Créer un site internet

Monologues

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Monologues.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome II, p. 252-260 :

MONOLOGUES, ou Discours d'un seul Personnage. Encore que je n'aye point trouvé le terme de Monologue chez les Auteurs anciens qui nous ont parlé du Théâtre, ni même dans le grand Œuvre de Jules Scaliger, lui qui n'a rien oublié de curieux sur ce sujet ; il ne faut pourtant pas laisser d'en dire mon sentiment selon l'intelligence des Modernes, pour ne me pas départir des chofes qui sont reçues parmi eux. Et pour commencer par une observation nécessaire, j'avertirai d'abord, qu'on ne doit pas confondre la Monodie des Anciens, avec ce qu'aucuns appellent maintenant Monologues ; car quoique 1a Monodie soit une Pièce de Poësie chantée ou récitée par un homme seul, l'usage néanmoins l'a restrainte pour signifier les Vers lugubres qui se chantoient par l'un de ceux qui composoient le Chœur, en l'honneur d'un mort ; & l'on tient qu'Olimpe, Musicien, fut le premier qui en usa de la sorte en faveur de Pithon, au rapport d'Aristoxene ; & je m'étonne qu'un Moderne ait dit que la Monodie soit au Poëme composé sous un seul Personnage, tel que sa Cassandre de Lycophron ; car n'étant pas même d'accord avec Scaliger touchant l'intelligence de ce simple terme Poétique, il me semble qu'on peut bien aussi n'approuver pas son opinion. D'ailleurs, il y a des Savans qui ne veulent pas recevoir le mot Grec pour l'entretien d'un homme seul, mais pour un discours par-tout semblable à soi-même, & sans aucune variété. J'estime donc qu'on a dit en notre tems, Monologues, ce que les Anciens appelaient en Grec, Récit d'un seul Personnage, comme ont été plusieurs Eglogues Grecques & Latines, & plusieurs Discours du Chœur dans les premières Comédies , & que Stiblin appelle Ménodie, mettant de ce nombre le Discours d'Electre seul dans Euripide, & un autre encore d'elle-même dans Sophocle, bien qu'elle parle en la présence du Choeur. J'avoue qu'il est quelquefois bien agréable sur le Théâtre, de voir un homme seul ouvrir le fond de son ame, & l'entendre parler hardiment de toutes ses plus secrettes pensées, expliquer tous ses sentimens, & dire tout ce que la violence de sa passion lui suggere ; mais il n'est pas toujours bien facile de le faire avec vraisemblance. Les anciens Tragiques ne pouvoient faire ces Monologues à cause des Chœurs, qui ne sortoient point du Théâtre ; & si ma mémoire ne me trompe, hors celui qu Ajax fait dans Sophocle sur le point de mourir au coin d'un bois, le Chœur étant sorti pour le chercher, je ne crois pas qu'il s'en trouve aucun dans les trente-cinq Tragédies qui restent. Je sais bien que souvent on ne trouve intitulé sur les Scènes, qu'un Acteur ; mais fi l’on y prend garde, on reconnoîtra qu'il n'est pas seul sur le Théâtre, comme nous disons ailleurs, & que son Discours s'adresse à des gens qui le suivent en personne, quoi qu'ils ne point point marqués, dans les impressions.

Quant aux Prologues, ils sont faits ordinairement par des Personnages seuls, mais non pas en forme de Monologues ; c'est une Pièce hors d'œuvre, qui, à la vérité, fait bien partie du Poëme ancien, mais non pas de l'action théâtrale ; c'est un Discours qui se fait aux Spectateurs & en leur faveur, pour les instruire du fond de l'histoire jusqu'à l'entrée du Chœur, où commence précisément l'action, selon Aristote.

Les deux Comiques Latins que nos Modernes ont imités, ont inséré plusieurs Monologues presque en toutes les Comédies que nous en avons ; mais comme il y en a quelques-uns qui sont faits à propos, & d'autres contre toutes raisons, je n'en veux pas faire ici le jugement en détail : je dirai seulement ce que j'estime qu'il faut observer, pour faire un Monologue avec vraisemblance ; & si l'on approuve mes sentimens, l'on pourra juger quels sont les bons & les mauvais, tant chez les Anciens que chez les Modernes. Premierement, il ne faut jamais qu'un Acteur fasse un Monologue en parlant aux Spectateurs, & seulement pour les instruire de quelques circonstances qu'ils doivent savoir ; mais il faut chercher, dans la vérité de l'action, quelque couleur qui l'ait pu obliger à faire ce Discours ; autrement c'est un vice dans la représentation, comme nous avons dit ailleurs. Plaute a souvent pris la licence d'en user ainsi ; & Térence ne l'a pas entièrement évité.

2°. Quand celui qui croit parler seul, est entendu par hasard de quelqu'autre, pour-lors il doit être réputé parler tout bas, d'autant qu'il n'est point vraisemblable qu'un homme seul crie, à haute voix, comme il faut que les Histrions fassent pour être entendus. Je demeure d'accord avec Scaliger, que c'est un défaut du Théâtre ; & je l'excuse avec lui, par la nécessité de la représentation, étant impossible de représenter les pensées d'un homme que par ses paroles ; mais ce qui fait paroître ce défaut sur le Théâtre, c'est quand un autre Acteur entend tout ce que dit celui qui parle seul ; car alors nous voyons bien qu'il disoit tout haut ce qu'il devoit seulement penser : & bien qu'il soit quelquefois arrivé qu'un homme ait parlé tout haut de ce qu'il ne croyoit & ne devoir dire qu'à lui-même, nous ne le souffrons pas néanmoins au Théâtre ; parce que l'on ne doit pas y représenter si grossiérement l'imprudence humaine ; en quoi Plaute a souvent péché. En ces rencontres donc il faut, ou trouver une raison de vraisemblance qui oblige cet Acteur à parler tout haut, ce qui est assez difficile ; car l'excès de la douleur, ou d'une autre passion, n'est pas, à mon avis, suffisant. Il peut bien obliger un homme à faire quelques plaintes en paroles interrompues, mais non pas un Discours de suite & tout raisonné ; ou bien il faudrait que le Poëte usât d'une telle adresse en la composition de ce Monologue, que l'Acteur dût élever sa voix en récitant certaines paroles seulement, & la modérer en d'autres ; & cela, afin qu'il soit vraisemblable que l'autre Acteur, qui l'écoute de loin, puisse entendre les unes, comme prononcées tout haut, & d'une passion qui éclateroit à diverses reprises, mais non pas les autres, comme étant prononcées tout bas. Et pour dire ce qui me semble de cette composition, il faudroit que l'autre Acteur, après la parole prononcée d'une voix fort haute par celui qui feroit ce Monologue, dît quelques paroles d'étonnement ou de joie, selon le sujet, & qu'il se fâchât de ne pouvoir ouïr le reste : quelquefois même, quand l'Acteur qui feroit le Monologue, retiendroit sa voix, il faudroit que l'autre remarquât toutes ses actions, comme d'un homme qui rêveroit profondément, & qui seroit travaillé d'une violente inquiétude : ainsi, peut-être, pourroit on conserver la vraisemblance, & faire un beau jeu de Théâtre ; mais en ce cas, il ne faudrait pas rencontrer des Histrions présomptueux & ignorans, qui s'imaginassent faire tout admirablement, quoiqu'ils ne sçussent rien faire, ne prenant d'autre conseil que celui de leur orgueil & de leur insuffisance ; car, à moins que d'avoir des gens aussi dociles que furent autrefois ceux de la nouvelle troupe du Marais, on auroit bien de la peine à faire réussir une Scène de cette qualité.

La 3e observation touchant les Monologues, est de les faire en telle sorte, qu’ils ayent pu vraisemblablement être faits, sans que la considération de la personne, du lieu, du tems, & des autres circonstances, ait dû l'empêcher. Par exemple, il ne seroit pas vraisemblable qu'un Général d'armée venant de prendre par force une Ville importante, se trouvât seul dans la grande place ; & par conséquent, si l’on mettoit un Monologue en la bouche de ce Personnage, on feroit une chose ridicule ; qu'un grand Seigneur reçût un affront dans la Salle du Palais Royal, & qu'il y demeurât seul, faisant une longue plainte de son malheur en lui-même : il n'y auroit pas d'apparence qu'un Amant eût nouvelle que sa Maîtresse est en quelque grand péril, & qu'il s'amusât tout seul à quereller les Destins, au lieu de courir à son secours. On ne lui pardonneroit pas dans la représentation, non plus que dans la vérité. En ces rencontres,donc, il faut trouver des couleurs pour obliger un homme à faire éclater tout haut sa passion, ou bien lui donner un confident, avec lequel il puisse parler comme à 1’oreille ; en tout cas, le mettre en lieu commode, pour s'entretenir seul & rêver à son aise, ou enfin lui donner un tems propre pour se plaindre à loisir de sa mauvaise fortune. En un mot, par-tout il se faut laisser conduire à la vraisemblance comme à la seule lumière du Théâtre.

Si quelque chose peut prouver que nous nous accoutumons à tout, & que, tout jaloux que nous paroissions de l'imitation de la Nature, le moindre plaisir nous fait passer sur bien des irrégularités, c'est qu'on ne soit pas blessé des Monologues dans les Tragédies, sur-tout quand ils sont un peu longs. Où trouveroit-on dans la Nature, des hommes raisonnables, qui parlassent ainsi tout haut ? qui prononçassent distinctement, & avec ordre, tout ce qui se passe dans leur cœur , Si quelqu'un étoit surpris à tenir tout seul des discours si passionnés & si continus, ne seroit-il pas légitimement suspect de folie ? Et cependant tous nos Héros de Théâtre sont atteints de cette espéce d'égarement. Ils raisonnent, ils racontent même, ils arrangent des projets, se forment des difficultés qu'ils lèvent dans le moment, balancent différens partis des raisons contraires, & se déterminent enfin au gré de leurs passions ou de leurs intérêts ; tout cela comme s'ils ne pouvoient se sentir & fs conseiller eux-mêmes, sans articuler tout ce qu'ils pensent. Où prendre, encore un coup, les originaux de semblables Discoureurs ? On va me dire, sans doute qu'ils font supposés ne pas parler : mais il faudroit alors que, par une supposition plus violente, nous nous imaginassions lire dans leur cœur, & suivre exactement leurs pensées. De quelque façon que nous l'entendions, voilà des idées bien bizarres. N'en sommes-nous pas réduits à avouer, que la force de l'habitude nous fait dévorer les absurdités les plus étranges ? Hazarderai-je là-dessus une pensée qui ne me paroît pas sans fondement ? Ce qui fait qu'on n'est pas blessé d'un Monologue au Théâtre, c'est que, quoique le Personnage qui parle soit supposé seul, il y a cependant une assemblée qui nous frappe. Nous voyons des Auditeurs ; & dès-là, le Parleur ne nous paroît pas ridicule ; ce n'est pas à eux qu'il s'adresse, mais c'est pour eux qu'il s'explique. Cette considération fait disparoître l'autre ; & parce que nous sommes bien-aises d'être instruits, nous oublions que l'Auteur devroit se taire. Aujourd'hui les Monologues conservent la même mesure des Vers que le reste de la Tragédie ; & ce style alors est supposé le langage commun : mais Corneille en a pris quelquefois occasioon de faire des Odes régulieres, comme dans Polieucte & dans le Cid, où le Personnage devient tout-à-coup un Poëte de profession, non-seulement par la contrainte particuliere qu'il s'impose, mais encore en s'abandonnant aux idées les plus poëtiques, & même en affectant des refrains de balade, où il falloit toujours retomber ingénieusement. Tout cela a eu ses admirateurs. Bien des gens sont encore charmés des stances de Polieucte : tant il est vrai que nous ne sommes pas si délicats sur les convenances, & que la coutume donne souvent autant de force aux fausses beautés, que la nature en peut donner aux véritables. Qu'y a-t il à conclure de tout ceci ? C'est que les Poëtes ne doivent se permettre de Monologues, que le moins qu'il est possible ; c'est, quand ils ne peuvent s'en dispenser, d'y éviter au moins la longueur ; car ils pourroient quelquefois être si courts, qu'ils ne blesseroient pas la nature. Il nous arrive, dans la passion, de laisser échapper quelques paroles que nous n'adressons qu'à nous-mêmes : c'est encore de n'y point admettre les raisonnemens, ni à plus forte raison les récits. Quelques mouvemens entrecoupés, quelques résolutions brusques en sont une matiere plus naturelle & plus raisonnable : bien entendu, malgré tout cela, que des beautés exquises de pensées & de sentimens, prévaudroient pour l'effet à ces précautions ; & c'est ce que je sous-entends prefque toujours dans les régles que j'imagine pour la perfection de la Tragédie.

On pardonne un Monologue, qui est un combat du cœur, mais non pas une récapitulation historique. Ces avertissemens au Parterre (où l'Acteur annonce ce qu'il doit faire) ne sont plus permis ; on s'est apperçu qu'il y a très-peu d'art à dire : Je vais agir avec art. Cette faute de faire dire ce qui arrivera, par un Acteur qui parle seul, & qu'on introduit sans raison, étoit très-commune sur les Théâtres Grecs & Latins : ils savoient cet usage, parce qu'il est facile. Mais on devroit dire aux Ménandres, aux Aristophanes, aux Plautes : surmontez la difficulté, instruisez-nous du fait, sans avoir l'air de nous instruire : amenez sur le Théâtre des Personnages nécessaires, qui ayent des raisons de se parler ; qu'ils m'expliquent tout, sans jamais s'adresser à moi ; que je les voye agir & dialoguer ; sinon vous êtes dans l'enfance de l'art. A mesure que le Public s'est plus éclairé, il s'est un peu dégoûté des longs Monologues. Jamais un Monologue ne fait un bel effet, que quand on s’intéresse à celui qui parle, que quand ses passions, ses vertus, ses malheurs, ses foiblesses, sont dans son ame un combat si noble, si attachant, si animé, que vous lui pardonnez de parler trop long tems à soi-même.

C'est dans un Opéra que les Monologues sont plus supportables On n'est point choqué de voir un homme ou une femme chanter seule, & exprimer par le chant les mouvemens de joie, de tendresse, de plaisir, de tristesse dont son ame est atteinte. C'est même souvent dans ces Monologues, que le Musicien déploye tout le brillant de son art. Il peut se livrer à son génie : il n'est point gêné par la présence d'un Interlocuteur qui demande à chanter à son tour.

Les références utilisées dans cet article concernent essentiellement le théâtre antique, et n’évoquent, pour le théâtre moderne, que

Corneille, le Cid, pour les stances de Rodrigue, acte 1, scène 6 et celles de l’Infante, acte 5, scène 2 (mais il y a aussi les monologues de don Diègue, acte 1, scène 4 et acte 3, scène 5).

Corneille, Polyeucte, pour les stances de Polyeucte, acte 4, scène 2 (mais il y a aussi le monologue de Pauline, acte 3, scène 1).

Article très largement recopié de l’abbé d’Aubignac, la Pratique du théâtre (1657), livre troisième, chapitre 8, « des Monologues ». Le chapitre de l’abbé d’Aubignac ne peut évidemment guère parler que de la pratique du monologue dans le théâtre antique, essentiellement pour dire qu’il y est peu présent, et pour désapprouver sauf exception l’utilisation du monologue, considéré hors de la nature et du vraisemblable.

Ajouter un commentaire

Anti-spam