Créer un site internet

Nœud

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Nœud.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome II, p. 299-303 :

NŒUD. Le Nœud est: un événement inopiné qui surprend, qui embarrasse agréablement l'esprit, excite l'attention, & fait naître une douce impatience d'en voir la fin. Le Dénouement vient ensuite calmer l'agitation où on a été, & produit une certaine satisfaction de voir finir une aventure à laquelle on s'est vivement intéressé. Le Nœud & le dénouement sont deux principales parties du Poëme Epique & du Poëme Dramatique. L'unité, la continuité, la durée de radian, les mœurs, les sentimens, les épisodes, & tout ce qui compose ces deux Poëmes, ne touchent que les habiles dans l'Art Poétique, dont ils connoissent les préceptes & les beautés ; mais le Nœud & le Dénouement bien ménagés produisent leurs effets également sur tous les Spectateurs & sur tous les Lecteurs. Le Nœud est composé, selon Aristote, en partie de ce qui s'est passé hors du Théâtre avant le commencement qu'on y décrit, & en partie de ce qui s'y passe ; le reste appartient au Dénouement. Le changement d'une fortune en l'autre, fait la séparation de ses deux parties. Tout ce qui le précède est. de la premiere ; & ce changement, avec ce qui le suit, regarde l'autre. Le Nœud dépend entièrement du choix & de l'imagination industrieuse du Poëte ; & l'on n'y peut donner de régle, sinon qu'il y doit ranger toutes choses selon la vraisemblance ou le nécessaire, sans s’embarrasser le moins du monde des choses arrivées avant l'action qui se présente; les narrations du passé importunent ordinairement, parce qu'elles gênent l'esprit de l'Auditeur, qui est obligé de charger sa mémoire de ce qui est arrivé plusieurs années auparavant, pour comprendre ce qui s'offre à sa vue. Mais les narrations qui se font des choses qui arrivent & se passent derrière le Théâtre depuis l'action commencée, produisent toujours un bon effet, parce qu'elles sont attendues avec quelque curiosité, & font partie de cette action qui se présente. Une des raisons qui donne tant de suffrages à Cinna, c'est qu'il n'y a aucune narration du passé ; celle qu'il fait de sa conspiration à Emilie étant plutôt ua ornement qui chatouille l'esprit des Spectateurs, qu'une instruction nécessaire de particularités qu'ils doivent savoir pour l'intelligence de la suite. Emilie leur fait assez connoître dans les deux premières Scènes, que Cinna conspiroit contre Auguste en sa faveur ; & quand son Amant lui diroit tout simplement que les Conjurés sont prêts pour le lendemain, il avanceroit autant par l'action que par les cent Vers qu'il employe à lui rendre compte, & de ce qu'il leur a dit, & de la manière dont ils l'ont reçu, Il y a des intrigues qui commencent dès la naissance du Héros, comme celle d'Héraclius ; mais ces grands efforts d'imagination en demandent un extraordinaire à l'attention du Spectateur, & l'empêchent souvent de prendre un plaisir entier aux premières représentations, à cause de la fatigue qu'elles lui causent.

Un des grands secrets pour piquer la curiosité, c'est de rendre l'événement incertain. Il faut pour cela que le Nœud soit tel, qu'on ait de la peine à en prévoir le dénouement, & que le dénouement soit douteux jusqu'à la fin ; &, s'il se peut, jusques dans la dernière. Scène. Lorsque dans Stilicon, Félix est tué au moment qu'il va en secret donner avis de la Conjuration à l'Empereur, Honorius voit clairement que Stilicon ou Eucherius, ses deux Favoris, sont les Chefs de la conjuration, parce qu’ils étoient les seuls qui sçussent que l'Empereur devoit donner une audience secrette à Félix. Voilà un Nœud qui met Honorius, Stilicon & Eucherius dans une situation très-embarrassante ; & il est très-difficile d'imaginer comment ils en sortiront. Tout ce qui serre le Nœud davantage, tout ce qui le rend plus malaisé à dénouer, ne peut manquer de faire un bel effet. Il faudroit même, s'il se pouvoit, faire craindre au Spectateur que le Nœud ne se pût pas dénouer heureusement. La curiosité, une fois excitée, n'aime pas à languir ; il faut lui promettre sans cesse de la satisfaire & la conduire cependant sans la satisfaire, jusqu'au terme que l'on s'est proposé ; il faut approcher toujours le Spectateur de la conclusion, & la lui cacher toujours ; qu'il ne sache pas où il va, s'il est possible ; mais qu'il sache bien qu'il avance. Le sujet doit marcher avec vîtesse ; une Scène qui n'est pas un nouveau pas vers la fin, est vicieuse. Tout est action sur le Théâtre, & les plus beaux discours même y seroient insupportabies, si ce n'étoit que des discours. La longue délibération d'Auguste, qui tient le second Acte de Cinna, toute divine qu'elle est, seroit la plus mauvaise chose du monde, si, à la fin du premier Acte, on n'étoit pas demeuré dans l'inquiétude de ce que veut Auguste aux Chefs de la Conjuration qu'il a mandés ; si ce n'étoit pas une extrême surprise de le voir délibérer de sa plus importante affaire avec deux hommes qui ont conjuré contre lui ; s'ils n'avoient pas tous deux des raisons cachées, & que le Spectateur pénètre avec plaisir, pour prendre deux partis tout opposés ; enfin si cette bonté qu'Auguste leur marque n'étoit pas le sujet des remords & des irrésolutions de Cinna, qui font la grande beauté de sa situation. Un dénouement suspendu jusqu'au bout, & imprévu, est d'un grand prix. Camma, pour sauver la vie à Sostrate, qu'elle aime, se résout enfin à épouser Sinorix qu'elle hait, & qu'elle doit haï. On voit dans le cinquième Acte Camma & Sinorix, revenus du Temple où ils ont été mariés ; on sait bien que ce ne peut pas là être une fin ; on n'imagine point où tout cela aboutira, & d'autant moins, que Camma apprend à Sinorix, -qu'elle sait son plus grand crime, dont il ne la croyoit pas instruite, & que quoiqu'elle l'ait épousé , elle n'a rien relâché de sa haine pour lui. Il est obligé de sortir ; & elle écoute tranquillement les plaintes de son Amant, qui lui reproche ce qu'elle vient de faire pour lui prouver à quelle point elle l'aime. Tout est suspendu avec beaucoup d'art , jusqu'à ce qu'on apprenne que Sinorix vient de mourir d'un mal dont il a été attaqué subitement , & que Camma déclare à Sostrate qu'elle a empoisonné la coupe nuptiale, où elle a bu avec Sinorix, & qu'elle va mourir ausi. Il est rare de trouver un dénouement aussi peu attendu , & en même tems aussi naturel.

Références :

Corneille, Cinna : la pièce tire une part de son succès de ce qu’elle ne contient pas de récit d’une action antérieure à ce que montre la pièce.

Corneille, Cinna, acte 2, scène 1 : la longue délibération d’Auguste n’est supportable que parce que la fin de l’acte 1 nous a laissé dans l’incertitude concernant le sort des conjurés.

Corneille, Héraclius : l’action commence avec la naissance du héros, ce qui demande au spectateur de grands efforts d’imagination.

Thomas Corneille, Camma, reine de Galatie (1661) : le dénouement, laissé incertain jusqu’à la fin, le mariage de Camma et de Sinorix ne pouvant constituer le dénouement (la mort de Sinorix, empoisonné par Camma, qui meurt elle aussi empoisonnée).

Thomas Corneille, Stilicon (1660) : l’intrigue repose sur l’incertitude concernant le complot ourdi par Stilicon contre l’empereur Honorius.

Ajouter un commentaire

Anti-spam