Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
Rire théâtral.
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome III, p. 56-61 :
RIRE THEATRAL. Les Philosophes qui ont traité du rire, en ont cherché la cause : les uns dans la joie, les autres dans la folie, d'autres enfin dans l'orgueil. Ce dernier sentiment paroît le plus vraisemblable. En effet, les fous ne rient pas toujours ; & lorsqu'ils cessent de rire, ils n'en sont pas plus raisonnables : on en voir même dont la folie est mélancolique. La source du rire ne se trouve pas non plus dans la joie ; le plus grand des rieurs, le fameux Démocrite, dont le génie profond embrassoit toutes les sciences; qui se retiroit dans les tombeaux d'Abdere, où pour mieux méditer il se creva, dit on, les yeux, ne peut être soupçonné de cette humeur légere, de cette joie inconséquente & folle, à laquelle on attribue le rire. Il faut l'avouer, le rire perpétuel de ce Philosophe, n'avoit d'autre cause que son orgueil excessif. Démocrite ne voyoit dans la vie qu'une farce méprisable & risible. Quoi qu'il en soit, nous n'entrerons pas dans une plus longue discussion sur la cause physique du rire ; & nous nous contenterons de parler du rire Théâtral.
On joue avec succès, à Londres, une Piéce intitulée le Deuil. La Scène de cette Comédie, qui provoque le plus à rire, est précisément celle où il est le plus question de cris, de pleurs, de mort & de catafalque. Le Juré-Crieur passe en revue sa troupe de pleureurs à gages, & leur fait répéter leurs grimaces & leurs contorsions, louant les uns, grondant les autres, &c.
En général, un Acteur chargé des rôles où le Personnage doit faire rire à ses dépens, ne parviendra guères à son but, que par une sorte de dégradation de son être, & qu'en se composant un masque, un ton, un maintien, qui paroisse appeller sur lui la risée du Spectateur. C'étoit le principal talent d'Armand, du fameux Poisson, & sur-tour de notre Preville.
Pourquoi la plûpart des Auteurs actuels font-ils moins rire que Moliere & Regnard ? C'est que leurs Personnages, même les plus plaisants, conservent une teinture de dignité. C'étoit le défaut de Ménandre & de Térence.
Un trop grand intérêt nuit visiblement dans la Comédie à l'action du rire ; il est difficile d'allier ces deux mobiles incohérans.
La surprise est de tous les ressorts le plus propre à déterminer le mouvement du rire : l'art d'exciter dans l'ame cette conmotion subite, demande une étude particuliere, qui consiste dans l'usage de quelques moyens oratoires, désignés sous le nom de tropes ou figures. On ne croit pas inutile de rapporter quelques exemples de ces manieres d'exciter le rire par le concours de la surprise.
Par improviste, comme le Valet Carie, dans le Plutus d'Aristophane.
CHRÉMYLE.
Et cette tour que d'ici l'on peut voir ;
Qu'à nos frais Timothée a, dit-on, fait construire ?
CARIE
Que sur toi puisse t-elle chéoir.
Par contradiction dans les termes, comme Sosie dans Amphitrion.
Et j'étois venu, je vous jure ;
Avant que je fusse arrivé.
Par contradiction sous-entendue, comme dans l'Epreuve réciproque, lorsque le faux Financier dit à la fausse Comtesse :
Oui, cette femme-là me coûte soixante mille écus.... ou rien.
Par surabondance, comme dans la même Piéce, où M. Patin dit encore :
Je l'eusse épousé, je pense, sans un vieux mari..., qu'elle avoit encore de reste.
Par contre-sens, comme lorsque l'Avare, pour dire :
Il faut manger pour vivre, & non vivre pour manger ,
se trompe, & dit :
Il faut vivre pour manger, &c.
Par effronterie, comme dans Crispin, rival de son Maître :
Pardonnez-nous cette fripponnerie, à cause de l'habitude.
Par disparate, comme dans ce vers de Regnard :
On ne peut s'empêcher d'en pleurer... & d'en rire.
Par exagération, comme dans ce passage d’Aristophane, où Plutus répond à Chrémyle, qui lui demande comment il traiteroit les bons, si le destin venoit à lui rendre la vue ?
Ah ! pour eux vous me verriez tout faire.
A les bien caresser je mettrois tous mes soins,
Car je n'en ai pas vu depuis mille ans au moins.
Par l'assemblage incohérent de deux expressions, comme les aunes de moutons de M. Guillaume, dans la Comédie de l'Avocat Patelin.
Par contre-attente, comme dans le Fragment de Nærius. Un vieux avare prend pitié d'un jeune homme qu'il voit mener en prison pour dettes : il veut le racheter ; mais la somme qu'on lui demande le décourage à tel point, qu'il se croit obligé de spécifier son refus deux fois & de deux manieres inattendues.
CHÉMIS.
J’ai pitié de ce jeune homme ; pour combien est-il condamné ? Parlez, que vous faut-il ? .... Mille écus .... Je ne vous dis plus rien ; vous pouvez l'emmener.
Il faut nécessairement des dupes sur le Théâtre pour faire rire ; & ces Personnages, très-souvent dupes d'eux-mêmes par leur méfiance, & dupes des autres par leur crédulité sont très-propres à remplir l'objet de la Comédie. En effet, si l'on examine bien la vraie source du rire Théâtral, on verra qu'il naît du plaisir d'intérêt & de la malignité. Ainsi, dans la quatorzieme Scène du second Acte de l'Ecole des Maris, Isabelle feignant d'embrasser son Tuteur, qu'elle déteste, profite de cette situation pour donner sa main à baiser à Valere, son Amant; & elle lui jure une fidélité inviolable, par les expressions amoureuses qu'elle semble adresser à son jaloux, & que celui-ci prend en effet pour lui : l'Amant qui intéresse est parvenu à ce qu'il faisoit désirer pour lui ; de plus, il a trompé un surveillant importun ; alors le plaisir sourit, & la malignité éclate.
Le rire, pour être vif, doit être une saillie de l'ame, & naître de la surprise. Les déguisemens peuvent aussi prêter à la bonne plaisanterie. Telles sont, dans la Comédie du Légataire universel, les métamorphoses de Crispin. La Scène de Cléanthis & de Strabon, dans le Démocrite de Regnard, &c.
Une bonne source du rire Théâtral, est lorsque le geste ou le discours d'un Personnage est contraire à l'idée qu'il a donnée de lui. Par exemple, dans le Cocu imaginaire, Sganarelle, après s'être livré à la crainte qu'il a de Lélio, forme le projet courageux de l’aller attaquer. De même, on ne peut s'empêcher de rire, de voir Arlequin démentant, par le tremblement involontaire de tous ses membres, la hardiesse & la résolution qu'il fait paroître dans ses paroles & ses gestes.
Le rire s'excite encore par les méprises, par les fausses confidences, par les doubles ententes, les étourderies, les supercheries, &c; enfin il y a mille manieres ; il faut un génie né plaisant & comique pour les saisir.
On remarquera ici qu'il y a de la différence entre la plaisanterie de Théâtre, & la plaisanterie de Société. Celle-ci seroit trop foible sur la Scène, & n'y feroit aucun effet. L'autre seroit trop rude dans le monde, & elle offenseroit. Le cynisme, si odieux, si incommode dans la Société, est excellent sur la Scène.
Références :
Alain (Robert,1680-1720), l'Épreuve réciproque (1711), scène 15 : exemple de contradiction sous-entendue. Dans la même scène, un exemple de rire suscité par surabondance.
Aristophane, Plutus : le valet Caris, exemple de l’utilisation de l’improviste pour susciter le rire. Le deuxième exemple pris dans le Plutus figure dans les Observations sur la Poétique française, de M. C... (Amsterdam, 1769, p. 200.
Bruays (David Augustin de, 1641-1723) et Palaprat (Jean de, 1650-1721), l’Avocat Patelin, scène 7 : association incohérente de deux expressions « des aunes de moutons).
Lesage (Alain-René, 1668-1747), Crispin rival de son maître (1704) : scène dernière : Crispin fait rire par l’aveu effronté de sa friponnerie.
Ménandre et Térence ont pour défaut que leurs personnages conservent une teinture de dignité.
Molière et Regnard n’ont pas de vrais successeurs.
Molière, Amphitryon : exemple de rire suscité par Sosie pat une contradiction dans les termes.
Molière l’Avare, acte 3, scène 1 : exemple de rire suscité par un contresens (le fameux « vivre pour manger »).
Molière, l'École des maris, acte 2, scène 14 : le rire naît de la tromperie du tuteur, et du plaisir de voir l’amant satisfait.
Molière, Sganarelle, ou le Cocu imaginaire : Sganarelle passe de la crainte au courage d’aller affronter son rival.
Regnard (Jean-François, 1655-1709), Démocrite (1700) : acte 4, scène 7 : les deux personnages qui se présentent sous une fausse identité découvrent qui ils sont réellement, mari et femme.
Regnard (Jean-François, 1655-1709), les Folies amoureuses (1704), acte 3, scène 6, vers 1014 :exemple de rire suscité par la disparate (pleurer/rire).
Regnard (Jean-François, 1655-1709), le Légataire universel (1708) : les métamorphoses de Crispin, en gentilhomme campagnard, veuve, malade.
Steele (Richard, 1672-1729), les Funérailles anglaises, adapté en français par Rochon Marc-Antoine-Jacques Rochon de Chabannes, 1730-1800) sous le titre le Deuil anglais, comédie en vers, en trois actes (1757), acte 1, scène 10.
Je n’ai pas identifié le « fragment de Nærius ». Il doit s’agir de Nævius (3e siècle avant notre ère) dont il reste peu de traces, et qui est cité par Aulu-Gelle.
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