Mœurs

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Mœurs.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome II, p. 244-247 :

MŒURS. Ce mot, à l’égard de l'Epopée, de la Tragédie ou de la Comédie, désigne le caractère, le génie, l'humeur des Personnages qu'on fait parler. Ainsi, le terme de Mœurs ne s'employe point ici selon son usage commun. Par les Mœurs d’un Personnage qu'on introduit sur la Scène, on entend le fonds, quel qu'il soit, de son génie, c'est-à-dire, les inclinations bonnes ou mauvaises de sa part, qui doivent le continuer de telle sorte, que son caractère soit fixe, permanent, &"qu'on entrevoye tout ce que la personne représentée est capable de faire, sans qu'elle puisse se détacher des premières inclinations par où elle s'est montrée d'abord ; car l'égalité doit régner d'un bout à l'autre de la Piéce : il faut tout craindre d’Oreste dès la première Scène. d’Andromaque, jusqu'à n'être point étonnée qu'il assassine Pyrrhus même aux pieds des autels. C'est pour ainsi dire, ce dernier trait qui met le comble à la beauté de son caractère, & à la perfection de ses Mœurs; Voyez la première Scène d'Andromaque entre Oreste & Pylade.

Voilà les traits que Racine employe pour peindre le caractère, le génie, les Mœurs d'Orefte. Quelle conformité de ses sentimens, de ses idées intérieures, avec les actions qu'il commettra ! Quelle façon ingénieure de prévenir le Spectateur sur ce qui doit arriver ! Aristote a raison de déclarer, qu'il faut que les Mœurs soient bien marquées & bien exprimées : j'ajoute encore, qu'il faut qu'elles soient toujours convenables, ou conformes au rang, au tems, au lieu, à l'âge, & au génie de celui qu'on représente sur la Scène : mais il y a beaucoup d'art à faire supérieurement ces sortes de peintures : & tout Poëte qui n'a pas bien étudié cette partie, ne réusira jamais. Il y a une autre espece de mœurs, qui doit régner dans tous les Poëmes Dramatiques, & qu'il faut s'attacher à bien caractériser : ce sont des Mœurs nationales ; car chaque peuple a son génie particulier. Ecoutez les conseils de Despréaux : Voyez son Art Poëtique.

Corneille a conservé précieusement les Mœurs, ou le caractère propre des Romains : il a même osé lui donner plus d'élévation & de dignité. Quelle magnificence de sentiment ne met il point dans la bouche de Cornélie, lorsqu'il la place vis-à-vis de César ?

César, car le destin, que dans les fers je brave, &c.

La suite de son discours renchérit même sur ce qu’elle vient de dire ; & sa plainte est superbe :

César , de ta victoire, écoute moins le bruit, &c.

Le grand Corneille n'a pas essuyé sur cela les reproches que l'on fait à Racine, d'avoir francisé ses Héros, si on peut parler ainsi. Enfin, on n'introduit point des Mœurs comme des modes, & il n'est point permis de .rapprocher les caractères, comme on peut faire le cérémonial & certaines bienséances. Achille, dans Iphigénie, ne doit point rougir de se trouver seul avec Clytemnestre. Le terme de Mœurs veut donc être entendu fort différemment ; & même il n'a trait en façon quelconque à ce quo nous appelions morale ; quoiqu'en quelque sorte elle soit le véritable objet de la Tragédie, qui ne devroit, ce me semble avoir d'autre but que d'attaquer les partions criminelles, & d'établir le goût de la vertu, d'où dépend le bonheur de la société.

Selon Aristote, il y a quatre choses à observer dans les Mœurs ; qu'elles soient bonnes, convenables, ressemblantes & égales. La premiere & la plus importante, c'est qu'elles soient bonnes. On entend par-là, qu'il est nécessaire que le Personnage qu'on veut rendre propre à exciter la pitié ou la terreur, soit digne en effet de notre pitié, c'est-à-dire, qu'il ait un fond de bonté naturelle, qui perce à travers ses erreurs, ses foiblesses ou ses passions. Le Personnage qui doit attirer sur lui l'intérêt, peut donc être coupable, mais non pas vicieux ; & s'il l'a été, on ne doit le savoir qu'au moment qu'il cesse de l'être. Encore le vice qu'on attribue au Personnage intéressant, ne doit il supposer ni méchanceté ni bassesse, mais une foiblesse compatible avec un heureux naturel.

La seconde chose qu'on demande pour les Mœurs théâtrales, c'est qu'elles soient convenables ; c'est à-dire, que le Personnage paroisse sur la Scène avec les passions, les inclinations, les sentimens, qui conviennent à son âge, à son rang, à sa naissance, à son caractère ; qu'on ne donne pas au jeune homme la prudence & la maturité du vieillard; ni à celui-ci, l'étourderie & l'emportement du jeune homme. Suivez en cela le précepte d'Horace : ætatis cujusque notandi sunt tibi mores.

La troisieme, qu’elles soient ressemblantes, c'est-à-dire, que le caractère du Personnage soit conforme à l'idée qu'on en a déjà, ou qu'on en veut donner. Par exemple, qu'Achille soit colere & vindicatif, Médée cruelle, &c. Si le Personnages est inconnu, qu'on le fasse parler & agir conformément au caractère de fureur, de perfidie, d'ambition , ou autre sous lequel on le veut faire connoître. La quatrieme enfin, c'est que les Mœurs soient égales & confiantes. Le Héros doit se montrer jusqu'à la fin, tel qu'on l'a vu d'abord. S'il a paru avec le caractère de l'irrésolu, il faut qu'il conserve ce caractère d'irrésolution jusqu'au bout, & dise encore, après s'être décidé enfin à épouser l'une des deux personnes qui balançaient son choix :

J'aurois mieux fait, je crois, d'épouser,Célimene.

Références :

Pièces :

Corneille, la Mort de Pompée,acte 3, scène 4, vers 985 et suivants : grandeur des sentiments de Cornélie en face de César.

Corneille, la Mort de Pompée,acte 3, scène 4, vers 1011 et suivants : plainte superbe de Cornélie face à César.

Destouches (Philippe Néricault, dit, 1680-1754), l’Irrésolu, acte 5, scène 17 et dernière : il s’agit du dernier vers de la pièce, qui montre bien l’irrésolution du personnage.

Racine, Andromaque : le caractère d’Oreste, dessiné dès la première scène de l’acte 1, reste le même jusqu’au meurtre final de Pyrrhus.

Racine, Iphigénie, acte 3, scène 3 : être seul en tête à tête avec Clytemnestre ne doit pas faire rougir Achille, les bienséances n’étant pas celles du XVIIe siècle.

Critique littéraire :

Aristote, Poétique, 1454a, 15-30, début du chapitre 15, définit les quatre critères qui sont applicables aux mœurs représentées sur la scène : qu’elles soient «  bonnes, convenables, ressemblantes & égales ».

Boileau, Art poétique, chant 3, vers 113-123 : « chaque peuple a son génie particulier », qu’il faut respecter.

Horace, Art poétique, vers 156 : les mœurs des personnages doivent être ceux de son âge.

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