furie.

Andromaque.

Eh bien ! va l'assurer.

Céphise.

                                    De quoi? De votre foi ?

Andromaque.

Hélas ! pour la promettre, est-elle encore à moi ?
O cendres d'un epoux ! ô Trovens ! ô mon pere !
O mon fils ! que tes jours coûtent cher à ta mere !
Allons ...

Céphise.

Où donc, Madame ? & que résolvez-vous ?

Andromaque.

Allons sur son tombeau consulter mon époux.

Dans Cadmus & Hermione, Opéra de Quinaut, il y a, dans la derniere Scène du premier Acte, une très-grande beauté de Dialogue. Cadmus se trouve placé entre Pallas & Junon, dont Tune lui ordonne & l'autre lui défend de secourir la Pr incesse.

Junon.

Pallas, pour les Amans se déclare en ce jour ?
            Qui l'auroit jamais osé croire ?

Pallas.

Qui peut être contre l'amour,
Quand il s'accorde avec la gloire ?

Junon.

Evite un courroux dangereux.

Pallas.

Profite d'un avis fidelle.

Junon.

Fuis un trépas affreux.

Pallas.

Cherche dans les périls une gloire immortelle.

Cadmus.

Entre deux Déités qui suspendent mes vœux ;
Je n'ose résister à pas une des deux.
            Mais je suis l'amour qui m'appelle.

Cadmus accorde le respect qu'il doit à deux Divinités, avec ce qu'il doit à sa gloire & à sa Maîtresse.

On désireroit que Racine eût quelquefois imité le Dialogue vif & coupé de Corneille. On lui reproche de faire souvent dire de suite à un de ses Personnages tout ce qu'il a à dire ; on lui répond de même, & une longue Scène se consume quelquefois en deux ou trois répliques. Il est vrai que chaque discours fait une magnifique fuite de vers qui s'embellissent encore par la continuité. L'effet en est admirable à la lecture ; mais au Théâtre les Scènes en deviennent moins vives ; & si l'on y prend garde, moins naturelles ; parce que les Acteurs étant présens, on les y sent souvent embarrassés de leur silence. M. de Voltaire est le seul qui ait donné quelques exemples de ces traits de répartie & de réplique en deux ou trois mots qui ressemblent à des coups d'escrime poussés & parés en même tems. II y a une Scène d'Œdipe dans ce goût.

Œdipe.

J'ai tué votre époux.

Jocaste.

                                Mais vous êtes le mien;

Œdipe.

Je le suis par le crime.

Jocaste.

                                    Il est involontaire.

Œdipe.

N'importe , il est commis.

Jocaste.

O comble de misere !

Œdipe.

O trop fatal hymen ! ô feux jadis si doux !

Jocaste.

Ils ne sont point éteints ; vous êtes mon époux;

Œdipe.

Non , je ne le suis plus, &c.

Mais il n'est pas nécessaire qu'un Acteur prenne la parole pour avoir part au Dialogue. II y peut entrer par un geste, par un regard , par le seul air de son visage , pourvu que ses mouvemens soient apperçus par l'Acteur qui parle, & qu'ils lui deviennent une occasion de nouvelles pensées & de nouveaux senrimens : alors la continuité du discours n empêche pas qu'il n'y ait une sorte de Dialogue ; parce que l'action muette d'un des Personnages a exprimé quelque chose d'important , & qu elle a produit son effet sur celui qui parle ; comme,

Zaïre, vous pleurez;

Et dans Andromaque,

                               Perfide, je le vois,
Tu comptes les momens que tu pers arec moi.

Tout cela répond à des mouvemens apperçus, qui, quelquefois plus expressifs que la parole, font sentir du moins le Dialogue de la passion dans les endroits même où l'on n'entend qu'un Personnage.

Les maximes générales retardent & affaiblissent le Dialogue, à moins qu'elles ne soient en sentiment, & qu'elles ne soient très-courtes, comme dans cet exemple :

Je connois peu l'amour ; mais j'ose te répondre
Qu'il n'est pas condamné, puisqu'on veut le confondre.

Accomat ne dit là que ce qu'il pense dans l'occasion présente ; & l' Auditeur y découvre en même tems le caractère général de l'amour.

Ce n'est que dans une grande passion, que dans l'excès d'un grand malheur, qu'il est permis de ne pas répondre à ce que dit l’interlocuteur, l'ame alors est toute remplie de ce qui l'occupe & non de ce qu'on lui dit. C'est alors qu'il est beau de ne pas répondre. On flatte Armide sur sa beauté, sur sa jeunesse, sur le pouvoir de ses enchantemens. Rien de tout cela ne dissipe la rêverie où elle est plongée. On lui parle de ses triomphes & des captifs qu'elle a faits. Ce mot seul touche à l'endroit sensible de son ame; sa passion se réveille : elle rompt le silence :

Je ne triomphe pas du plus vaillant de tous.
Renaud....

Mérope, à l’exemple d'Armide, entend, sans l'écouter, tout ce qu'on lui dit de ses prospérités & de sa gloire. Elle avoit un fils ; elle l'a perdu. Elle l'attend. Ce sentiment seul, intéresse.

Quoi ! Narbas ne vient point ! Reverrai-je mon fils ?

Corneille a donné en même tems l’exemple & la leçon de l'attention qu'on doit apporter à la vérité du Dialogue. Dans la Scène d'Auguste avec Cinna, Auguste va convaincre d'ingratitude un jeune homme fort & bouillant, que le seul respect ne sauroit contraindre à l’écouter sans l'interrompre, à moins d'une loi expresse. Corneille a donc préparé le silence de Cinna par l’ordre le plus formel d'Auguste. Cependant , malgré cet ordre, dès que l'Empereur arrive à ce Vers,

Cinna, tu t'en souviens, & veux m'assassiner,

Cinna s'emporte & veut répondre ; mouvement naturel & vrai, que Corneille n'a pas manqué de saisir. C'est ainsi que la réplique doit partir sur le trait qui la sollicite.

On peut compter, parmi les manieres de manquer au Dialogue, un usage vicieux, familier à plusieurs Poëtes, & sur-tout à Thomas Corneille; c'est de ne point finir sa phrase, sa période, & de se laisser interrompre, sur-tout quand le Personnage qui interrompt est subalterne, & manque aux bienséances en coupant la parole à son Supérieur.

Les principes du Dialogue sont les mêmes pour la Comédie. Il doit être celui de la nature même. C'est un des grands mérites de Moliere. On ne voit pas, dans toutes ses Piéces, un seul exemple d'une réplique hors de propos. Ses successeurs ont multiplié les tirades, les portraits, &c. Rien n'est plus contraire à la rapidité du Dialogue. Un Amant reproche à sa Maîtresse d'être coquette ; elle répond par une définition de la Coquette. C'est sur le mot, qu'on répond, & presque jamais sur la chose.

La répartie sur le mot est quelquefois plaisante; mais ce n'est qu'autant qu'elle va au fait. Qu'un Valet , pour appaiser son Maître qui menace un homme de lui couper le nez, lui dise,

Que feriez-vous, Monsieur, du nez d'un Marguillier ?

Le mot est lui-même une raison. La Lune toute entiere de Jodelet est encore plus comique. C'est une naïveté excellente ; & l'on sent bien que ce n'est pas là un de ces jeux de mots que l'on condamne avec raison dans le Dialogue.

Il seroit à souhaiter que la disposition du sujet fût telle, qu'à chaque Scène on parte d'un point pour arriver à un point déterminé : ensorte que le Dialogue ne dût servir qu'aux progrès de l’action. Chaque réplique seroit un nouveau pas vers le dénouement, des chaînons de l'intrigue ; en un mot, un moyen de nouer ou de développer, de préparer une situation, ou de passer à une situation nouvelle. Mais dans la distribution primitive, on laisse des intervalles vuides d'action. Ce sont ces vuides qu'on veut remplir, & de-là les excursions du Dialogue.

Références :

Corneille, le Cid, acte , scène 4, vers 853-864, 961-980 : la scène dans laquelle Rodrigue vient demander la mort à Chimène est un modèle de vivacité.

Corneille, Cinna, acte 3, scène 5, vers 1070-1076 : Emilie tente de concilier son amour pour Cinna et sa haine d’Auguste ; dans sa conversation avec Fulvie transparaît combien elle est déchirée. Acte 5, scène 1, vers 1476 : Cinna a reçu l’ordre de se taire, mais ce vers accusateur prononcé par Auguste, entraîne sa réaction, et il contrevient à l’ordre donné.

Thomas Corneille est coutumier des répliques interrompues, y compris de façon inconvenante, lorsque c’est un subalterne qui coupe la parole à son supérieur.

Molière n’a jamais aucune réplique « hors de propos ».

Molière, les Précieuses ridicules, scène 11 : quand Mascarille évoque la demi-lune (un élément de fortification), Jodelet répond en parlant d’« une lune tout entière », dont on ne sait trop ce qu’elle représente pour lui.

Quinault, Armide, acte 1, scène1, vers 21 : ce premier vers prononcé par Armide montre qu’elle ne se voit pas en triomphatrice. Quand on vante sa puissance, elle ne fait que penser à Renaud.

Quinault, Cadmus et Hermione, acte 1, scène 6, vers 332-342 : Cadmus, pris entre les avis opposés de Junon et de Pallas, choisit de suivre son amour.

Racine n’a pas le dialogue vif et coupé de Corneille et on lui reproche de réduire certains scènes à deux ou trois longues répliques.

Racine, Andromaque, acte 3, scène 8, vers 1037-1048 : le dialogue exprime les hésitations d’Andromaque, pourtant décidée à épouser Pyrrhus pour sauver son fils. Acte 4, scène 5, vers 1375-1376 : exemple montrant que le dialogue n’est pas seul à transmettre les éléments importants (le visage de Pyrrhus laisse voir son impatience).

Racine, Bajazet, acte 4, scène 7, vers 1410-1411 : le propos d’Acomat sur l’amour, qui est ce qu’il pense à ce moment, est vu par le spectateur comme une vérité générale.

Jean-François Regnard, les Ménechmes, acte 3, scène 11, vers 1271 : le bon mot d’un valet apaise son maître.

Voltaire, Mérope, acte 1, scène 1, vers 20 : Mérope exprime son inquiétude de ne pas voir son fils, la seule chose qui l’intéresse.

Voltaire, Œdipe, vers 1133-1138 : bel exemple de « dialogue vif et coupé » entre Jocaste et Œdipe.

Voltaire, Zaïre, acte 4, scène 2, vers 1156 : le fameux « Zaïre, vous pleurez », exemple montrant qu’il n’y a pas que les paroles qui expriment l’essentiel dans le dialogue.

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