Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
Scènes doubles.
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome III, p. 117-123 :
SCÈNES DOUBLES. Scènes dans lesquelles deux Personnages s'entretiennent de leurs intérêts particuliers, d'un côté, tandis que deux autres en font autant du leur. On ne peut donner de plus bel exemple de ces sortes de Scènes, que la dixieme de l'Acte troisieme du Bourgeois Gentilhomme, où l'on voit Cléonte & Lucile, qui font amoureux, se faire des reproches, bouder tour à tour, & enfin se raccommoder ; & Covielle & Nicole, leurs Valets, faire de même de leur côté & à leur maniere.
NICOLE Lucile.
Pour moi, j'en ai été toute scandalisée.
LUCILE.
Ce ne peut être, Nicole, que ce que je dis ; mais le voilà,
CLÉONTE à Covielle,
Je ne veux pas seulement lui parler.
COVIELLE,
Je veux vous imiter.
LUCILE.
Qu'est-ce donc, Cléonte, qu'avez-vous ?
NICOLE.
Qu'as-tu donc, Covielle?
LUCILE.
Quel chagrin vous poflede ?
NICOLE.
Quelle mauvaise humeur te tient ?
LUCILE.
Etes-vous muet, Cléonte ?
NICOLE
As-tu perdu la parole, Covielle ?
CLÉONTE.
Que voilà qui est scélérat !
COVIELLE.
Que cela est Judas !
LUCILE.
Je vois bien que la rencontre de tantôt a troublé votre esprit.
CLÉONTE à Covielle.
Ah! ah ! on voit ce qu'on a fait.
NICOLE.
Notre accueil de ce matin t’a fait prendre la chèvre.
COVIELLE à Cléonte.
On a deviné l'enclavure.
LUCILE.
N'est-il pas vrai, Cléonte, que c'est-là le sujet de votre dépit ?
CLÉONTE.
Oui , perfide, ce l'est.
COVIELLE à Nicole
Qu'eu-ci, qu'eu-mi.
LUCILE.
Voilà bien du bruit pour un rien. Je veux vous dire, Cléonte, le sujet qui m'a fait ce matin éviter votre abord.
CLÉONTE voulant s'en aller.
Non, je ne yeux rien écouter.
NICOLE à Covielle.
Je te veux apprendre la cause qui nous a fait passer vîte.
COVIELLE voulant s'en aller.
Je ne veux rien entendre.
LUCILE suivant Cléonte.
Sachez que ce matin ...
CLÉONTE..
Non, vous dis-je.
NICOLE suivant Covielle.
Apprens que....
COVIELLE.
Non, traîtresse.
LUCILE.
Econtez,
CLÉONTE.
Point d'affaire.
NICOLE.
Laisse-moi dire.
COVIELLE.
Je suis sourd.
LUCILE.
Cléonte.
CLÉONTE.
Non.
NICOLE.
Coyielle.
COVIELLE.
Point.
LUCILE,
Arrêtez,
CLÉONTE.
Chansons.
NICOLE.
Entens-moi.
COVIELLE.
Bagatelle.
LUCILE.
Un moment.
CLÉONTE
Point du tout.
NICOLE.
Un peu de patience.
COVIELLE.
Tarare.
LUCILE.
Deux paroles.
CLEONTE
Non, c'en est fait.
NICOLE
Un mot
COVIELLE.
Plus de commerce.
LUCILE s'arrêtant.
Hé bien, puisque vous ne voulez pas m'écouter, demeurez dans votre pensée, & faites ce qu'il vous plaira.
NICOLE s'arrêtant aussi.
Puisque tu fais comme cela, prens-le comme tu voudras.
CLEONTE se retournant vers Lucila.
Sçachons donc le sujet d'un si bel accueil.
LUCILE s'en allant à son tour.
Il ne me plaît plus de le dire,
COVIELLE se retournant vers Nicole.
Apprens-nous un peu cette histoire.
NICOLE s'en allant de même.
Je ne veux plus, moi, te l'apprendre.
CLEONTE suivant Lucile.
Dites-moi.
LUCILE s'en allant toujours.
Non, je ne veux rien dire.
COVIILLE suivant Nicole.
Conte-moi.
NICOLE s'en allant toujours.
Non, je ne conte rien.
CLEONTE
De grace.
LUCILE.
Non, vous dis-je.
COVIELLE.
Par charité.
NICOLE.
Point d'affaire.
CLEONTE
Je vous en prie.
LUCILE.
Laissez-moi.
COVIELLE.
Je t'en conjure.
NICOLE.
Ote-toi de-là.
CLEONTE
Lucile.
LUCILE.
Non.
COVIELLE.
Nicole.
NICOLE.
Point.
CLEONTE.
Au nom des Dieux !
LUCILE.
Je ne veux pas.
COVIELLE.
Parle-moi.
NICOLE.
Point du tout.
CLEONTE.
Eclaircissez mes doutes.
LUCIŁE.
Non, je n'en ferai rien,
COVIELLE.
Guérissez-moi l'esprit.
NICOLE.
Non, il ne me plaît pas.
CLEONTE.
Hé bien, puisque vous vous souciez si peu de me tirer de peine, & de vous justifier, vous me voyez, ingratte, pour la derniere fois ; & je vais loin de vous mourir de douleur & d'amour.
COVIELLE à Nicole.
Et moi, je vais suivre ses pas,
LUCILE à Cléonte, qui veut sortir.
Cléonte.
NICOLE à Covielle, qui s'en va aussi.
Covielle.
CLIONTE s'arrêtant.
Hé !
COVIILLE s'arrêtant.
Plait-il ?
LUCILE.
Où allez-vous ?
CLEONTE.
Où je vous ai dit.
COVIELLE.
Nous allons mourir,
LUCILE.
Vous allez mourir, Cléonte ?
CLEONTE.
Oui , cruelle, puisque vous le voulez.
LUCILE.
Moi, je veux que vous mourriez !
Ils en viennent enfin à l'éclaircissement & au raccommodement. Rien n'est plus propre que cet exemple, à faire voir avec quel art, quelle finesse, quel jeu & quelle vivacité ces Scènes doubles doivent être conduites, & comment elles doivent être dialoguées, pour ne point mettre de confusion dans l'esprit du Spectateur, & pour ramener l'intérêt subalterne au principal. Ces sortes de Scènes bien maniées, font un effet admirable sur le Théâtre.
Référence :
Molière, le Bourgeois gentilhomme, acte 3 scène 10 : modèle de scène de brouille et de réconciliation entre maître et maîtresse, entre valet et suivante.
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