Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
INTRIGUE.
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome II, p. 85-89 :
INTRIGUE. Assemblage de plusieurs événemens, ou circonstances qui se rencontrent dans une affaire, & qui embarrassent ceux qui y sont intéressés. Ce mot vient du Latin intricare. L'intrigue est la partie la plus essentielle pour entretenir l'attention & soutenir l'intérêt de curiosité. Elle est le nœud ou la conduite d'une Pièce Dramatique, ou d'un Roman, c'eft-à-dire, le plus haut point d'embarras où se trouvent les principaux Personnages, par l'artifice ou la fourberie de certaines personnes, & par la rencontre de plusieurs évcnemens fortuits qu'ils ne peuvent débrouiller. Il y a toujours deux desseins dans la Tragédie, la Comédie ou le Poëme Epique. Le premier & le principal est celui du Héros : le second comprend tous les desseins de ceux qui s'opposenr à les prétentions. Ces causes opposées produisent aussi des effets opposés, savoir, les efforts du Héros pour l'exécution de son dessein, & les efforts de ceux qui lui sont contraires. Comme ces causes & ces desseins sont le commencement de l'action, de même ces efforts contraires en font le milieu, & forment une difficulté & un nœud qui fait la plus grande partie du Poëme : elle dure autant de tems que l'esprit du Lecteur est suspendu sur l'événement de ces effets contraires. La solution ou dénouement commence,. lorsque l'on commence à voir cette difficulté levée & les doutes éclaircis. Homère & Virgile ont divisé en deux, chacun de leurs trois Poëmes, & ils ont mis un nœud & un dénouement particulier en chaque partie. La premiere partie de l'Iliade est la colère d'Achille, qui veut se venger d'Agamemnon par le moyen d'Hector & des Troyens. Le nœud comprend le combat de trois jours qui se donne en l'absence d'Achille, & consîste d'une part, dans la résistance d'Agamemnon & des Grecs ; & de l'autre, dans l'humeur vindicative & inexorable d'Achille, qui ne lui permet pas de se réconcilier. Les pertes des Grecs & le désespoir d'Agamemnon disposent au dénouement, par la satisfaction qui en revient au Héros irrité. La mort de Patrocle, jointe aux offres d'Agamemnon, qui seules avoient été sans effet, lèvent cette difficulté, & font le dénouement de la premiere Partie. Cette même mort est aussi le commencement de la seconde Partie, puisqu’elle fait prendre à Achille le dessein de se venger d'Hector ; mais ce Héros s'oppose à ce dessein, & cela forme la seconde Intrigue, qui comprend le combat du dernier jour. Virgile a fait dans son Poème le même partage qu'Homère. La première Partie est le voyage & l'arrivée d'Enée en Italie ; la seconde est son établissement. L'opposition qu'il essuie de la part de Junon dans ces deux entreprises, est le nœud général de l'action entière. Quant au choix du nœud & à la manière d'en faire le dénouement, il est certain qu’ils devoient naître naturellement du fond & du sujet du Poëme. Le P. Lebossu donne trois manières de former le nœud d'un Poëme ; la premiere est celle dont nous venons de parler ; la seconde est prise de la Fable & du dessein du Poëte ; la troisieme consiste à former le nœud, de telle sorte que le dénouement en soit une suite naturelle. Dans le Poëme Dramatique, l'Intrigue consiste à jetter les Spectateurs dans l'incertitude sur le sort qu'auront les principaux Personnages introduits dans la Scène ; mais pour cela, elle doit être naturelle, vraisemblable, & prise, autant qu'il se peut, dans le fond même du sujet. 1°. Elle doit être naturelle & vraisemblable ; car une Intrigue forcée ou trop compliquée, au lieu de produire dans l'esprit ce trouble qu'exige l'action théâtrale, n'y porte au contraire que la confusion & l'obscurité, & ce qui arrive immanquablement, lorsque le Poëte multiplie trop les incidens ; car ce n'est pas tant le surprenant & le merveilleux qu'on doit chercher dans ces occasions, que le Vraisemblable ; or rien n'est plus éloigné de la vraisemblance, que d'accumuler dans une action, dont la durée n'est tout au plus supposée que de vingt-quatre heures, une foule d'actions qui pourroient à peine se passer en une semaine ou un mois. Dans la chaleur de la représentation, ces surprises multipliées plaisent pour un moment ; mais à la discussion on sent qu'elles accablent l'esprit, & qu'au fond le Poëte ne les a imaginées que faute de trouver dans son génie les ressources propres à soutenir l'action de sa Pièce par le fond même de sa Fable. De-là tant de reconnoissances, de déguisemens, de suppositions d'état dans les Tragédies de quelques Modernes, donc on ne suit les Pièces qu'avec une extrême contention d'esprit : le Poète Dramatique doit, à la vérité, conduire son Spectateur à la pitié par la terreur, & réciproquement à la terreur par la pitié. Il est également vrai que c'est par les larmes, par l'incertitude, par l'espérance, par la crainte, par les surprises & par l'horreur, qu'il doit le mener jusqu'à la catastrophe; mais tout cela n'exige pas une intrigue pénible & compliquée. Corneille & Racine, par exemple, prodiguent-ils à tout propos les incidens, les reconnoissances & les autres machines de cette nature, pour former leur intrigue ? L'action de Phèdre marche sans interruption, & roule sur le même intérêt, mais infiniment simple, jusqu'au troisieme Acte, où l'on apprend le retour de Thésée. La présence de ce Prince, & la prière qu'il fait à Neptune, forment tout le nœud, & tiennent les esprits en suspens. Il n'en faut pas davantage pour exciter l'horreur pour Phèdre, la crainte pour Hipolyte , & ce trouble inquiétant dont tous les cœurs sont agités dans l'impatience de découvrir ce qui doit arriver. Dans Athalie, le secret du Grand-Prêtre sur le dessein qu'il a formé de proclamer Joas Roi de Judas, l'empressement d'Athalie à demander qu'on lui livre cet enfant inconnu, conduisent & arrêtent comme par dégrés l'action principales sans qu'il soit besoin de recourir à l'extraordinaire & au merveilleux. On verra de même dans Cinna, dans Rodogune, & dans toutes les meilleures Piéces de Corneille, que l'Intrigue est aussi simple dans son principe, que féconde dans ses suites. 2°. Elle doit naître du fond du sujet autant qu'il se peut ; car lorsque la Fable ou le morceau d'histoire que l'on traite, fournit naturellement les incidens & les obstacles qui doivent contraster avec l'action principale, qu'est-il besoin de recourir à des épisodes qui ne font que la compliquer, ou partager & refroidir l'intérêt ? Observez que le Poète Dramatique, qui s'engage à mener deux Intrigues à la fois, s'impose la nécessité de les dénouer dans le même instant. Sans cela, sî la première qui s'achève est la principale, celle qui reste n'est plus supportable. Si au contraire l'Intrigue épisodique abandonne la principale, autre inconvénient. Des Personnages disparoissent tout à coup, ou se rencontrent sans raison ; ce qui mutile & refroidit l'Ouvrage.
Références :
Pièces :
Corneille, Cinna : simplicité de l’intrigue.
Corneille, Rodogune : simplicité de l’intrigue.
Racine, Athalie : l’intrigue ne recourt pas à l’extraordinaire ou au merveilleux, elle découle du secret du Grand Prêtre et du désir d’Athalie de se voir remettre Joas, l’enfant inconnu.
Racine, Phèdre ; simplicité de l’action, qui marche sans interruption, jusqu’au nœud, qui est le retour de Thésée, et son appel à Neptune (acte 4). Toute la suite découle de ce retour.
Critique littéraire :
Lebossu (Père René, 1631-1680), Traité du poème épique (1675), livre 2, De la matière du Poëme Epique, ou de l’Action, chapitre 14, De la manière de faire le nœud, p. 241 : il y a trois manières de faire le nœud d’une épopée ou d’une tragédie.
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