Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
Spectacle satyrique.
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome III, p. 174-181 :
SPECTACLE SATYRIQUE. Ce nom est tiré des Satyres, Divinités champêtres qui faisoient toujours l'ame de ce Spectacle, & nullement de la Satyre, sorte de Poésie médisante qui ne ressemble en rien à celle-ci, & qui lui est fort postérieure. Loin même d'en tirer son origine, Quintilien nous apprend qu'elle est toute Romaine tandis que l'autre est une invention Grecque, peu mise en ouvre par les Romains. Le Poëme Saryrique n'est ni Tragédie ni Comédie ; mais il tient le milieu entre l'une & l'autre. Il tient de la premiere, par la conduire, le dessin, la noblesse de quelques Personnages, le sérieux, le pathétique & le tour de quelques Scènes ; & de la seconde, par la gaieté libre & souvent indécente de quelques jeux de Théâtre, par la versification sautillante & vive ; enfin , par l'issue toujours agréable & comique. Son but principal étoit de remettre les esprits dans une situation plus douce, après les impressions causées par la Tragédie ; & sa matiere ordinaire étoit Bacchus ; soit parce qu'on jouoit ces Piéces dans la joie des Fêtes bachiques, soit pour ne paroître pas avoir entiérement oublié ce Dicu, comme le fit la Tragédie, en s'ennoblissant ; ce qui faisoit dire : Que fait ceci à Bacchus ?
Les quolibets de Village & la licence rustique, assez conforme à celle des Satyres, furent les trois sources des trois Spectacles qui amuserent si longtems Athenes : savoir, le Tragique, le Comique & le Satyrique, sans compter les Mimes, qui sont le quatrieme.
Le Savant Isaac Casaubon va plus loin, & prétend trouver l'origine de tout cela dans la nature même. Il dit que, comme elle est la mere de tous les Arts, elle l'est aussi des Fêtes ; que les Fêtes ont enfanté les danses & les bons mots ; que de la danse est venue la musique, & que les bons mots ont produits tous les spectacles dont nous parlons. On ne sauroit remonter plus haut. Mais, de même que la Tragédie & la Comédie ne prirent leur forme qu'au siécle d'Eschile, de même aussi le Poëme satyrique n'a-t-il été inventé que de son tems. Des Œuvres si semblables pour le plan, doivent avoir eu le même pere.
En effet , à en juger par le Cyclope, on doit reconnoître dans les Spectacles satyriques la marche de la Tragédie & de la Comédie en régle, même évolution de sujet, même tour d'intrigue, même façon de dénouement, nul épisode, nul incident qui retarde l'action. Au contraire, comme cette Piéce n'a guères plus de sept cent vers, il paroît que les Piéces du même genre étoient très-courtes ; & si nous n'avions pas d'autres preuves, l'on seroit bien fondé sur cette brieveté seule, à comparer ces Poëmes aux petites Piéces qu'on donne aujourd'hui à la suite des grands Spectacles. L'on sait, d'ailleurs, que chaque Poëte manquoit peu à joindre une pareille Piéce aux Tragédies qu'il donnoit pour disputer le Prix, & qu'on la représentoit après elles, pour tempérer l'émotion de tristesse qu'elles avoient dû causer. Pour achever la comparaison du genre tragique avec le satyrique, l'on verra que celui-ci avoit une sorte de sérieux différent de la majesté qui régne dans celui-là, des sentences assez relevées, des discours étudiés, d'assez beaux traits de morale ; mais rien d'extrêmement passionné.
Ce Spectacle singulier (en mettant à part son plan) s'éloigne encore plus de la Comédie ancienne, que de la Tragédie : car on n'y verra sur la Scène, ni le Gouvernement, ni les Citoyens d'Athènes, comme chez Aristophane. Le plaisant, bon ou mauvais, avoit ses degrés bien marqués dans l'antiquité. Celui de la Comédie n'étoit pas celui des Mimes ; & le plaisant des Mimes étoit beaucoup moins le plaisant des Piéces satyriques. L'étude profonde du cœur humain, & de tout ce qui pouvoir le réjouir, avoit sous-divisé cela d'une maniere étonnante. C'étoient autant de classes de divertissemens, dont aucune n'osoit anticiper sur les autres, bien éloignée, en ceci, de ces Piéces informes, où l'on confond la Tragédie, la Comédie & l'Opera. Nous voyons que les Anciens observerent dans chaque chaque ordre de divertissement, le caractère qui leur convenoit, à l'imitation de la nature, qui donne toujours à chaque être son espéce , ses propriétés & sa perfection spécifique.
C'est ce que firent les Athéniens par rapport au Spectacle dont il s'agit. Ils s'appliquerent à le cultiver, presque avec autant de soin que le plus noble, dont il n'étoit qu'un délassement. Il fit donc une classe particuliere. Mais étoit-il de nature à durer toujours ? étoit-ce un fonds solide qui méritât d'établir, pour tous les siécles à venir, un genre de Spectacle à part ? Le fait & l'usage contraire semblent d'abord décider que non. Car, avant que de dire ce qu'il est devenu, & en quoi il s'est métamorphosé, on doit avouer que le bouffon у gâte le sérieux & le délicat ; qu'il y a du bas comique pour divertir les acheteurs de noix comme s'exprime Horace ; & qu'enfin ce fut le mauvais goût, l'inconstance & le caprice des Spectateurs, qui lui donna lieu. On se lassa un peu du tragique, qui faisoit pleurer, & du comique, qui faisoit rire. On voulut du merveilleux outré, du bizarre & du nouveau ; mais les Poëtes, en secondant cette manie, ne firent pas tout-à-fait ce qu'on a tenté parmi nous. Loin de se perdre dans des idées nouvelles, ils ne firent que rajeunir les anciennes. Ils se rappellerent les Satyres qui avoient amusé le Peuple dès le premier âge de la Tragédie informe : ils les ajusterent à la mode & sur le goût de la Tragédie formée, qui les avoir exclus dès qu'elle avoit songé à s'ennoblir. Elle souffrit que les Satyres, devenus moins rustiques qu'autrefois, prissent un peu de son air, pour divertir aussi régulierement qu'elle, & moins sérieusement. Les Romains qui suppléerent au vrai Spectacle satyrique des Grecs, par leurs Piéces Atellanes, où il n'entroit point de Satyres, n'introduisirent ces Farces, que pour mitiger un peu le sérieux triste du tragique. D'où il est aisé d inférer que la Poésie en question, considérée, soit par son essence, soit par sa destination, ne devoit pas former un Spectacle immortel, comme le font la Tragédie & la Comédie. Il en est de ce genre bizarre comme des Mimes. C'étoient des avortons de Spectacles. Ils devoient avoir le sort du faux goût , qui est de passer pour renaître ; mais non pas de durer & de plaire toujours.
Cependant, toute méprisable que paroisse au premier coup-d'oil l'Œuvre satyrique, elle mérite une attention particuliere, en ce qu'elle a produit, par un changement imperceptible, une sorte de Spectacle qui a un mérite réel ; c'est la Pastorale. On substitua, quoique tard, des Bergers gracieux à des Satyres effrontés. On mit I'ldylle en action ; & l'on prit un milieu entre le tragique & le comique, qui fit un Spectacle imité de l’un & de l'autre, sans être aucun des deux, quoiqu'on le range, avec raison, dans l'ordre des Comédies. On croit que c'est à l'Italie moderne qu'est dûe cette ingénieuse invention ; &, peut-être, le Spectacle satyrique en a t-il été le modèle autant que l'Eglogue. Des Satyres aux Bergers, le passage est très-naturel.
Les Satyres & les Sylènes, Personnages différens, ou par leur âge, ou par quelqu'autre bizarrerie poétique, composoient le Chœur des Pièces satyriques. Ils lui donnerent leur nom, & en caractériserent l'essence. C'étoient des Divinités fabuleuses, nées du pinceau des Peintres, & de l'imagination des Poëtes. On a peine à le persuader que les Anciens les aient jamais bien sérieusement regardées autrement, que comme des Divinités de la Fable, eux qui les produisoient sur la Scène pour s'en moquer, La peinture qu'ils en faisoient est toute allégorique, par rapport à Bacchus, dont ils étoient les Suivans. Or, sur le pied d'allégorie, l'antiquité réalisoit tout, pour frapper davantage les esprits, non pour leur persuader que tout cela fût réel & divin. Il est visible, par la Piéce du Cyclope, que les Satyres & les Sylenes étoient les bouffons de la populace. Leur caractere cynique, mordant, pétulant & lâche, montre assez qu'on ne les mettoit sur la Scène que pour y servir de jouet.
On peut juger, d'après ces faits, que les Piéces Satyriques étoient des allégories qui recéloient un sens plus fier, que celui qui se présentoit d'abord. Cette idée ne paroît pas sans fondement. Donat dit que la Poésie Satyrique ne nommoit à la vérité personne ; mais qu'elle reprenoit les vices des Citoyens d'une maniere dure & forte.
S'il est difficile, malgré ces autorités & ces exemples, de montrer que l'allégorie ait toujours été l'ame du Poëme Satyrique, au moins prouve-t-on assez qu'elle en a fait quelquefois l'agrément & le sel, aussi-bien que la Parodie. L'on sait du moins que Cratinus fit une Parodie de l'Odyssee d'Homere. La question seroit de savoir, si c'est un Spectacle satyrique à la lettre, ou si ce n'étoit pas plutôt une Comédie dans les formes, comme celles des Grenouilles d'Aristophane. Si l'on montroit bien que la parodie ou l'allégorie eussent été la base de la Poésie satyrique, il y auroit de l'injustice à la regarder comme mauvaise dans la substance, quoique bouffonne. Mais nous n'avons presque rien qui nous porte à le penser ainsi, particuliérement du Cyclope ; non qu'il n'y ait des allusions aussi délicates ; mais, comme elles n'en font pas l'essence, il faut convenir que cette extrême différence entre la Comédie ancienne & cet autre genre de Spectacle, rend ce dernier fort inférieur à la premiere.
Thespis Eterpornia, de Solon, vers la soixantieme Olympiade, fut, selon toute apparence, le premier de ces Auteurs qui fit paroître des Satyres dans son charriot. S'il s'agit d'un Spectacle dialogué, l'on ne sauroit en attribuer l'invention qu'à Eschyle. L'on cite cinq Piéces Satyriques de ce pere des Spectacles, sept ou huit de Sophocle, d'un certain Achæus, cinq d'Euripide, quelques-unes de Xenoclès, de Philoclès, de Morsimus, Poëtes, dont parle Aristophane ; quelques-unes d'Astydamas le fils, de Jophon, & même du Philosophe Platon, qui les brûla, aussi bien que ses Tragédies, sans les représenter. Voilà, à peu-près, tous les Auteurs du beau siécle cités; mais tous leurs Poëtes Satyriques ne le sont pas; & il est hors de doute,qu'ils en ont fait un plus grand nombre que ceux dont on a conservé les noms. En général, tout Poëte tragique étoit en même tems Poète Satyrique, puisque la petite Piéce accompagnoit presque toujours les Trilogies tragiques, pour en faire des Tétralogies complettes. De toutes ces Piéces, nous n'avons d'entier que le Cyclope, qui est d'Euripide.
La Scène est conforme à celle des Spectacles de cette nature : un rocher, un antre, des pâturages, des troupeaux. Les Satyres se couvrent de peaux de chévres. L'action elle-même est moitié sérieuse, moitié burlesque : l'issue en est heureuse pour Ulysse. Le sujet en est historique, comme ceux des Tragédies. En un mot, tout annonce ici un Spectacle Satyrique : car, pour dire quelque chose de la Scène, il y en avoit de trois sortes ; la Scène tragique étoit décorée de colonnes, de frontons élevés, de Statues, & de tout ce qui orne les Palais des Rois. La comique faisoit voir des maisons particulieres, avec leurs balcons & leurs croisées en perspectives, comme les rues ordinaires. La Satyrique enfin étoit parée de bocages, de grottes, de montagnes & d'ornemens champêtres. Les Satyres, vieux & jeunes, les Sylènes, plus ou moins âgés, étoient distingués par des masques grotesques imitant des tétes de chévres. Ces espèces de casques les distinguoient par la coëffure à longs poils. Une peau de bête couvroit négligemment les Satyres. Les Sylènes étoient ornés de fleurs artistement tissues. Les uns & les autres étoient quelquefois représentés par des Pantomimes grimpés sur des échasses, afin de mieux imiter leurs jambes gresles, comme celles des boucs. Le fonds du Spectacle consistoit, ainsi que les autres, dans les vers, le chant & la danse. Mais tout cela étoit plus gai dans la Satyrique, sur-tout la danse, qui avoit été de tout tems affectée aux Satyres.
Références :
Pièces :
Aristophane : ses pièces, moquant le pouvoir, n’ont rien de commun avec le drame satyrique.
Cratinos (poète comique du 5e siècle avant J.-C., aurait écrit une parodie d el’Odyssée, mais on ne sait pas si c’était un drame satyrique ou une comédie.
Euripide, le Cyclope : cet exemple unique de pièce satirique permet de voir les caractéristiques des pièces de ce genre, et en particulier leur brièveté, qui les fait ressembler aux petites pièces de complément jouées avec les tragédies et les comédies. Ces drames satyriques mettent en scène Satyres et Silènes qui étaient « les bouffons de la populace ».
De Thespis Eterpornia de Solon, on ne sait rien. De même pour la liste des auteurs de tragédies cités ensuite, on ne sait rien des drames satyriques qu’ils ont pu écrire.
Critique littéraire :
Isaac Casaubon, humaniste protestant (1559-1614), De satyrica Graecorum poesi et Romanorum satira libri duo (1605), voit dans la nature l’origine du drame satyrique comme de tous les arts. C’est la nature qui fait naître les fêtes qui engendrent les danses et les plaisanteries qui les accompagnent.
Donat (grammairien du 4e siècle de notre ère), auteur d’un Commentaire sur Térence, voit dans le drame satyrique un moyen déguisé de critique politique.
Horace, Art poétique, vers 248-251 : il y a un comique pour les chevaliers, les hommes libres et les riches, et un autre pour les « mangeurs de noix et de pois chiches ».
Quintilien, Institution oratoire, livre 10, chapitre 1 (« Satura tota nostra est »), distingue l’origine de la satire, genre romain, de celle du drame satyrique, genre grec.
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