L'Abbé de l'Epée

L'Abbé de l'Epée, fait historique en 5 actes, en prose ; par le cit. Bouilly. 23 frimaire an 8 (14 décembre 1799).

Théâtre de la République.

La pièce est aussi décrite comme une « comédie historique ».

Titre :

Abbé de l’Epée (l’)

Genre

fait historique

Nombre d'actes :

5

Vers / prose

en prose

Musique :

non

Date de création :

23 frimaire an 8 (14 décembre 1799).

Théâtre :

Théâtre de la République

Auteur(s) des paroles :

Bouilly

Almanach des Muses 1801

Le fameux procès du comte de Solar, rapporté dans les Causes célèbres, paraît avoir fourni à l'auteur le sujet de sa pièce.

L'Abbé de l'Epée, instituteur des sourds-muets, en rencontre un de huit à neuf ans sous les haillons de la misère. Il s'émeut à sa vue, s'intéresse à son sort ; soupçonne, en observant sa physionomie et ses manières, qu'il appartient à une famille distinguée. Il découvre enfin que l'enfant est le fils d'un magistrat de l'une des principales villes méridionales de France. Il les parcourt avec lui, et arrive à Toulouse, où l'enfant reconnaît la maison de ses pères. L'Abbé de l'Epée songe d'abord à s'assurer d'un avocat célèbre qui prenne la défense de son pupille. Il ne doute point que l'oncle de l'enfant ne l'ait envoyé à Paris, abandonné dans une rue pour lui ravir sa fortune. Le crime en effet a été commis. Le comte Darancour s'en est rendu coupable ; mais il a des complices que le remords tourmente, il a un fils vertueux et sensible à qui le crime de son père fait horreur dès qu'il en est instruit. Après divers incidens, heureusement ménagés, le comte Darancour, pressé tour-à-tour par l'Abbé de l'Epée, par l'avocat du jeune sourd-muet, par son fils, par un valet-de-chambre qui le menace d'avouer sa complicité, reconnaît son neveu dans l'élève du vertueux istituteur, et consent à ce qu'il reprenne son nom nom et rentre dans ses biens.

Un très-grand intérêt. Les rôles de l'Abbé de l'Epée, de Darancour, de son fils et de l'avocat, très-bien dessinés ; celui du jeune sourd-muet toujours en situation, est joué supérieurement par mademoiselle Vanhove. Une intrigue amoureuse un peu froide.

Succès brillant et mérité.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez André, an huitième :

L’Abbé de l'Épée, comédie historique, en cinq actes et en prose, Par J*** N** Bouilly, membre de la Société Philotechnique. Représentée, pour la première fois, au Théâtre Français de la République, le 23 frimaire an VIII.

.       .      .      .      » Et ipse
» Notus in fratres animi paterni. »

Hor. I., I.

« Je me suis montré plein d’amour paternel
                 envers mes frères. »

L’Esprit des journaux français et étrangers, vingt-neuvième année, tome IV, nivôse an 8 [décembre 1799-janvier 1800], p. 220-224 :

[Le compte rendu de la pièce de Bouilly (qui n’est pas nommé dans cet article) s’ouvre sur le constat du « succès le plus complet » : la pièce a une force émotionnelle telle qu’elle tient en haleine le public avec l’histoire d’un jeune sourd et muet, qui arrive pourtant à communiquer et à faire verser des pleurs abondants. D’un bout à l’autre, l’auteur a su maintenir l’intérêt des spectateurs. Puis le compte rendu se concentre sur le récit de l’aventure du jeune Théodore, sans qu’on distingue toujours très bien ce qui relève de l’anecdote historique de ce qui est montré sur la scène. Après avoir montré l’enchaînement des événements qui conduisent de la découverte du jeune Théodore perdu dans Paris à son rétablissement de ses droits. A la fin, le critique justifie la présence du mariage, qualifié d’« épisodique », du bienfaiteur du jeune homme avec la fille de son avocat : « il n’est ni moins intéressant, ni moins plain de beautés de détails ». Il voit dans cette pièce à laquelle il ne faudrait que « quelques corrections légères, indiquées par le public » « une des meilleures du genre, et il lui promet un long avenir. Mais c’est sur le théâtre qu’elle trouve sa plénitude, car elle est « jouée avec une intelligence parfaite & des talens supérieurs tous mis à leur place. Un interprète est mis en avant, c’est Monvel, dont le jeu est rempli de sensibilité.]

THÉATRE FRANÇAIS DE LA RÉPUBLIQUE.

L’abbé Delépée, comédie en 5 actes & en prose.

Cette pièce, donnée tout récemment à ce théâtre, a eu le succès le plus complet ; nous pouvons dire, même que depuis très-long-temps aucun auteur n'en a obtenu un semblable. Nous ajouterons que celui-ci avoit cependant à vaincre des préventions fâcheuses. Presque tous les spectateurs ne pouvoient croire que l'intérêt pût se soutenir pendant le cours de 5 actes avec un personnage important qui ne peut ni parler, ni entendre ceux qui parlent. Ce personnage cependant souvent en scène, & presque toujours avec une énergie difficile à prévoir. C'est toujours par lui & par les renseignemens qu’il fournit que les preuves de sa naissance se développent & se complétent. Tous les incidens sont si naturels que le spectateur, malgré lui, y prend l'intérêt le plus vif. Le cœur & l’esprit sont continuellement occupés : le cœur surtout est tellement oppressé qu'il ne peut avoir de soulagement que par les pleurs abondans qui remplissent les yeux des spectateurs. Chaque rôle a le caractère qui lui est propre, & tout s'y rapporte jusqu'à la fin. Et quoiqu'il y ait, à peu d'exception près, unité de volonté sur le sujet principal, l'un cependant ne dit jamais rien qui ne lui convienne & qui fût mieux placé dans la bouche d'un autre. C'est par ce seul moyen que l’auteur a su éviter une monotonie qui paroissoit inévitable, comme il a su, par la simplicité &
le naturel des incidens, soutenir l'intérêt qui va toujours croissant, sans qu'aucune suspicion .de romanesque vienne le troubler ni alarmer l'imagination des spectateurs.

L'auteur a pris pour sujet l'anecdote très-connue du jeune comte de Solars, sourd-muet de naissance, & qui, perdu dans Paris, fut remis par un officier de police entre les mains du fameux abbé Delépée, dont le génie a inventé les moyens d'exercer l'intelligence de ces êtres malheureux, & qui par humanité y a consacré son temps & sa fortune. Nous ignorons nous-
mêmes jusqu'à quel point les faits relatifs au jeune
comte de Solars ont servi à l'auteur, & ce qu’il a dû y ajouter. Ce qu'il y a de certain, c’est qu'il seroit impossible de les distinguer, puisque tous, à l'exception de ceux qui concernent personnages épisodiques, paroissent naître les uns des autres, ou en être les conséquences.

L'enfant remis à l'abbé Delépée s'appelle Théodore, Il étoit couvert des habits d'un pauvre. Mais l'abbé ne tarde pas à s'appercevoir par ses manières qu'il doit appartenir à des parens fortunés. En passant un jour devant le Palais, il s'apperçoit que l'enfant est fortement ému à la vue d'un magistrat en robe rouge, qui descend d'une voiture ; il se sert de ses moyens de communication, & apprend que son père portoit le même habit. Le voilà donc le fils d'un magistrat d'un tribunal supérieur. Une autre fois le maître & l'élève rencontrent un convoi : l'enfant est frappé à la vue du vêtement de ceux qui l'accompagnent ; il fait entendre que c'est ainsi qu'il a vu des personnages à la suite du corps de son père. Son père magistrat est donc mort. Il a donc été perdu dans Paris, probablement par des spoliateurs de sa fortune.

Ces premières notions ne suffisoient pas ; de quel parlement étoit le père de l'enfant ? L'abbé le promène aux barrières de Paris. L'enfant reconnoît celle d'Enfer ; il désigne la place où la voiture a été visitée, où il est descendu, &c. C'est donc dans une ville à parlement & au midi de la France qu'est né Théodore. C'est ainsi qu'ils parviennent à Toulouse : l'enfant y reconnoît l'hôtel de son père. C'est dans cet hôtel que vivoit le comte d'Harancourt, membre du parlement de Toulouse. Il est occupé par d'Arlemont, oncle maternel de Théodore, qui s'appeloit Jule d'Harancourt. L'abbé Delépée est adressé à Franval, avocat célèbre, ami de Saint-Alme, fils unique de d'Arlemont, usurpateur de la fortune de Théodore, & amant aimé de Clémence, sœur de Franval. Là, Théodore est reconnu par de vieux domestiques de son père ; il les reconnoît lui-même. Rien de plus intéressant que cette succession de preuves ; mais rien de plus terrible & de plus expressif que le moment où, pour convaincre de plus en plus d'Arlemont, on amène devant lui Théodore. Ce jeune infortuné crie & recule d'horreur, en voyant & reconnoissant cet oncle dénaturé, qui l'a habillé de ses mains d'un vêtement de pauvre & qui l'a abandonné dans la rue. Mais quel contraste, lorsque tournant ses regards sur Saint-Alme, il se jette dans ses bras, le presse contre son cœur. Sa vue lui rappelle les temps heureux de sa première enfance & l'intimité qui régnoit entre eux. Saint-Alme découvre le bras de Théodore, & reconnoît la blessure qu'il a reçue en lui sauvant la vie. Tous ces indices ne suffisent pas pour déterminer d'Arlemont à des aveux qui n'ajouteroient rien, à la vérité, à la conviction, mais qui dispenseroient, & l'abbé Delépée & son honorable avocat, de faire des poursuites qui finiroient par la punition & le déshonneur de l'aimable Saint-Alme. Cependant Saint-Alme parvient à déterminer son père à faire, par écrit, l'aveu de son crime, & à consentir à la restitution due au jeune Théodore. Cet excellent jeune homme, qui a. tout compris à l'aide de son maître, écrit qu'il ne peut consentir à troubler la jouissance de son ami Saint-Alme, qu'il lui cède la moitié de sa fortune, avec laquelle il épousera Clémence, que son père lui refusoit. C'est ainsi que l'avocat Franval trouve sa récompense, puisque sa sœur épouse son ami. Ce mariage est épisodique dans la pièce ; mais nous prévenons nos lecteurs qu'il n'en est ni moins intéressant, ni moins plein de beautés de détails ; il donne lieu à des scènes qui font beaucoup d'honneur à l'auteur, & qui jettent dans l'ouvrage de la grâce & de la variété.

Cette comédie, à laquelle il suffit de faire quelques corrections légères, indiquées par le public, sera comptée comme une des meilleures de ce genre sur la scène française. Mais son véritable lustre sera toujours sur le théâtre lui-même. Elle est jouée avec une intelligence parfaite & des talens supérieurs tous mis à leur place. Le C. Monvel peut la regarder avec celle de Fénelon comme la plus favorable à ses moyens ; il est difficile, en effet, de porter plus loin l'air de probité & l'accent de la sensibilité douce qui s'étend sur tous les êtres malheureux.

Les acteurs ont été demandés avec persévérance; ils ont paru, & ont été applaudis comme
ils méritoient de l'être.

Julien Geoffroy, Cours de littérature dramatique, (Paris, 1819), p. 102-108 :

[L’article de Geoffroy a été publié le 11 frimaire an IX, un an après la première de la pièce.]

Je n'avais point encore vu ce phénomène dramatique : son succès prodigieux est fait pour déconcerter les principes, et, en quelque sorte, ébranler la foi des plus fervens littérateurs. Les chefs-d'œuvre de notre scène n'ont jamais attiré si constamment la foule ; ils n'ont point excité un enthousiasme aussi vif. Si le but d'un ouvrage dramatique est de plaire et d'intéresser, il faut donc placer cette prétendue comédie historique au-dessus du Misantrope, de l'Avare, et de plusieurs autres productions immortelles du premier comique qui ait jamais existé dans l'univers. La comédie n'est plus un tableau des ridicules et des travers des hommes ; c'est l'image des vertus extraordinaires de quelques héros de la raison et de l'humanité. Thalie ne doit plus nous offrir les mœurs du jour, mais les aventures miraculeuses de quelques individus, le théâtre ne doit plus nous retracer tout ce qu'on voit tous les jours dans la société, mais ce qu'on n'y voit jamais. Toutes nos règles, toutes nos définitions sont fausses, et nous avons trouvé des routes beaucoup plus sûres que celles qui nous avaient été indiquées par les grands maîtres de la scène. Mercier, l'un des fondateurs du drame, a donc raison de dire que, jusqu'à lui, l'art dramatique est resté dans l'enfance. Il est vrai que la comédie historique de l'Abbé de l'Épée n'est point une comédie ; mais elle attache plus que les véritables comédies. C'est un drame, dit-on; c'est un genre bâtard. Mais n'est-il pas fâcheux que les bâtards soient plus intéressans que les enfans légitimes ? Pourquoi se consumer de veilles et de travaux pour faire une véritable comédie dans toutes les régles, lorsqu'on réussit davantage en exposant sur la scène des romans ? Pourquoi chercher à faire rire, quand il est bien plus facile et plus utile de faire pleurer ? De pareils succès scandalisent les faibles, découragent, égarent les auteurs, et bouleversent tout notre système littéraire. Ce tragique bourgeois a toujours été condamné et réprouvé par tous les faiseurs de poétiques. Voltaire lui-même s'en est moqué ; il a dit que ce genre était né de l'impuissance d'être pathétique et plaisant ; et cependant ses comédies les plus passables sont dans ce mauvais genre, et ce genre entraîne la multitude plus que les tragédies et les comédies régulières. La vogue extraordinaire de Misantropie et Repentir en est une preuve encore récente. Il est vrai que Figaro, qui n'est pas un drame, et qui ne fait point pleurer, a été couru autant que les comédies les plus larmoyantes. La singulière fortune de ce pot-pourri augmenterait encore l'embarras des honnêtes littérateurs fidèlement attachés à leurs règles, si l'on ne savait que c'est à l'esprit de parti et à l'esprit de vertige que la Folle Journée fut redevable de son succès. On peut citer aussi parmi les triomphes dont le goût est indigné, celui de Madame Angot, soit à Paris, soit à Constantinople ; deux pièces que la recette a mises au rang des chefs-d'œuvre.

Je sais ce qu'on répond à ces difficultés. Le succès n'est pas toujours une preuve de mérite; ce ne sont pas toujours les meilleurs ouvrages qui plaisent le plus à la foule. On peut aisément faire couler les larmes, et surprendre les applaudissemens par des situations extraordinaires ou déchirantes ; le public éclairé ne confond point ce charlatanisme avec le génie. La postérité fait justice de ces drames éphémères ; et les productions où le talent a su triompher des difficultés de l'art, sont les seules qui restent, les seules qui jouissent de l'estime des connaisseurs, et d'une véritable réputation. Voilà ce qu'on peut dire ; mais cette doctrine n'en est pas moins désolante et subversive de toute bonne police littéraire. Qui voudra s'astreindre à observer les règles de l'art, quand on plait davantage en les violant ?

C'est une heureuse idée d'avoir transporté sur la scène une institution tant prônée par les philosophes, et qu'on regarde comme un service important rendu à l'humanité. Quoique tout l'enthousiasme ne soit qu'un fanatisme aux yeux de la saine philosophie, cependant, si jamais enthousiasme fut excusable, c'est celui qu'inspire cet art créateur qui rend à la société des êtres que la nature semblait en avoir séparés ; l'auteur a du moins le mérite d'avoir senti que le public était mûr pour un genre de spectacle qui eût paru très-déplacé sur la scène il y a cinquante ans, et qui, très-probablement, eût été hué comme une farce puérile.

On avait déjà mis des fous sur la scène ; on n'avait pas encore songé à y mettre un sourd-muet. Celui qui s'empare le premier d'un pareil moyen dramatique, ne réussit jamais médiocrement ; il est ridicule ou sublime ; il tombe ou il va aux nues. Le siècle ennuyé et fatigué, soupire après des idées neuves qui le réveillent. Bientôt on nous présentera sur le théâtre des malades dans leur lit, des moribonds escortés du notaire et du confesseur, et cela sera très-touchant ; mais malheureusement cela ne sera pas tout à fait neuf, du moins par rapport aux malades ; car dans l'Oreste d'Euripide, on voit cet illustre fils d'Agamemnon malade dans son lit et auprès. de lui, sa sœur Electre, qui le garde et le soigne avec la plus vive tendresse.

Une autre cause de la prodigieuse affluence du public à ce roman historique, c'est le trésor des vertus qu'il renferme. J'entends dire de toutes parts que le siècle est corrompu ; que les mœurs sont perdues ; que le vice ne fait plus rougir ; mais si la vertu est bannie de la société, du moins elle règne avec empire au théâtre, et jamais on n'eut plus d'empressement pour l'aller voir ; jamais on n'accueillit avec plus de transports ses maximes, pour peu qu'elles soient passablement tournées.

L'abbé de l'Epée est presque aussi vénérable que les saints de l'ancien calendrier ; c'est un homme divin, devant lequel il faut se prosterner. L'avocat Franval est aussi un prodige d'équité, de droiture et de zèle. Saint-Alme, comme amant et comme fils, est pareillement une espèce de héros. Dupré, quoiqu'il ait eu un moment de faiblesse, n'en est pas moins un valet comme il n'y en a point : un valet qui refuse une pension de douze cents francs, et qui aime mieux se livrer à la justice, pour être puni comme faussaire, que de jouir du sort le plus heureux, n'est pas le personnage le moins extraordinaire de la pièce. Comme on ne voit jamais rien de tout cela dans le monde, il est extrêmement curieux d'aller contempler au théâtre des objets si rares. Il n'en est pas de même de nos vices et de nos folies : nous n'avons pas besoin qu'on nous montre sur la scène ce que nous voyons tous les jours plus au naturel dans la société. Ces travers, d'ailleurs, sont si généralement répandus, que quiconque veut s'en moquer n'a jamais pour lui les rieurs ; et, pour jouer ces sortes de ridicules, les meilleurs acteurs sont toujours dans l'assemblée. Dans la comédie de Colin, les tableaux les plus vrais de nos mœurs actuelles ont paru froids et insipides ; ce qui a réussi et qui a fait la fortune de la pièce, c'est précisément ce qui est étrange, ce qui n'est point dans nos mœurs. Après cela, qu'Aristote et ses successeurs définissent la comédie, et nous en tracent les règles ; Aristote et ses successeurs n'y entendent rien, et nous avons réformé tout cela.

L'Abbé de l’Epée est une fable dramatique, fort bien conduite, fort intéressante. La faiblesse et l'innocence triomphent enfin d'un oppresseur puissant : c'est un tableau qui doit toujours plaire dans toutes les histoires et dans tous les romans. L'amour de Saint-Alme n'est qu'un remplissage; et l'auteur convient lui-même que c'est une copie du Saint-Albin du Père de Famille. Le récit de VAbbé de l'Epée est un chef-d'œuvre de narration qui n'avait pas besoin, pour attacher, de ce petit charlatanisme d'un voyage de cent cinquante lieues à pied : l'abbé de l'Epée ayant découvert que son élève devait être né dans une des villes méridionales où il y avait parlement, pouvait très-bien se rendre en voiture à Aix, à Grenoble, à Toulouse.

Je suis étonné qu'il intitule sa pièce comédie historique, car rien n'est moins constaté dans l'histoire que la naissance et les droits de l'élève de l'abbé de l'Epée : c'est un roman que M. Bouilly a mis à la place de l'histoire, et comme poëte dramatique, il avait ce privilége, que je ne conteste point ; mais je ne lui accorde pas de même le droit d'insulter dans sa préface, de calomnier un archevêque de Paris qui a fait plus de bien à l'humanité que l'abbé de l'Epée, et dont les vertus ne furent jamais des vertus de théâtre. A-t-il examiné cette affaire avec plus d'attention et de maturité que le tribunal qui a déclaré que l'élève de l'abbé de l'Epée n'était point de la famille dont il usurpait le nom ? Où sont les preuves pour affirmer aussi formellement que cette sentence fut le fruit de l'intrigue et des passions ? Ce sont là des licences poétiques un peu trop fortes ; et pour tout homme sensé, le jugement des magistrats qui ont eu sous les yeux toutes les pièces de ce grand procès, aura toujours plus de poids que l'opinion particulière de M. Bouilly.

Il faut convenir que l'auteur a de grandes obligations aux acteurs. Il s'en faut de beaucoup que la tragédie, et même que la bonne comédie soient jouées à ce théâtre avec la même perfection et le même ensemble que les drames de ce genre. Monvel est parfait, et peut-être l'abbé de l'Epée lui-même ne jouait pas si bien son rôle ; le défaut de son organe ne paraît pas. Il est impossible d'être plus décent, plus vénérable, d'avoir plus d'âme, de sensibilité et d'intelligence : c'est surtout dans les prières dévotes et ferventes que Monvel adresse fréquemment à l'Etre suprême, qu'on le reconnaît grand comédien. Melle. Vanhove rend le rôle de Théodore aussi parfaitement qu'il est possible ; son jeu est plein de vivacité, de naturel et d'intérêt ; mais j'avoue que je ne suis pas fort émerveillé de tous ces gestes, de toute cette pantomime de sourd-muet, qui fatigue à la fin. Je suis de l'avis du vieux Dominique : Si elle intéresse ainsi sans parler, que serait-ce donc si on pouvait l'entendre ? Je préfère son organe à ses gestes.

Damas est plein de sentiment, de vérité et de feu dans le rôle très-pénible de Saint-Alme. Baptiste a de la dignité et de la noblesse ; cependant il m'a paru un peu guindé et empesé : ce n'est peut-être pas un défaut pour un avocat. Dazincourt est très-plaisant, très-fin et très-gai dans le rôle du vieux Dominique. Tous les acteurs en général, et ceux même qui ailleurs sont médiocres, entrent fort bien dans l'esprit de cette pièce, et forment un ensemble parfait.

Quant au style, il n'est pas sans reproche ; ce qui me paraît plus répréhensible que des incorrections qui échappent quelquefois aux meilleurs écrivains, c'est le ton de déclamation répandu dans la pièce, et surtout dans le rôle de l'avocat Franval. Il est assez ridicule de lui faire prononcer à son bureau et dans son cabinet, une tirade qui paraîtrait même ampoulée dans la bouche d'un orateur plaidant au barreau.

« O mon siècle ! ô mon pays ! je m'élèverai contre cet abus destructeur (le divorce) qui vous avilit et vous perd ; je fouillerai jusqu'au fond de l'abîme, pour en montrer toute la profondeur ; et si l'égoïsme et la fausse philosophie s'élèvent contre moi, j'aurai pour les combattre les mœurs en deuil et la nature outragée ; j'aurai le spectacle douloureux de mille et mille enfans abandonnés, et le cri patriarchal de tous les pères de famille. » Cela est très-édifiant, mais c'est du Thomas tout pur. ( 11 frimaire an 9. )

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, 15e année, 1810, tome VI, p. 392 :

On doit aussi reprendre incessamment l’Abbé de l’Epée, comédie en cinq actes de M. Bouilly, qui n'a pas été représentée depuis cinq ans. Le rôle de l'Abbé de l'Epée, que Monvel jouoit avec tant de talent, sera rempli par Saint-Phal; celui du jeune Muet, qu'a créé Madame Talma, sera joué par Mademoiselle Mars.

 

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