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L'Ami des Loix

L'Ami des loix, comédie en cinq actes, de Laya, 2 janvier 1793.

Théâtre de la Nation

Titre :

Ami des lois (l’)

Genre

comédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose

en vers

Musique :

non

Date de création :

2 janvier 1793

Théâtre :

Théâtre de la Nation

Auteur(s) des paroles :

Laya

Almanach des Muses 1794.

Pièce à laquelle l'esprit de parti a donné de la célébrité pendant quelques mois.

Plusieurs représentations très-suivies. Style incorrect et alambiqué.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Maradan, 1793 :

L’Ami des lois, comédie en cinq actes, en vers. Représenté par les Comédiens de la Nation, le 2 janvier 1793. Par le Citoyen Laya, Auteur des Dangers de l’Opinion et de Jean Calas.

Tùm pietate gravem ac meritis si forté virum quem
Conspexêre, silent, arrectisque auribus adstant :
Ille regit dictis animos; et pectora mulces.

[L’épigraphe est une citation de l’Enéide de Virgile, chant I, vers 151-153, et signifie (dans la traduction du père Catrou, de la Compagnie de Jésus,1729) : « Mais aussi-tôt qu’ils apperçoivent un homme respectable par sa piété, & par ses services, ils s’arrêtent, ils l’écoûtent. Celuy cy parle, appaise le tumulte, & calme les esprits. »]

Avant la liste des personnages, une « épitre dédicatoire » :

ÉPITRE DÉDICATOIRE.
AUX REPRÉSENTANS DE LA NATION.

__________________________

CITOYENS LÉGISLATEURS,

Je ne vous fais point un hommage en vous dédiant ma Comédie: c'est une dette que j'acquitte. L'Amis des Loix ne peut paroître que sous les auspices de ses modèles,

Suit la liste des personnages :

PERSONNAGES.

M. DE VERSAC, ci-devant Baron.

Vanhove.

Mde. DE VERSAC, sa femme.

Mde. Suin.

M. DE FORLIS, ci-devant marquis.

Fleury.

M. NOMOPHAGE.

Saint-Prix.

FILTO, son ami.

Saint-Phal.

DURICRANE, journaliste.

Larochelle.

M. PLAUDE.

Dazincourt.

BÉNARD. Homme d'affaires de M. Forlis.

Dupont.

Un OFFICIER et sa suite.

Dunant.

Domestiques de M. de Versac.

 

La Scène est à Paris, dans la maison de M. de Versac.

Le Théâtre est éclairé.

La pièce peut commencer...

Dans la brochure publiée en 1797, toujours chez Maradan, la pièce est précédée de ce que Laya refuse d'appeler une préface :

Je ne ferai point de préface pour cet ouvrage ; il faudroit produire un volume, et j'ai besoin seulement d'écrire quelques réflexions que je crois indispensables. Mon succès ne m'aveugle pas ; je le dois plutôt au sujet quej'ai traité, qu'au talent de l'exécution. Tous les vrais citoyens ont dû se déclarer pour celui qui n'aime qu'eux, rien qu'eux ; et c'est à cet égard de nouvelles actions de graces que je leur rends pour eux-mêmes. Qu'elle est imposante cette masse d'opinions qui se prononce si énergiquement, si unanimement pour le saint amour des loix, de l'ordre et des mœurs ! Que son poids est accablant pour les ennemis cachés et ouverts de la liberté ! Vous qui calomniez Paris, venez le voir : il n'est pas dans ces assemblées tumultueuses où triomphent l'intrigue et le crime ; où c'est le plus déraisonnable ou le plus furieux qui l'emporte :venez le voir dans ce concours de citoyens ivres de liberté, mais de loix sans lesquelles il n'est point de liberté ; s'enflammant tous à ces saints noms ; s'embrâsant d'étincelles civiques ; attachant leurs yeux et leurs cœurs sur cet ami des loix, dont chacun d'eux est le modèle.

Je ne répondrai point à toutes les calomnies qu'on fait courir contre moi ; j'ai dû m'y attendre, et j'ai un tort irréparable à me faire pardonner : celui d'avoir voulu faire quelque bien. Ceux, qu'a pu blesser ce motif, peuvent prendre leur parti ; car je me sens pour l'avenir incorrigible à cet égard. Je ne serai jamais avare de mes idées, dès que je les croirai utiles. Malheur à celui qui possède et qui craint de s'appauvrir en répandant ses bienfaits ! ses mains recueilleront peu au jour des récoltes, puisqu'elles n'auront rien semé. Je ne réfuterai point ces misérables imposteurs qui n'admettent que la vertu qui rapporte, et lui contestent un désintéressement qu'ils montrent souvent dans le crime. Je n'ai qu'un mot à répondre : je livre ma vie entière à leurs discussions calomnieuses ; et s'ils y découvrent un seul instant qui ne soit pas digne de moi, je consens à ce qu'ils me proclament leur semblable.

Des personnes d'un rare mérite, d'excellens patriotes, m'ont fait des observations auxquelles je dois une réponse sérieuse. La première, est le reproche d'avoir fait de mon ami des loix un ci-devant noble. D'abord, il eût été difficile que Versac, enivré de sa noblesse et de ses titres ; voulût choisir pour son gendre un homme d'une caste qu'il regarde au-dessous de la sienne. Mais ce motif eût été foible sans celui-ci. Qu'ai-je peint ? un vrai philosophe. Qu'ai-je voulu faire valoir ? une révolution qui sera toujours aux yeux du sage, le triomphe de l'humanité et de la raison. Etoit-ce donc un grand effort, qu'un homme sorti de la caste opprimée se ralliât au nouvel ordre, et fît la guerre à la caste des oppresseurs ? Etoit-ce prêcher en faveur de la révolution que de lui chercher des apôtres dans ceux dont elle agrandissoit l'existence et les droits ? Non. Mais faire triompher de ses préjugés celui à qui ses préjugés faisoient couler une existence commode et douce : mais faire briser de ses propres mains à un homme les liens si puissans de son amour-propre ; lui faire immoler à ses frères ses plus douces prérogatives : mais exposer aux yeux le véritable homme libre, le sage par excellence en prise avec la scélératesse et l'adversité, bénissant sur les débris de sa fortune cette révolution qui le ruine, avant laquelle il vivoit heureux et paisible ! n'est-ce pas la sanctifier à jamais ? Qu'est-ce avouer, si ce n'est que ce qu'on préfère à tout au milieu de tant de désastres renferme des jouissances surnaturelles au-dessus des perceptions du vulgaire, pareilles peut-être aux tourmens si doux de l'amour qui n'en rendent ses faveurs que plus enivrantes ? Le véritable amour de la liberté se prouve, par les sacrifices. Qui peut douter que ce sentiment n'enflamme le cœur de Forlis ? Molière, dans Tartufe n'a fait de son vrai dévot qu'un moraliste. Ce grand homme nous a donné, dans le personnage de Cléante, la théorie de la véritable piété : Quelqu'humoriste du temps eût pu élever des doutes sur la tenue, de son caractère dans les applications de la vie. Mais ici c'est un philosophe pratique ; ce n'est pas seulement par ses discours, c'est par ses actions qu'il prêche, et qu'il persuade. Mes deux contendans une fois mis en scène, l'un n'est occupé qu'à repousser les traits ou les infamies de l'autre. Je sais bien que les nomophages de nos jours, qui ont pris à tâche d'honorer comme patriotes les incendiaires et les assassins, ont traité de feuillant ce Forlis qui ne voulant point d'une liberté furibonde, fait la guerre aux subvertisseurs ; veut de l'ordre, des mœurs, des loix ; n'a point encore accoutumé ses yeux timides à voir couler des flots de sang, ses foibles mains à le verser, ses oreilles à entendre les cris, des victimes. Les hommes honnêtes ne verront dans les premiers que des tigres qui s'entredévorent, dans Forlis et tous ceux qui lui ressemblent, qu'un peuple d'amis et de frères.

Un des griefs de quelques personnes contre mon ouvrage, c'est de n'avoir pas fait un imbécille ou un monstre de mon aristocrate ; car, ont dit ces gens profonds ; par là, l'auteur vent faire aimer l'aristocratie. Ainsi l'intention la plus morale peut-être de ma comédie a été calomniée. Je m'explique. J'ai dû prêcher pour convertir : mais j'avoue que je n'ai jamais cru jusqu'ici que l'injure fût un moyen bien propre à se faire des prosélytes. Ce n'est pas en blessant les cœurs qu'on parvient à les gagner. J'ai distingué d'abord, (et quiconque a un peu de sens l'a déjà fait avec moi) j'ai distingué l'aristocrate de Coblentz, de l'aristocrate de Paris , celui qui a tourné les armes contre son pays, de celui qui est resté fidèle à son pays et à ses foyers. L'un est coupable, l'autre n'est qu'aveuglé. Croit-on que toutes ces peintures exagérées qu'on expose sur la scène, d'aristocrates luttant à qui mieux mieux de fureur ou de stupidité, soient bien efficaces pour guérir ceux qu'on attaque ? on les irrite, et c'est tout. Loin de moi, me suis-je dit, ces portraits que réprouve le goût et la raison. Je mets aux prises un aristocrate et un républicain : faisons un honnête homme du premier ; le second aura encore plus de mérite à le paroître. Dans ce tableau que j'expose, j'obtiendrai déjà beaucoup, si je puis faire rougir ceux qui partagent les opinions de Versac, de ne point partager son honnêteté. Ce sera déja un commencement de conversion  : mais comment y parvenir, si ce n'est en leur rendant aimable cet homme aveuglé, mais honnête ? Si j'en fais un méchant au contraire, les aristocrates seulement d'opinion, crieront à l'exagération, à l'imposture ; et les méchans chercheront dans ce modèle une excuse pour demeurer toujours ce qu'ils sont. Qu'aurai-je produit ? rien sans doute ; et le but de cet ouvrage qui doit être l'utile, sera manqué.

Quant au personnage de Filto, un mot suffira pour en développer tous les motifs : ils sont puisés dans cet axiome dont abusent les scélérats, « qu'on ne fait point vers la vertu de pas rétrograde ». J'ai voulu fournir dans l'exemple de cet homme foible une ressource à ceux qui ne se sont qu'égarés.

Le but principal, le but réel de mon ouvrage a été d'éclairer le peuple ; mais sur-tout de le venger des calomnies qui lui attribuent tous les crimes des brigands. C'est en rappellant sans cesse au peuple le sentiment de sa dignité, qu'il s'en pénétrera à jamais mais je n'ai point déshonoré mon art, en faisant comme on a cru le voir, de la comédie une satyre. Je n'ai pas voulu que mes vers fussent une arène où luttassent les animosités. Tout ce qu'ils peignent appartient à la nature. C'est là que le poëte doit toujours puiser ses couleurs. C'est du mélange des traits épars que j'ai voulu composer mes masses. La véritable comédie est le miroir de la vie humaine, non celui d'un individu. J'avois commencé un prologue où je développois ces idées ; je ne l'ai point achevé. En voici quelques vers. C'est un dialogue entre l'auteur et son ami. L'ami dissuade l'auteur de donner sa comédie.

Oui, (dit il) monsieur l'homme à talent,
Oui, votre ouvrage enfin, fût-il même excellent
Doit tomber. D'ennemis des torrens, des nuées
Fondront sur vous, mon cher, avec mille huées ;
On n'écoutera pas, et le titre annoncé
Avant que d'être au jour vous serez trépassé.

L'Auteur.

Eh bien, s'il est ainsi, si leur fureur est telle,
C'est aux vrais citoyens alors que j'en appelle.

L'Ami.

Que d'ennemi ! ô ciel !

L'Auteur.

                                      Tous les frippons; tant mieux.
Les vrais honnêtes gens seront pour moi contre eux.
Mais le vice d'ailleurs est toujours un faux brave
Tyran de qui le craint, de qui l'attaque esclave.
Molière le censeur avec les charlatans,
Descendit-il jamais aux accommodemens ?
« Ce me sont, disoit-il, de mortelles blessures
 » De voir qu'avec le vice on garde des mesures ».
Et son vers immortel dans son ame enfanté
Sut créer pour le vice une immortalité.
J'aurai tout son courage.

L'Ami.

                                           Aurez-vous son génie ?

L'Auteur.

Moi suivre ce géant dans sa course infinie !
Jamais. Très-foible Auteur; mais très bon citoyen,
Je borne ici ma gloire à faire un peu de bien.
Au reste, si le cœur peut agrandir la tête,
L'amour de mon pays doit créer le poëte.

L'Ami.

Que de gens après vous vont crier au méchant !

L'Auteur.

Des sots et des frippons c'est l'ordinaire champ
Ils y courent frappant de cette arme insensée
L'homme de bien adroit qui lit dans leur pensée.
La comédie au reste est un commun miroir
Offert à tout le monde, où chacun peut se voir.
Eh ! combien peu, mon cher, savent s'y reconnaître !

L'Ami.

Les portraits burinés sous la main du grand maître !
Ont tous été saisis. Tartufe, et Trissotin
Ont fait montrer au doigt et Pirlon et Cottin.

L'Auteur.

Scrupule ! pour qu'au vrai mes portraits soient fidèles,
Je dois dans la nature en chercher les modèles.
Mes frippons vinssent-ils de Rome ou de Pekin,
Auront, non pas le cœur mais le visage humain.
Puis-je empêcher les gens, en bonne conscience,
De venir dans leurs traits chercher leur ressemblance ? etc.

Je ne quitterai point la plume sans remercier ceux des citoyens qui ont joué des rôles dans ma Pièce et dont il n'y a que le zèle qui puisse égaler le talent. Je ne parlerai d'aucun en particulier. Ils me pardonneront sans doute de confondre en un seul, tous les éloges que je dois à chacun d'eux. Ils ont séparément trop bien mérité, je ne dis point de l'Auteur, mais de tout le public de Paris ; mais de tous les françois peut-être, en établissant un ouvrage dont le bat n'est pas sans utilité, pour diviser entre les membres les félicitations qu'on doit au corps entier, c'est affoiblir ses sentimens que de les partager; qu'ils me permettent donc de généraliser sur eux ma reconnoissance.

Mercure de France historique, politique et littéraire, n° 9 du 9 janvier 1793, p. 65-67 

[La pièce de Laya est une de celles qui ont créé la polémique au cours des années révolutionnaire, et son compte rendu dans le Mercure français est évidemment délicat à mener, puisqu’il s’agit de faire passer une pièce critique envers les mouvements populaires pour une pièce favorable à la Révolution. Le critique commence par rappeler ce que doit être la comédie, « la peinture des vices et des ridicules », et insister sur le traitement différent des uns et des autres : on ne peut traiter les vices comme on le fait des ridicules, dont on peut rire sans retenue. Les vices, eux, ne peuvent être présentés que pour les faire haïr. C’est ce que la pièce fait des deux personnages qui tentent d’utiliser la révolution pour en tirer parti. Il montre que l’opposition avec le personnage de Forlis permet de représenter « le modèle que tout homme de bien doit se proposer : l’Ami des lois », « un ci-devant noble » converti aux idées nouvelles. Ces trois caractères sont « très-bien faits, très-bien soutenus ». L’action, présentée comme simple, est ensuite résumée en quelques lignes, avant de présenter les critiques faites à la pièce, et de les réfuter. Absence d’action et de plan ? as d’intrigue amoureuse, mais il y a bien une action pleine d’un intérêt « soutenu et gradué du commencement à la fin ». Républicanisme trop tiède de Forlis (reproche évidemment capital) ? Mais il ne s’agissait pas de faire une pièce républicaine, mais de montrer l’obligation de se soumettre aux lois, quel que soit le régime politique (ce n’est pas la part la plus convaincante de l’article !). Le critique parle ensuite de l’auteur, déjà bien connu par des ouvrages de qualité, et dont la nouvelle pièce pourrait utilement être exportée en Angleterre, ce qui montrerait que les peuples, dans tous les régimes politiques, apprécieraient les sentiments d’humanité, de paix et d’ordre qu’elle développe. Les comédiens, qui ont été excellents, ont montré leur patriotisme, ils pourraient le montrer encore plus en proposant une représentation gratuite (conseil qui mériterait qu’on le développe : ces représentations gratuites « pour le peuple » sont nombreuses, mais elles cocnernent des pièces au contenu moins ambigu que l’Ami des lois).]

THÉATRE DE LA NATION.

L’AMI DES LOIS, pièce en 5 actes et en vers.

Voilà enfin un ouvrage dans le véritable esprit de l’art dramatique, celui de la reformation des mœurs. Nous avons déjà fait sentir de quelle importance il est, dans un état qui se régénere, et dont le gouvernement en changeant de forme exige des habitudes nouvelles, que la scene ne s’écarte point de ce but. Il est parfaitement rempli dans la pièce intitulée l’Ami des lois. Qu’est-ce en effet que la comédie ? C’est, a-t-on dit, la peinture des vices et des ridicules, qu’elle corrige en faisant rire à leurs dépens. Ce rire ne s’applique sans doute qu’aux ridicules ; cette arme suffit contre eux : le vice doit être peint avec des traits plus forts ; il faut le rendre odieux. On ne peut rire d’une action criminelle ; l’auteur doit la présenter de manière à la faire haïr. C’est ce qu’a fait celui de la pièce dont nous rendons compte. Il offre d’abord dans toute sa noirceur un personnage souillé d’un vice aujourd’hui trop à la mode, celui d’un faux patriote, d’un ambitieux agitateur du peuple, d’un calomniateur ; ensuite un aristocrate, tel qu’on en trouve encore quelques-uns, qui ne l’est que d’opinion ; mais sa probité, les vertus mêmes que l’auteur lui a données empêchent que cette opinion ne soit dangereuse ; il lui a suffi de la rendre ridicule, et c’est en quoi il a parfaitement réussi.

En opposition à ces deux personnages, est le modèle que tout homme de bien doit se proposer : l’Ami des lois. C’est un ci-devant noble que la philosophie a éclairé sur la chimère de cette prérogative. Ennemi de tous les despotes, il ne veut se soumettre qu’au despotisme des lois, et leur obéir lors même qu’elles sont injustement appliquées. Amateur ardent de la révolution, il combat également et les plaintes que son ami l'aristocrate lui adresse contre le nouveau régime, et les sophismes dont les intrigans osent appuyer leurs affreux desseins. Sincere ami du peuple, il ne sait point le flatter, mais le servir. Il ne l’accuse point des excès où on l’entraîne quelquefois, mais il s'élève avec force contre ceux qui l’égarent par leurs basses adulations pour leur seul intérêt.

Ces caractères très-bien faits, très-bien soutenus, ainsi que ceux des subalternes, développés dans un style plein d’énergie, de traits comiques et de vers heureux, font tout le mérite de l’ouvrage, dont l’action est fort simple. Forlis, l’ami des lois, égare une liste de 150 indigens que soutient son humanité. Un scélérat, nommé Nomophage, (qui dévore les lois) aidé par un journaliste né dénonciateur, et par quelques autres de la même espece, abuse de cette liste qu’ils ont trouvée pour dénoncer Forlis comme un conspirateur. On fait piller sa maison par le peuple, qui veut même attenter à sa vie, mais il se montre avec la fermeté de l’innocence, et confond ses calomniateurs devant le peuple détrompé. Les malheureux qu’alimentait sa bienfaisance, achevent de le justifier, et ce même peuple le ramene en triomphe.

Quelques feuilles ont dit que cet ouvrage manquait d’action et de plan. Si l’on entend par un plan une intrigue amoureuse, il faut convenir que l’auteur a eu le bon esprit de s’en passer. Il y est pourtant question de mariage, mais cet incident tient si peu de place dans la piece, qu’il n’y fait pas même de tort. Quant à l’action, devait-elle être plus compliquée dans un pareil sujet ? n’inspire-t-elle pas un intérêt suffisant, et cet intérêt n’est il pas soutenu et gradué du commencement à la fin ? n’est-ce pas-là tout ce qu’exige un plan dramatique ?

On a dit (et ce reproche serait plus grave s’il était fondé) que Forlis ne se montrait pas républicain assez prononcé ; mais qu’on remarque donc que le but de l’auteur n’est pas d’établir la discussion sur la meilleure forme de gouvernement. Il a voulu prouver seulement, que sous quelque gouvernement que ce soit, républicain ou monarchique, le premier, le plus sacré des devoirs pour un homme de bien, est d’être soumis aux lois. Ce qu’on semble exiger de l’auteur, pourrait être le sujet d’un autre ouvrage  mais par les développemens, qu’il nécessiterait, il ne peut se concilier avec celui-ci.

L’auteur, le citoyen Laya, à qui ce théâtre doit déjà deux ouvrages pleins de philosphie et de beaux vers, a surpassé dans l’ami des lois les espérances même [sic] qu’il avait données de son talent. Il n’a pas montré moins de patriotisme, de ce sentiment pur dont il avait donné la preuve depuis longtemps. Il serait à desirer que sa piece fut [sic] traduite dans toutes les langues, et qu’envoyée en Angleterre, par exemple, on pût marquer avec quel enthousiasme et quelle universalité sont applaudis tous les endroits qui respirent l’amour de l’humanité, de la paix et de l'ordre. On y verrait que le peuple, qui n’entend qu’avec transport de pareils morceaux, n’est pourtant pas un peuple d’antropophages [sic].

Les comédiens du Luxembourg ont prouvé leur patriotisme en représentant cet ouvrage ; on en attend d’eux encore une autre preuve, c’est d’en donner au moins une représentation gratis pour ce même peuple qu’on accuse si souvent de troubles, dont il n’est que l’instrument aveugle, et qui n’a besoin que d’être instruit.

La piece est jouée comme on sait que l’est la comédie à ce théâtre ; Fleury sur-tout y est sublime.

Mercure de France historique, politique et littéraire, n° 15 du 15 janvier 1793, p. 120 :

L’Ami des lois, comédie en cinq actes et en vers, représentée par les comédiens de la nation, le 2 janvier1793, par le citoyen Laya, auteur des dangers de l’opinion, et de Jean Calas : prix 30 sous. A Paris, chez Maradan, libraire; rue deu Cimetiere Saint-André-des-Arcs, n°. 9 ; et chez Lepetit, commissionnaire en librairie, n°. 32.

(L’auteur avertit, dans un avis imprimé en tête de sa piece, que les exemplaires souscrits de son nom sont les seuls certifiés véritables.)

L'Esprit des journaux français et étrangers, année 1793, tome II de février 1793, p. 280-289 :

Théatre de la nation.

L'Ami des loix, comédie en cinq actes & en vers, par le citoyen Laya.

Quand Moliere donna le Tartufe, il eut pour but de démasquer les hypocrites, les faux dévots qui, de son tems, étoient en très-grand nombre ; & cet immortel ouvrage, quoiqu'il fût attaqué par tous les gens d'église, par le pere Bourdaloue lui-même, opéra de grands changemens dans les mœurs. Si Moliere vivoit aujourd'hui, il ne manqueroit pas de faire le Tartufe de révolution ; de peindre les faux patriotes, qui n'ont sans cesse à la bouche les mots liberté, égalité, que pour s'élever sur les débris d'un despotisme affreux, en créer un autre peut-être plus affreux encore, & charger le peuple de nouvelles chaînes, au nom sacré de la liberté.... Il a existé de ces tartuffes de patriotisme, & il doit sans doute en exister dans les tems de réforme & de subversion : l'opinion publique, qui de tems-en-tems renverse des statues qu'elle avoit érigées au milieu du plus aveugle enthousiasme, ne nous avertît que trop de nous méfier des réputations & des actes extérieurs de patriotisme : elle semble nous dire, par les exemples qu'elle nous donne : Prends garde, imprudent ; tu peux découvrir dans un an, que celui que tu honores aujourd'hui de ton estime, te trahissait de la maniere la plus atroce !...

Tous les théatres de la république ont donné des ouvrages patriotiques, où les principes de la liberté ont été loués comme ils devoient l'étre ; mais aucun n'avoit encore donné une piece où l'on peignît l'abus que des intriguans, des sots ou des méchans pouvoient faire de cette liberté sì belle, si précieuse, quand elle marche avec les loix & les droits sacrés de l'homme : c'est ce que vient de faire le théatre de la nation ; & sans doute c'est le but, c'est l'origine du théatre en général, qui doir être le tableau fidele des mœurs, & doit corriger les abus, quelque forme qu'ils prennent, & quel que soit le motif qui les fait naître. L'Ami des loix, jouée avec le plus brillant succès, est la peinture des faux patriotes, des intriguans ; c'est le portrait véritable des Tartuffes de révolution dont nous parlions tout-à-l'heure. Nous ne dirons point, comme nous l'entendions répéter au foyer, qu'il est hardi de donner un semblable ouvrage dans ce moment-ci : un grand peuple, qui se régénere, qui sent ce qu'il lui en coûtoit lorsque ses despotes resseroienr la liberté de la presse, celle du théatre & des opinions, ne peut qu'encourager cette liberté du théatre & des opinions ; & c'est ce qu'a dit le public nombreux à la premiere représentation de l'Ami des loix : cet ouvrage a été reçu avec le plus vif enthousiasme, & l'on en a demandé à grand cris l'auteur, qui s'est présenté ; c'est un très-jeune homme, le citoyen Laya, auteur à ce théatre, de Calas & des Dangers de l'opinion. Esquissons rapidement le fonds léger de son ouvrage.

Versac, ex-noble, aristocrate d'un genre plaisant, a pour ami Forlis, ex-noble aussi, mais ami passionné de la révolution & des loix. Mme. Versac, bien différente de son mari, a la tête perdue par l'ambition, quoique feignant un patriotisme ardent. Elle reçoit chez elle Nomophage, chef de parti, Filiot, intriguant honteux, ami de Nomophage, Clod, homme à systèmes, & Duricrâne, journaliste, délateur & calomniateur à la journée. Ces quatre intriguans veulent morceler la république, &, sous des noms captieux, devenir vice-rois de l'Anjou, du Maine, du Poitou, &c. Forlis les gêne, il faut perdre Forlis ; on découvre qu'il donne vingt sols par jour à cent cinquante hommes : voilà un conspirateur ! Nomophage conseille au journaliste de le dénoncer ; celui-ci répond que c'est déja fait. Bientôt Forlis apprend qu'une troupe de furieux s'est portée chez lui, que le feu est à sa maison. Versac, son ami, ose calomnier le peuple ; mais Forlis, fort de sa conscience, apprend à Versac que ce n'est point le peuple François qui se porte à tous ces excès. Ce peuple est trop grand, trop généreux, s'écrie-t-il !

Il faut tromper son bras pour le conduire au crime.

Cependant on vient peur l'arrêter : Forlis proteste de son innocence ; mais il veut obéir à la loi, & suivre l'officier, qui, touché de sa candeur, le laisse, avec de la garde, dans la maison & sous la surveillance de son ami. Enfin les furieux se portent vers la maison de Versac : on tremble que Forlis ne soit massacré ; Forlis, toujours calme, s'arrache des bras de ses amis ; il s'élance vers la horde sanguinaire : le peuple s'amasse : Forlis lui parle, Forlis réclame la loi : à ce nom respectable, le peuple le porte jusqu'au tribunal, où il confond ses dénonciateurs. Les cent cinquante hommes qu'il soldoit se présentent : ce sont des indigens, des malheureux peres de famille que Forlis alimentoit pour les arracher au mécontentement & peut-être à la sédition. Le peuple, toujours juste, toujours sensible, le porte en triomphe jusques chez son ami, où Forlis trouve le perfide Nomophage qui se flatte encore de séduire le peuple ; mais le peuple le charge de chaînes & le traîne en prison, où sa conduite atroce doit être examinée. Versac, pendant ce tems, embrasse son ami : sa femme abjure ses erreurs & lui donne sa fille en mariage.

Tel est le fonds de cet ouvrage, qui, à l'envisager comme ouvrage dramatique, n'offre point un plan suivi, mais qui donne une terrible leçon à ceux qui ont le malheur de se laisser égarer par de faux patriotes. Nous ne croyons point que l'auteur se soit proposé de faire des applications : sa leçon nous a paru être générale ; ses portraits n'ont point une physionomie donnée ; c'est une masse de grands traits, & non des traits particuliers. Nous lui reprocherons cependant d'avoir sait de son Forlis un ci-devant noble : ce personnage eût été plus grand, si l'auteur ne lui eût point donné une naissance qui peut lui faire supposer des passions ou au moins de la modération : peut-être aussi a-t-il voulu, qu'élevé avec des préjugés qu'il a foulés aux pieds, son modele fût plus parfait. Mme. de Versac offre un caractere manqué, selon nous : elle est plus sotte qu'intriguante, plus ridicule que dangereuse, & l'on ne voit point de ces personnages-là dans la société. Du reste, l'ouvrage est versifié avec beaucoup de force, de chaleur & de verve. Le peuple souverain, & la véritable liberté, y sont montrés sous le jour le plus grand & le plus imposant : à tout moment les calomniateurs du peuple y sont confondus. Fleury y est au-dessus de tout éloge. St. Prix prouve, dans le rôle ingrat de Nomophage, que ses talens ne savent pas se borner à la tragédie ; & les autres rôles sont très-bien joués par les citoyens Vanhove, St. Phal, Dazincourt, la Rochelle, Dupont, & par la citoyenne Suin. On jugera du style de Laya par les vers suivans, qui ont été applaudis avec enthousiasme (on a même demandé bis : mais Fleury a continué). Forlis veut prouver à Nomophage que la république a d'autres ennemis que ceux d'Outre Rhin :

Ce sont tous ces jongleurs, patriotes de places,
D'un faste de civisme entourant leurs grimaces,
Prêcheurs d'égalité, pétris d'ambition ;
Ces faux adorateurs, dont la dévotion
N'est qu'un dehors plâtré, n'est qu'une hypocrisie ;
Ces bons & francs croyans, dont l'ame apostasie,
Qui, pour faire haïr le plus beau don des cieux,
Nous font la liberté sanguinaire comme eux.
Mais non, la liberté, chez eux méconnoissable,
A fondé, dans nos cœurs, son trône impérissable.
Que tous ces charlatans, populaires larrons,
Et de patriotisme insolens fanfarons,
Purgent de leur aspect cette terre affranchie !
Guerre, guerre éternelle aux faiseurs d'anarchie !
Royalistes tyrans, tyrans républicains,
Tombez devant les loix ; voilà vos souverains !
Honteux d'avoir été, plus honteux encor d'être
Brigands, l'ombre a passé ; songez à disparoître.

Cette piece avoit eu trop de succès à la premiere représentation, pour que les amis des loix ne souhaitassent de la revoir encore. Mais un parti, ennemi sans doute de l'ordre & de la paix, se donna de grands mouvemens pour arrêter les représentations qui devoient suivre.

On avoit annoncé l'Ami des loix pour le samedi 12 janvier ; il étoit affiché par toute la ville, déja on se portoit en foule au théatre de la nation, lorsqu'on vit paroître sur les murailles, un arrêté que voici :

« Le conseil- général, d'après les réclamations qui lui ont été faites contre la piece intitulée l'Ami des loix, dans laquelle des journalistes malveillans ont fait des rapprochemens dangereux & tendans à élever des listes de proscription contre des citoyens recommandables par leur patriotisme ; informé que la représentation de cette piece exciteroit une fermentation alarmante dans les circonstances périlleuses où nous sommes ; qu'une représentation gratuite de ce drame est annoncée.

« Considérant que dans tous les tems la police eut le droit d'arréêer la représentation de semblables ouvrages, qu'elle usa notamment de ce droit pour l'opéra d'Adrien & autres pieces.

« Le substitut du procureur de la commune entendu, arrête que la représentation de la piece intitulée l'Ami des loix, sera suspendue & renvoyée à l'administration de police, pour lui donner immédiatement son exécution, avec injonction de surveiller tous les théatres, & de n'y laisser jouer aucune piece qui pourroit troubler la tranquillité publique. »

Cette défense inattendue pour les uns, & qui paroissoit être déja connue de quelques autres personnes qui étoient là, & qui faisoient grouppe, excite de la fermentation. Nous aurons, disent les uns, l'Ami des loix ; à bas l'Ami des loix, à bas l'Ami des loix, crioient les autres. Les groupes & les clameurs paroiffoient avoir un caractere alarmant, quand on vit arriver le maire, chargé de faire exécuter l'arrêté municipal ; un citoyen prit la parole, & représenta que la municipalité excédoit ses pouvoirs, qu'elle n'avoit pas le droit de censurer des pieces de théâtre, que les représentations de l'Ami des loix, n'avoient causé aucun désordre, que cette défense tyrannique en pourroit causer de violens ; on cria de toute part : bravo, bravo ; cela est vrai; l'Ami des loix, l'Ami des loix. On demanda à s'adresser à la convention, avec cette clause, que si on passoit à l'ordre du jour, on joueroit l'Ami des loix. La députation part. — L'assemblée passe à l'ordre du jour. Mais le maire annonce que la municipalité persiste dans son arrêté. Au moment où l'on entroit au spectacle, comme pour y avoir une piece quelconque, arrivent des hommes débandés, & armés, qui entrent dans la salle ; à bas 1'Ami des loix ; des hommes & des femmes se précipitoient aussi en criant sur la route : à bas, à bas ; plusieurs de ces derniers apprenant, dans la rue, par d'autres citoyens, que ce n'étoit point ì'Ami du roi, qu'il ne paroissoit point sur la scene, ni lui, ni Antoinette, s'en retournerent paisiblement. « On nous l'avoit dit : puisque c'est une piece pour les loix, c'est autre chose, & il ne falloit pas nous faire venir de si loin pour cela. »

Le bruit se répand que 500 hommes armés accouroient pour chasser tout le monde ; dans la salle, une vingtaine étoient sur le théatre, sabre à la main, criant qu'on ne joueroit pas l'Ami des loix. Toute l'assemblée, parterre, loges, paradis, montra une contenance ferme : à bas les scélérats, à bas ces scélérats, à bas : il fallut s'en aller ; des compagnies de nos braves piquiers arriverent en ordre, & au pas de charge : alors Fleury parloit, au nom des loix, armé de l'arrêié, comme d'un saint-suaire, il en donne lecture : on répond, avec énergie, que c'est la municipalité qui a violé les loix, & que certainement, si la convention ordonne de se retirer, on obéira à I'instant : enfin le maire est venu apporter le décret, de la convention ; après en avoir entendu la lecture, on bénit la convention, & l'on réclame l'Ami des loix ; bravo, la convention, courage la convention, courage, l'Ami des loix !

Le général Santerre, qui sans doute ignoroit ce décret, vient sur la scene, pour annoncer qu'il seroit forcé de faire exécuter l'arrêté municipal, au nom du peuple ; il est accablé de huées, & de cris d'indignation. C'étoit une nuée de reproches & de brocards. — Le maire, qu'on appelle, à grand cris, l'homme de la loi, lui obtint d'un mot la parole qu'on lui refusoit, & le tire d'embarras, en faisant sentir aux citoyens, que le général Santerre, ignoroit le dernier décret de la convention ; Santerre ajouta lui-même, qu'il avoit loué une loge pour voir cette piece, mais que, forcé d'obéir... — On pria le maire d'accepter les honneurs de la séance, il se retira dans une loge au balcon, & la piece commença. L'harmonie fut réellement fraternelle, l'on applaudit avec transport, seulement ce qui pouvoit avoir quelque trait au succès de la république. — On termina la piece par des vers d'un procureur de la commune de Marseille, & par d'autres vers qui surent jetés sur le théatre.

Avant le dénouement de cette scene, qui a pensé être si funeste, on crioit à Chambon : Citoyen maire, n'ayez pas la moindre crainte, nous périrons tous avant qu'il vous arrive une égratignure ; dans-les rangs établis pour arriver à la distribution des billets, il y avoit un tel ordre qu'un citoyen quitta par trois fois sa place, & la retrouva trois fois, personne de ceux qui composoient les rangs n'étoit armé : mais une fois dans la salle, & menacés par des sabres, ils résolurent au premier danger de se saisir des bancs & de faire payer cher leur insulte. – Les Marseillois casernés à cent pas étoient, dit-on, consignés ; c'est ensuite, après la toile levée & la retraite du général Santerre, qu'ils vinrent faire patrouille avec autant de fraternité que de fermeté : Allez vous au spectacle, passez ; n'y allez-vous pas, retirez-vous. Il y a eu, avant d'entrer dans la salle, quelques blessés de coups de sabre : on est sorti du théatre avec le plus grand calme, & tous les grouppes dissipés & plus de vociférations. Puissent également cesser tous les germes de divisions qu'on voudroit répandre parmi des freres!

P. S. Pendant qu'on attendoit dans la salle le décret de la convention, on demanda à l'orchestre l'air ça ira, ça ira ; & après le décret lu, on demanda d'une seule voix, Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille.

Tout au long de la semaine, du 14 au 17 janvier, les Annales patriotiques et littéraires ont accordé une large place à l'Ami des loix et aux incidents qui émaillent sa carrière.

Annales patriotiques et littéraires, n° 14 du 14 janvier 1793, pp. 65-66 :

PARIS, le 13 janvier.

Nous avons rendu compte hier de l'arrêté du corps municipal, qui suspendoit la représentation de L'Ami des loix ; cet arrêté n'a pas plutôt été connu qu'un grand nombre de citoyens, amis des loix jusqu'à la violence, se sont officieusement réunis dès les onze heures du matin autour de la salle de la comédie, et ont demandé avec fureur que la pièce fût jouée. Les comédiens ont envoyé une députation à la commune pour l'instruire de ce rassemblement : le maire a été chargé de se rendre auprès de ces fougueux amis des loix, il les a harangués ; mais quelle déférence peuvent avoir pour les discours ni pour la présence du premier magistrat du peuple des hommes que dévore le saint amour des loix ! Ils font la motion de forcer ce premier magistrat à assister à la représentation de la pièce, afin qu'il puisse dire au corps municipal si elle a été bien ou mal jouée.

Tandis que ce prologue, bien digne de la pièce, se jouoit devant la salle de la comédie, l'auteur, à la tête d'une députation de comédiens, alloit à la Convention réclamer contre l'arrêté de la municipalité : la Convention ayant refusé de les admettre, le maire a été forcé d'écrire une lettre au président, pour le prier de prendre en considération la demande des pétitionnaires ; après avoir lu cette lettre, l'Assemblée est passée à l'ordre du jour, motivé sur ce qu'il n'y a point de loi qui autorise les corps municipaux à censurer les pièces de théâtre. Cet ordre du jour a eu l'effet d'un décret positif, et la pièce a été jouée à la grande satisfaction des amis des loix.

De retour à la Commune, le maire a été accusé d'avoir laissé croire, dans sa lettre à la Convention, que le conseil-général s'étoit établi censeur des pièces de théâtre, au lieu de dire qu'il n'avoit voulu prendre qu'une mesure de sûreté. Malgré ses explications, on a arrêté qu'il seroit censuré au procès-verbal.

Nous n'avons pas parlé de quelques coups de sabre qu'on nous dit avoir été distribués par des amis des loix à des citoyens qui n'étoient point armés ; cela s'appelle résister à l'oppression. Les journalistes amis des loix, tels que Gorsas, Brissot, les auteurs de la Chronique, etc. etc. annoncent que le véritable peuple de Paris a triomphé dans cette journée, que l'anarchie a été battue à plate couture. Nous sommes très-charmés de l'apprendre, car nous ne nous en serions pas doutés. Nous pensions au contraire que le manque d'égards, de respect, enfin la mystification publique d'un magistrat du peuple, étoient un nouveau triomphe de l'anarchie : nous nous sommes trompés, sans doute, puisque les vrais amis des loix en jugent autrement. Encore quelques scènes de ce genre, et nous n'aurons plus d'anarchie ; l'ordre s'établira, les vrais amis des loix domineront, et la république sera parfaitement tranquille.

Au reste, quoique nous ayons assez manifesté notre opinion sur la pièce de l'Ami des Loix, nous sommes bien éloignés d'approuver l'arrêté de la municipalité qui en a suspendu la représentation, encore moins la démarche des citoyens qui l'ont militairement provoqué. Ce drame, qui n'est qu'une misérable imitation d'une pièce sifflée dans l'Ancien Régime, c'est-à-dire de la comédie, ou de ce qu'il a plu à Palissot d'appeller de ce nom sous le titre des Philosophes, est-il donc si redoutable pour le patriotisme ? pourquoi ne pas lui laisser subir le sort de son modèle ? pourquoi le faire mourir au bruit des applaudissements lorsqu'il est dans sa destinée d'expirer au son des sifflets ? Les Philosophes de Palissot, auxquels nous n'aurons pas l'injustice de comparer la pièce de M. Laya, furent applaudis aussi tant que les hommes qui y étoient désignés eurent la foiblesse d'en témoigner quelque ressentiment. La coterie antiphilosophique de ce temps-là crut, comme les amis des loix aujourd'hui, que c'étoit le coup de grâce porté à la philosophie ; elle fit célébrer dans les journaux du parti cette lucubration théâtrale : l'auteur fut comparé à Aristophane, il obtint les faveurs du gouvernement et les bénédictions du clergé. Cependant il assuroit qu'il n'avoit voulu jouer que les faux philosophes, comme M. Laya dit n'avoir joué que les faux patriotes. Qu'arriva-t-il ? quelques années après ce chef d'œœuvre si prôné, si exalté, si applaudi, fut impitoyablement sifflé à la reprise. Les Philosophes de Palissot furent enterrés quand la philosophie triompha ; et il en sera de même de l'Ami des Loix, quand nous aurons des loix, quand l'esprit républicain, qu'on voudra étouffer avec cet avorton monarchique, aura pris toute sa consistance ; cet Ami des loix qu'on caresse tant aujourd'hui n'aura plus d'amis, on ne verra plus cette production feuillantine avec le microscope des passions, ses partisans et ses adversaires la laisseront tranquillement dévorer au mépris. Pourquoi donc ne pas lui laisser mûrir cette proie, et comme l'observe très bien le citoyen Condorcet ; si le despotisme a laissé jouer Brutus, pourquoi la République ne souffriroit-elle pas qu'on jouât L'Ami des loix ?

S.......          

Annales patriotiques et littéraires, n° 15, du 15 janvier 1793, pp. 68-69 :

PARIS, le 14 janvier.

Il nous reste à rapporter encore quelques détails sur la scène scandaleuse de samedi, qu'on nous représente comme le triomphe du vrai peuple de Paris sur les factieux et les anarchistes. Le maire, en arrivant à la commune, a essayé de dissimuler ou de pallier les affronts, les mortifications, les humiliations, dont il a été abreuvé par les amis des loix ; mais Santerre, plus naïf que le citoyen Chambon, a dit qu'au milieu des huées dont lui, général, avoit été accueilli, le maire n'avoit pas été plus ménagé ; que la place du Théâtre-François lui avoit paru transformée en un autre Coblentz ; que tous les marquis, tous les nobles, tous les feuillants s'étoient rendus là : j'y ai remarqué entre autres, a-t-il ajouté, le prince d'Henin, et l'un de ces petits marquis qui, en pirouettant, a dit : ou on la jouera, ou je mourrai. Ces messieurs dominoient absolument, car si j'avois été le plus fort j'eusse emporté les acteurs, et l'on n'eût certainement pas joué la pièce.

Voilà les amis des loix qui ont triomphé dans cette journée, voilà le vrai peuple de Paris dont Gorsas a vanté la victoire, voilà comment l'anarchie a été battu à plate couture, voilà quels sont les défenseurs officieux de l'Ami des loix. On peut juger du mérite de ce drame par la chaleur avec laquelle ils la défendent. Quant on a reproché au maire d'avoir autorisé par sa présence le succès de cette canaille feuillantine, aristocratique et royaliste, il a répondu qu'il n'avoit pu faire autrement. – Vous êtes un lâche, lui a dit un membre, vous deviez vous faire tuer. – J'ai été sur le point de l'être cent fois. Certes si c'est là ce qu'on appelle les amis des lois, si les amis des loix traînent les magistrats dans la boue, cette qualification deviendra bientôt la plus sanglante injure pour un vrai républicain ; elle sera ce qu'étoit celle d'honnêtes gens avant le 10 août, et cela doit être, puisque les honnêtes gens de ce temps là sont les amis des loix d'aujourd'hui.

S.......          

Les Annales patriotiques et littéraires, nº 16, du 16 janvier 1793, p. 75-76 :

PARIS, le 15 janvier.

[...]

Le conseil exécutif, ayant reçu le décret de la Convention qui le charge de veiller à la tranquillité de Paris, a fait sur le champ une proclamation par laquelle il permet aux spectacles d'ouvrir, et recommande aux directeurs de ne donner aucune pièce qui puisse occasionner du tumulte : la proclamation est signée de tous les membres du conseil exécutif, à l'exception de Roland.

Le conseil-général de la commune, instruit que les comédiens se proposoient de donner encore l'Ami des Loix, a pris un arrêté confirmatif de celui qui suspend la représentation de cette pièce, avec ordre au commandant général de prendre toutes les mesures convenables pour assurer son entière exécution.

Nous apprenons dans ce moment que la Convention a décrété qu'il n'y aura pas d'appel au peuple.

L'appel au peuple ne concerne pas l'Ami des Loix, mais la tentative par Louis Capet d'obtenir de voir son sort soumis au jugement du peuple.

Les Annales patriotiques et littéraires, nº 17, du 17 janvier 1793, p. 77

PARIS, le 16 janvier.

Malgré l'invitation du conseil exécutif, malgré l'arrêté du conseil-général de la commune, dont nous avons parlé dans notre dernier numéro, confirmé par un autre arrêté du directoire du département, les amis des loix ont voulu forcer les comédiens à jouer hier leur pièce favorite ; ils ont lutté jusqu'à neuf heures du soir contre le refus obstiné de ceux-ci, et s'ils n'ont pu parvenir à faire jouer l'Ami des Loix, ils ont du moins empêché qu'on jouât la pièce qui devoit le remplacer. On peut donc regarder encore cette journée comme un triomphe du vrai peuple, comme une victoire remportée sur l'anarchie.

Au reste, cette dernière scène n'a été suivie d'aucun événement fâcheux : le général Santerre, que les amis des loix et de l'égalité appellent très ingénieusement le général Mousseux, parce qu'il est brasseur, est parvenu par sa fermeté à faire exécuter les ordres qui lui avoient été donnés. On a seulement arrêté un domestique, grand ami des loix, qui avoit insulté le citoyen Vignier, administrateur de police.

Peut-être auroit-on évité cette dernière scène, qu'il étoit naturel de prévoir et qui pouvoit avoir des suites très fâcheuses, si, au lieu d'inviter les comédiens, au nom de la patrie, à ne pas jouer des pièces qui pussent occasionner du tumulte, le conseil exécutif le leur eût impérativement ordonné. Nous avons déjà observé que l'invitation est déplacée, nous dirions même ridicule, dans la bouche des agents chargés de faire exécuter les loix ; comme ils ne doivent parler qu'au nom de ces mêmes loix, leur mission n'est pas de persuader l'obéissance, mais de l'exiger, autrement il seroit inutile qu'on mît dans leurs mains des moyens de force et de répression. Cette mollesse, ce ton persuasif, ces longues proclamations dont les ministres ont fait depuis quelque temps un si fréquent usage, sont peut-être une des principales causes de l'anarchie ; car c'est un moyen infaillible de relâcher les ressorts du gouvernement et de compromettre l'exécution des loix. Il est vrai que, par ces belles adresses, ces proclamations éloquentes et persuasives, un ministre obtient quelques moments de popularité, il voit son nom allongé par d'honorables épithètes : il n'en résulte pas moins que des ministres ne sont pas des prédicateurs, leur mission est de donner des ordres et non pas de faire des sermons.

S.......          

Journal encyclopédique, tome LXXV, janvier-juin 1793 (Slatkine Reprints, 1967), p. 244 Journal encyclopédique et universel, 1793, tome II, dix mars 1793, n° VII, p. 371

Sur le drame intitulé : L'AMI DES LOIX. Par Des Tournelles, officier municipal de la Commune de Paris.

Du théâtre écarter ce drame,
Le beau drame où Monsieur
Laya
En faveur des loix criailla,
Est, nous dit on , un trait infâme
Qui gêne notre liberté  
Crois-tu, détracteur effronté,
Nous endormir par ce langage ?
Ton soi-disant ami des loix
N'est qu'un factieux sans courage
Qui nous cache un ami des rois.

Journal encyclopédique, tome LXXV, janvier-juin 1793 (Slatkine Reprints, 1967), p. 562-568, Journal encyclopédique et universel, 1793, tome V, dix juin 1793, n° XVI, p. 483-513 :

[Ce très long article, paru à l’occasion de la publication de la brochure de la pièce, analyse très longuement la pièce, avec une certaine bienveillance. La réflexion porte largement sur l’aspect politique de la pièce (en se montrant plutôt favorable à ce que dit Laya : sa position est interprétée, non comme une attaque contre la situation politique du temps – l’actualité, c’est le procès de Louis XVI – mais comme une prise de position sur le respect des lois, fondement de la vie civique. Un reproche notable : le style (dont les longs extraits proposés montrent assez qu’il pouvait être plus fluide. Mais le dialogue est jugé comique et efficace.]

L'AMI DES LOIX, comédie en cinq actes, en vers , représentée par les comédiens de la Nation , le 2 Janvier 1793. Par Laya , auteur des DANGERS DE L'OPINION , & de JEAN CALAS.

Tùm pietate gravem ac meritis si forté virum quem
Conspexêre, silent, arrectisque auribus adstant :
Ille regis dictis animos; et pectora mulces.

VIRG. ÆNÉID.

Prix , 1 liv. 10 sous. A Paris, chez Maradan, libraire, rue du Cimetiere-Saint-André-des-Arcs , Nº. 9, & chez Le Petit, commissaire en librairie, quai des Augustins, Nº. 32.

On ne peut trop le redire aux-jeunes auteurs que leur goût & leur talent appellent à l'art de la comédie : aimez la morale, aimez-la d'un amour sincere. C'est l’antidote la plus sûre contre ce faux goût des frivolités , de l'affecterie, du maniéré, qui prévaut de jour en jour. De quel œil de pitié ne regarde-t-on pas ces fausses bleuettes du bel-esprit, cette affectation de langage, lorsqu'on s'occupe des devoirs de l'homme, & de ses relations avec ses semblables ? Jeunes éleves de Thalie, cultivez avant tout votre raison ; étudiez vos semblables & vous-mêmes ; nous n'aurons plus à vous mettre en garde contre les fausses séductions du bel-esprit. Votre instinct les repoussera avec dégoût. Occupés des devoirs de l'homme, traitant avec la raison, vous lui conserverez sa dignité, & vous ne serez point tentés de donner a la muse instructive de la comédie le fard & les atours d'une courtisanne.

Felicitons Laya de s'être imbu de bonne heure de ces vrais principes de l'art qu'il cultive, & de les avoir mis en pratique. On trouve dans ses deux premiers ouvrages, Jean Calas & Les Dangers des opinions, un but moral & philosophique très-marqué. Quel sujet que l'Ami des loix ! N'est-il pas étonnant qu'un jeune homme ait entrepris de le traiter, & qu'il y ait réussi ? On ne peut nier que cette piece n'ait confirmé & même surpassé les espérances que ses deux premiers essais avoient données de son talent. Elle est dans le véritable esprit de l'art dramatique, qui n'est autre chose que l'instruction publique, & la réformation des mœurs & des préjugés. Quoi de plus important que de rallier tous les esprits au respect & à l'amour des loix, dans un moment où elles ont si peu de consistance ? Quoi de plus louable, de plus sensé que de démasquer ces faux patriotes, charlatans populaires, qui parlent, écrivent, & agissent comme si le nouvel ordre de choses ne pouvoit subsister sans les désordres de l'anarchie ? On ne pouvoit confondre ces coupables désorganisateurs, sans les rendre odieux. On corrige les ridicules, en faisant rire à leurs dépens. Mais le vice doit être peint avec des traits plus forts. Il faut le montrer dans toute sa laideur. C’est ce qu'a fait Moliere dans son chef-d'œuvre du Tartuffe, & Laya dans la piece dont nous rendons compte. La représentation en a été très-orageuse, malgré son grand succès. L'esprit de parti y a cherché des applications plus ou moins directes. Mais l'auteur ne peut en être responsable. La comédie qui peint necessairement les mœurs du siecle, a droit de saisir les incidens de la révolution, comme elle saisissoit les travers & les ridicules de la société qui formoit son ancien domaine : elle doit suivre les mœurs dans chaque nation, & par conséquent , elle doit être différente chez les différens peuples, & même chez le même peuple à des époques differentes.
Cherchons au théâtre des objets d'instruction, mais gardons-nous d'y porter nos haines & nos passions. C'est dans cet esprit que nous analyserons l'Ami des loix, comme un ouvrage purement littéraire.

ACTE PREMIER. Forlis ouvre la scene avec Versac. Forlis est l'amis [sic]des loix, le modele du bon citoyen. C'est un ci-devant noble que la philosophie a éclairé sur la chimere de cette prérogative. Ennemi des oppressions, il ne reconnoît de despotisme que celui de la loi. Versac est un Aristocrate, tel qu'on en trouve encore, Il tient encore à ses anciens préjugés ; mais il a d'ailleurs des vertus. Son aristocratie est une affaire d'opinion à laquelle beaucoup d'honnêtes gens renoncent avec peine ; mais on peut les éclairer ; on peut leur en faire sentir le ridicule. Telle a été le but de l'auteur ; & certes ce but est louable & civique.

V E R S A C.

Vous avez une fille : au moins je suis tranquiIle,
Elle est mieux sa santé m'inquiétoit ; la ville
Tout son ennui , le train qui regne en ma maison,
Où vos petits Messieurs, héros en déraison,
Veulent régir la France, & ma table, & ma femme,.
Ce fracas alloit mal aux goûts purs de son ame.
Tout son cœur a bientôt revolé vers les champs.
Chez sa tante du moins livrée à ses penchans,
Elle n'écoute pas les discours- emphatiques.
De ces nains transformés en géans politiques.
Elle y cultive en paix votre idée & son cœur.
Mais je vous le redis, Forlis, avec douleur ;
Leurs fonds sont rehaussés ? Vos quinze jours d'absence,
Aux dépens de la vôtre, ont grossi leur puissance.
Madame de Versac en est ivre, & je crains
Pour ma Sophie & vous, mon cher, bien des chagrins.

On voit par cette tirade qu'il s'agit du mariage de la fille de Versac avec Forlis. Ce mariage étoit à peu près conclu. Mais depuis que Mme. de Versac s'est engouée de certains chefs de partis; depuis que, par eux , elle espere jouer un rôle, elle veut rompre les engagemens pris par son mari ; elle se décidera pour un des rivaux de Forlis, qui la bercent d'espérances ambitieuses, sans consulter les inclinations de sa fille. On a vu que la fille de Versac s'est retirée à la campagne chez sa tante; & l'auteur a très-bien fait de l'écarter de la scene. Une action amoureuse ne devoit pas être un des premiers ressorts de sa comédie. S'il y est question de mariage, cet incident tient si peu de place, qu'il ne nuit point au vrai sujet de la piece. En cela, on ne peut trop louer le bon esprit de l'auteur. En effet, le développement des caracteres, des traits comiques, des vers heureux, devoient faire le mérite de son ouvrage, dont l'action est très-simple. Le comique de caractere est le plus utile aux mœurs, le plus fort, le plus difficile, & par conséquent le plus rare. Forlis réclame la parole de son ami. Celui-ci ne demande pas mieux que de la tenir. Mais la révolution lui a fait perdre ses droits sur l'esprit de sa femme ; elle contrarie ses projets.

                       J'avois contre Madame ,
Deux grands torts : j'étois noble, & de plus son mari.

FORLIS.

Vous voilà du premier comme moi bien guéri.

VERSAC.

L'héritage, Forlis, que je tiens de mon pere,
Etoit en fond d'honneur, & non en fond de teere,
Les ayeux de ma femme, en titres moins brillans
En bons contrats de rente étoient plus opulens.
La fortune, illustrée alors par ce mêlange,
Payoit la qualité qui vivoit de l'échange :
C'étoit bien. Comme noble ensemble & comme époux ,
J'avois double pouvoir sur ses vœux, sur ses goûts.
J'ordonnois ; mais, mon cher, il faut voir la maniere
Dont regimbe à présent sa hauteur roturiere.
Madame veut avoir aussi sa volonté :
Et, comme tous les biens viennent de son côté,
Elle sait de ses droits s'en faire sur sa fille.
Si je parle en époux, en vrai chef de famille,
Tout est perdu pour moi. Vos régénérateurs,
Des vices sociaux ardens dépurateurs,
Pour qui la nouveauté fut toujours une amorce,
Ont, vous le savez bien, décrété le divorce.

FORL1S.

Oui.

VERSAC.

         Je suis roturier déjà de leur façon.
Ma femme, en me quittant, peut me rendre garçon.

On voit que l'humeur chagrine de Versac ne laisse pas d'être gaie & comique. Il enrage pourtant : car il ne peut rien changer à tout ce qui se fait, ni aux caprices de sa femme.

F O R L I S.

On tient donc toujours bureau de politique ?

VERSAC,

Oui, c'est à qui fera ses plans de république.
L'un dans sa vue étroite & ses goûts circonscrits,
Claquemurre la France aux bornes de Paris.
L'autre plus décisif, plus large en sa maniere,
Avec la France encore régit l'Europe entiere
L'autre en petits états coupant trente cantons,
Demande trente rois pour de bonne raison ;
Et tous jouant les mœurs, étalant la science,
Veulent régénérer tout, hors leur conscience.

Versac & Forlis, en discutant alternativement leurs opinions politiques, exposent le sujet de la piece & développent leur propre caractere. Je préviens que je cite par choix les tirades qui font le plus d'honneur au talent de Laya, & par conséquent celles qui doivent plaire davantage à nos lecteurs. Versac réfute ainsi les idées réformatrices de Forlis.

Vous qui voulez de l'homme, étendant le domaine,
Dans l'ame d'un Français voir une ame Romaine,
Rappellez-vous donc Rome au siecle de Caton.
L'erreur d'un demi-dieu peut servir de leçon.
Caton, qu'eût adoré Rome dans son enfance,
Et dont le sort plus tard déplaça l'existence ;
Caton, qu'un saint amour pour sa Rome enflamma,
La voulut reculer au siecle de Numa ;
Des Romains à la sienne il jugea l'ame égale,
Il n'avoit que pour lui mesuré l'intervalle.
Il crut n'obtenir rien que d'obtenir beaucoup.
Voulant tout exiger, sa vertu perdit tout.
Sa vertu prépara des fers à Rome esclave.
Rome immola César, & fléchit sous Octave.
Monsieur, je vous renvoie à la comparaison,

Forlis répond à Versac que nos modernes Solons ne sont pas tombés dans l'erreur de Caton ; que nous avons anéanti nos anciennes loix, & que nous avons reconstruit à neuf l'édifice de l'état. Cette réponse n'est pas péremptoire. Oui , nous avons changé nos loix ; nous avons abattu tous les vieux fondemens de la monarchie. Mais les hommes sont restés les mêmes. Les hommes avec leurs passions ne peuvent pas être traités comme des charpentes de bois, que l'on abat & que l'on reconstruit sur un nouveau plan, sans que le moindre soliveau s'avise de résister aux volontés de l'archicte.

L'Aristocrate n'est pas le seul personnage qui contraste avec celui de l'Ami des loix. Nomophage, faux patriote, ambitieux agitateur du Peuple, offre avec lui une opposition frappante. Ce Nomophage ourdit la trame de ses affreux desseins avec Duricrane & d'autres agens subalternes. Ecoutons l'auteur faire lui-même l'exposition de ces différens caracteres.

VERSAC

                               Vous allez voir ici
Un bon original.

FORLIS.

         Encore !

VERSAC

                                            Oh ! celui-ci ,
Vous le connoissez bien de nom ; c'est Monsieur Plaude

FORLIS.

Qui ?

VERSAC.

Cet esprit tout corps, qui maraude, maraude
Dans l'orateur Romain, met Démosthene à sec,
Et n'est, quand il écrit, pourtant latin, ni grec.

FORLIS.

Ni français , n'est ce pas ?

VERSAC.

                                          Animal assez triste,
Suivant de ses gros yeux les complots à la piste,
Cherchant par-tout un traître, & courant à grand bruit
Dénoncer le matin ses rêves de la nuit.
Dans le champ politique effaçant ses émules,,
Nul ne sait comme lui cueillir les ridicules.

FORLIS.

J'y suis.

VERSAC.

Vous connoissez les autres : c'est d’abord
Duricrane, de Plaude, audacieux support,
Journaliste effronté qu'aucun respect n'arrête.
Je ne sais que son cœur de plus dur que sa tête.
Puis Monsieur Nomophage, & Filto son ami ;
Filto dans le chemin est le moins affermi,
Le besoin d'exister, la fureur de paroître,
Le rend sur les moyens peu scrupuleux peut-étre,
Pour Monsieur Nomopbage, oh ! passe encor ; Voilà
Ce que j'appelle un homme, un héros, l'Attila
Des pouvoirs & des loix : grand fourbe politique,
De popularité semant sa route oblique,
C'est un chef de parti.

FORLIS.

                                   Peu dangereux.

VERSAC.

                                      Ma foi !
Je ne sais. I1 vous craint.

FORLIS.

Je le méprise , moi.

Un domestique annonce que Mme. de Versac est rentrée. Elle arrive peu après sur la scene. L'accueil froid qu'elle fait à Forlis ne lui permet pas de douter qu'elle ne le regarde plus comme son gendre futur. Elle s'explique assez là-dessus. Forlis ne paroît pas s'allarmer de ses nouvelles vues. Il espere qu'elle reviendra à ses premiers sentimens. Il méprise trop ses rivaux pour les craindre. Faut-il que je les qualifie, dit-il ;

Je pardonne au trompé, mais jamais au trompeur.

Cette scene, sans en être inutile , ajoute très peu de chose à la scene d'exposition. Le dialogue, sans s'écarter du but , n'y marche pas très-vîte. Je me bornerai à citer une tirade excellente pour le fond des idées sur le caractere du patriote. En parlant des intriguans qui se sont impatronisés dans sa maison, Mme. de Versac dit à Forlis :

Mais ils sont , croyez-moi, patriotes.

FORLIS,

                                                        Madame
Descendons vous & moi franchement dans votre ame.
Patriotes ! Ce titre & saint, & respecté,
A force de vertus veut être mérité !
Patriotes ! Eh ! quoi l Ces poltrons intrépides,
Du fond d'un cabinet prêchant les homicides,
Ces Solons nés d'hier, enfans réformateurs,
Qui régissent en loix leurs rêves destructeurs,
Pour se le partager, voudroient mettre à la gêne
Cet immense pays, retréci comme Athêne.
Ah l ne confondez pas le cœur si différent
Du libre citoyen, de l'esclave tyran.
L'un n'est point patriote, & vise à le paroître.
L'autre, tout bonnement, se contente de l'être.
Le mien n’honore point, comme vos Messieurs font ,
Les sentimens du cœur de son mépris profond
L'étude, selon lui, des vertus domestiques
Est notre premier pas vers les vertus civiques.
Il croit qu'ayant ces mœurs, étant homme de bien,
Bon parent, on peut être alors bon citoyen.
Compatissant aux maux de tous tant que nous sommes,
Il ne voit qu'à regret couler le sang des hommes ;
Et du bonheur public posant les fondemens,
Dans celui de chacun en voit les élémens.
Voilà le patriote. Il a tout mon hommage.
Vos Messieurs ne sont pas formés sur cette image.

ACTE SECOND. La premiere scene du second acte est très-courte, & n'est pas moins essentielle. Bénard, homme d'affaires de Forlis, lui remet la copie d'une liste notée sur ses livres de comptes, où sont inscrits les noms de 150 indigens qu'alimente sa bienfaisance. L'intrigue roule toute entiere sur cette liste. A quoi bon, a-t-on dit, cette liste sur un papier volant, si ce n'est parce qu'on a besoin qu'elle soit perdue ? Ce n'est là, ce me semble, qu'une critique de cabinet. Ce moyen est peut-être un peu mince ; mais il est possible & très-vraisemblable. Que faut-il de plus ? Combien d'ouvrages dramatiques, contre lesquels on pourroit faire une pareille objection, & qui n'en sont pas moins comptés au nombre de nos chefs-d'œuvres ! Pourquoi, par exemple, pourroit-on dire, Orosmane tenant entre ses mains une lettre de Zaïre, qui lui fait croire son amante infidelle, ne cherche-t-il point à la convaincre, en lui parlant de cette lettre ? N'est-il pas clair qu'il garde le silence, parce que, s'il eut voulu s'éclaircir, il n'y avoit plus de dénouement ?

Cette liste, a-t-on dit encore, ne peut-elle pas être raisonnablement regardée comme suspecte, sur-tout dans un tems de révolution ? Cette critique me paroît plus fondée. ll eût été facile de la prévenir, en supposant que Forlis préside une société philantropique, instituée pour des œuvres de bienfaisance. La publicité d'une institution si louable n'eût laissé qu'un prétexte odieux à la délation de Duricrane. La scene suivante me paroît mal conçue, & mal executée. Est-il possible qu'un Nomophage s'imagine bonnement qu'il sera empereur du Poitou ? Est-il possible qu'il conçoive un plan de partage, & qu'il distribue des gouvernemens chimériques à un Plaude, à un Duricrane, à un Filto ? De même que Tartuffe affecte les scrupules, & parle le langage des vrais dévots ; de même le faux patriote doit afficher les principes, & parler le langage du vrai patriote. Il ne doit en différer que par des motifs secrets dont ses actions sont le résultat. L'unité, l'indivisibilité de la République doivent être pour lui des mots sacrés. Les noms de vice-roi, de gouvernement doivent l'effaroucher. C'est à faire des proconsuls, & à l'être lui-même qu'il doit prétendre. Les plaisanteries que Laya lui prête sont de mauvais goût. Elles sont triviales & déplacées.

                              Mâcon, Baune, vraiment
Bon pays pour le vin. –
                            Il tombe au plus gourmand.
– Ah l Voici notre lot : on me donne le Maine.
– Vous allez y manger des chapons par cenaine.

Ces quolibets pourroient passer dans la bouche du valet gourmand & ivrogne ; mais elles sont indignes d'un ambitieux républicain, qui, dans ses prétentions, ne peut se déterminer que par des considérations politiques. En revanche, la scene où Duricrane vient dénoncer le prétendu complot de Forlis est vraiment théâtrale. Elle va directement au but. Une forte imitation des mœurs révolutionnaires passionne le dialogue.

DURICRANE.

Je sais... J'accours vers vous, & je suis tout en eau ;
Vous remarquez ma joie.

NOMOPHAGE.

                            Oui, ta gaieté maligne,

D'un complot découvert doit nous être un doux signe.

DURICRANE.

Ah ! Devinez un peu le traître.

NOMOPHAGE.

                                               Le coquin
Nous aborde toujours un complot à la main.

DURICRANE.

Ce dernier en vaut cent.

NOMOPHAGE.


                      Enchanteur ! Allons , passe.

DURICRANE.

Oh ! oui, le ciel, sur moi, manifeste sa grace.
A sauver la patrie, il m'a prédestiné !

NOMOPHAGE.

Fais que ton chapelet soit bientôt décliné !
Laisse un peu là, mon che,» le ciel & la patrie.
Ne nous torture plus : parle, quand on t'en prie.

DURICRANE.

II m'a guidé, vous dis je.

NOMOPHAGE.

                                      Où donc ?

DURICRANE.

                                                                  Dans le jardin.

NOMOPHAGE.

Le ciel ! Et pour y voir ?

DURICRANE.

                              Ah ! Le Diable est bien fin.
Vous deux qui vous croyez un esprit bien habile,
Devinez le coupable : on vous le donne enmille.

NOMOPHAGE.

Voyez si ses écarts seront bientôt finis.
Son nom ?

DURICRANE.

                  Vous saurez donc...

NOMOPHAGE.

                                          Son nom ?

DURICRANE.

                                     Monsieur Forlis,

NOMOPHAGE.

Quoi ! Forlis ?

FILTO.

          Prenez garde : oh ! cela ne peut être,

DURICRANE.

On en est sûr, Monsieur, on se connoît en traître.

NOMOPHAGE.

En effet , mon ami, prends garde ; il a raison.
Prends garde... Oh ! seulement si de sa trahison,
Nous avions, pour l'acquit de notre conscience,
Je ne dis pas la preuve, une seule apparence,
Ce seroit trop heureux.

DURICRANE.

                         Apparence ! Ah , bien oui.
Complot réel, vous dis-je, incroyable, inoui.
Cent cinquante ennemis qu'il soutient, sans reproche,
De ses propres deniers, Le tout est dans ma poche.

NOMOPHAGE.

Parle , point de longueurs.

DURICRANE.

                       En deux mot -, m’y voici.
A l'invitation je me rendois ici,
Traversant le jardin, & guettant par routine,
J'apperçois un quidam de fort mauvaise mine,
Marchant près d'un Monsieur, qu'à son air, ses habits,
Je reconnus bientôt pour Monsieur de Fortiº•
Ce quidam, dont la mine aux façons assortie,
Dénonçoit un agent de l'aristocratie.
Le retour un peu prompt de son maître, un instinct,
Un rayon, je le crois, qui d'en haut me survint,
Tout accrût mes soupçons. Forli , me dis je, à peine
Vient-il hors de Paris de passer la quinzaine,
Le voici de retour ! Lui, parti pour ses bois,
Qui nous avoit promis d'être absent tout le mois.
Quelque chose est cachée sous cette marche oblique.

NOMOPHAGE.

Oui, le raisonnement est clair & sans réplique,
C'est une tête au moins. Il vous flaire un complot !

DURICRANE.

J'étois né délateur. Epier est mon lot.
Quand j'ignore un complot, toujours je le devine.

NOMOPHAGE.

Après.

DURICRANE.

      Après ? Vers eux je marche à la sourdine,
J'avance, retenant le feuillage indiscret,
Dont le bruit de mes pas eût trahi le secret,
Caché par le taillis, l'oreille bien active,
Le cou tendu, l'œil fixe, & l'oreille captive,
J'écoutai, j'entendis, je vis, je fus content.
Après un court narré, vague & non important,
Bon, dit Monsieur Forlis, vos listes sont complettes ;
Je garde celle ci. Puis prenant ses tablettes,
Il écrit, les renferme, & sans me voir, il sort
Oubliant sur le banc cette liste.... son sort !
Le nôtre ! Que sait-on ? Crac, fuir de ma cachette,
Saisir & dévorer cette liste indiscrette,
Ce fut pour moi l'éclair. Voyez, lisez un peu ;
Cent cinquante employés, tous réduits par lejeu
Du ressort politique à zéro. Cette bande,
Monsieur la soutient seul. Pourquoi ? Je le demande.

FILTO.

Ceci prouve, à mon sens, bien peu de chose, ou rien.
Il faut pour condamner....

DURICRANE.

                                  Lisez.

NOMOPHAGE.

                                            Lisons.

DURICRANE.

                                                        Eh ! bien ?

NOMOPHAGE.

Rien n'est plus clair ; complot avéré, manifeste !
Vîte, il faut dénoncer.

DURICRANE.

                          C'est fait.

NOMOPHAGE.

                                      Bon.

DURICRANE.

                                               Je suis preste,
J'ai commencé par-là, je repars, on m'attend.

NOMOPHAGE.

Pourquoi ?

DURICRANE.

                 Pour appuyer.

NOMOPHAGE.

                                Oh ! oui , cours, c'est instant-
Ecoute, Bonne idée ! Oui, quinze ou vingt copies
A nos fideles.....

DURICRANE.

                          Bon.

NOMOPHAGE.

                                  Avec art départies,
Ces listes tout d'abord vont produire un effet

DURICRANE.

Du diable ! bruit d'enfer ! Un désordre parfait !
Fiez-vous à mes soins. Oh ! j'ai de la pratique.
Des émeutes à fond je connois la tactique.

FILTO.

Forlis est accusé : ne passez point vos droits,
Et sans les prevenir, laisser parler les loix.

DURICRANE.

Les loix ! Les loix ! Ce mot est toujours dans leurs bouches.
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Laissez parler les loix qui se tairont toujours.

Voilà , ce me semble, de la verve comique , & une peinture de mœurs absolument neuve. Je ne juge pas encore le style : j'en dirai mon avis à la fin de cet article. Mais je ne puis m'empêcher d'observer ici que plusieurs expressions péchent par un défaut de convenance. Enchanteur ! par exemple, est l'expression favorite d'un petit-maître, très-déplacée dans la bouche d'un républicain : ces mignardises ne sont point à l'usage de gens à cheveux noirs qui se piquent de rigorisme, & qui même poussent le civisme du langage jusqu'à l'impolitesse.

ACTE TROISIEM E. Il est des caracteres trop peu décidés pour fournir une action soutenue. L'art consiste à les groupper avec les caracteres dominans, de maniere à faire ressortir ceux-ci par l'effet des contrastes & des nuances différentes. Tel est le personnage de Filto. C'est un homme qui tient aux nouveaux principes, mais qui ne peut approuver qu'on les propage par des moyens atroces, ou odieux , tels que l'assassinat, le brigandage, la calomnie. Beaucoup de gens aujourd'hui ressemblent à Filto. Il étoit essentiel de le peindre au théâtre. L'exemple
de cet homme foible est une leçon pour ceux qui se sont qu'égarés. D'ailleurs , en réfutant ses scrupules, Nomophages est forcé de montrer dans toute son horreur son affreux caractere. Voici comment il s'explique sur les craintes de ce demi-honnête homme.

                                             Sottes allarmes !
Car enfin contre lui n'avons nous pas des armes ?
Je met la chose au pis, & ma haine y consent.
Forbis est cru coupable, & se trouve innocent.
Bon ! ses accusateurs ont tort ? Erreur nouvelIe.
Ils se sont égarés, oui, mais c'étoit par zele.
Leur terreur, quoique fausse, étoit un saint effroi,
Et le salut du peuple est la suprême loi.

FILTO.

Fort bien. Mais cet effroi, selon vous, salutaire,
Ne peut être excusé qu'autant qu'il est sincere ;
Et quoiqu'enfin du peuple ordonne l'intérêt,
S'il frappe l'innocence, il n'est plus qu'un forfait.

NOMOPHAGE.

Filto, trêve à la peur, ou trêve à la morale.

FILTO.

Votre accusation, je supose, est légale.
Mais la route secrette où vous vous enfermez,
Ces doubles de la liste avec tant d'art semés,
Est-ce légal aussi ?

NOMOPHAGE.

                                C'est où je vous arrête.
Notre marche est plus sûre en ce qu'elle est secrette,
Qui diable voulez-vous qui la trahisse ? Rien.
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Dans les jardins déjà les grouppes verbalisent.
D'un feu toujours croissant les têtes s'électrisent.
L'affaire est retournée, augmentée ; il faut voir
Des oisifs curieux les vagues se mouvoir.
Ce que c'est que l'esprit public ! Comme il se monte !

FILTO.

L'esprit public ! Un grouppe abusé ! Quelle honte !
Quel excès de délire & de corruption !

Si la comédie est l'imitation des mœurs mises en action, voilà assurément de la vraie comédie. Qui de nous n'a pas vu se passer à Paris, ce qui se passe ici, ce qui se dit sur la scene ? La peinture est si frappante, qu'on oublie qu'on est au spectacle, & qu'on croit voir, qu'on croit entendre la réalité même.

L'entretien de Nomophage & de Filto est interrompu par l'arrivée de Forlis & de Mme. de Versac. La presence de Forlis ne lui permet pas de parler du nouvel hymen qu'elle a projetté pour sa fille. Elle remet aussi à une heure plus opportune l'examen de l'acte de partage,

Un nouveau personnage vient se joindre à eux. C'est Monsieur Plaude, c'est-a-dire, l’inquisition en personne ; car nous avons aussi notre sainte inquisition. C'est la maladie d'un peuple qui se régénere. Mme. de Versac lui reproche la rareté de ses visites. Il s'excuse sur le service public. Il lui fait hommage d'une nouvelle brochure de sa façon.

                                                         Voici
Ma dissertation nouvelle : celle-ci,
J'ose croire, Madame, aura quelque influence,
Et doit pour son grand bien bouleverser la France.

FORLIS.

Quoi ! Pour son bien, Monsieur ?

PLAUDE

                      Oui, Monsieur , en deux mots
La voici : je remonte à la source des maux :
Il n'en est qu'une.

FORLIS.

                           Bon !

PLAUDE

                            Une seule : elle est claire,
C'est la propriété.

FORLIS.

                            Je ne m'en doutois gueres.

PLAUDE

De la propriété découlent à longs flots,
Les vices, les horreurs, enfin tous les fleaux.
Sans la propriété, point de voleurs : sans elle,
Point de supplices donc ; la suite est naturelle.
Point d'avares, les biens ne pouvant s'acquérir ;
D'intriguans, les emplois n'étant plus à courir ;
De libertins, la femme accorde, & toute bonne
Etant à tout le monde, & n'étant à personne.
Point de joueurs mon plus, car sous mes procédés
Tombent tous fabriquans de cartes & de dés ;
Or je dis si le mal naît de ce qu'on possede,
Donc ne plus posseder en est le sûr remede.
Murs, portes & verroux , nous brisons tout cela.
On n'en a plus besoin, dès que l'on en vient là.
Cette propriété n'étoit qu'un bien postiche ;
Ét puis le pauvre naît, dès qu'on permet le riche ;
Dans votre république, un pauvre bêtement
Demande au riche ! Abus ! Dans la mienne, il lui prend.
Tout est commun ; le vol n'est plus vol ; c'est - justice.
J’abolis la vertu pour mieux tuer le vice.

Voilà le comique de caractere ; ce comique, au moyen duquel un personnage se trouve forcé, par les, travers de son esprit, à se livrer lui-même à la risée & au mépris des spectateurs. Tel est encore l'avantage du dialogue dramatique qu'il va droit au but par un chemin court & facile. Cette tirade réfute mieux l'exagération des idées nouvelles, que le traité le mieux raisonné, & le plus méthodique sur cette matiere.

Duricrane revient sur la scene annoncer, à basse voix, à Nomophage, qu'on va venir arrêter Forlis. Celui-ci qui ne soupçonne rien de leur complot refute avec force leurs sophismes.. Il déclare que si l'on n'est esslave des loix, la liberté est le droit du brigand.

Le plus libre est des loix le moins indépendant,

Ces principes ne sont point, & ne peuvent être admis par Plaude. C'est bien ainsi, dit-il,

C'est.bien ainsi qu’on fonde un bon gouvernement !
Non, la délation & l'emprisonnement,
Voilà les vrais ressorts. Il ne faut point de grace
De l'apparence même au besoin on se passe.
Moi, Monsieur, par exemple. Oh ! Je l'entends au mieux.
Je n'examine point si c'est clair, ou douteux.
Je vois, on ne voit pas ; j'arrête au préalable.
Aussi me direz-vous qu'il m'échappe un coupable.
Je fournis les cachots.

FORLIS.

C'est un terrible emploi.

PLAUDE.

Il faut être de fer, il faut que ce soit moi,
Pour y tenir, Monsieur. Pas un jour ne s'acheve
Qui n'apporte avec lui son traître- C'est sans trêve.
Tenez, on en arrête encore un aujourd'hui ,
Je viens d'en donner l'ordre ; on doit être chez lui.
Il est riche, il fut noble. Après ces deux épreuves....

VERSAC.

J'entends ; cela suffit pour se passer de preuves

PLAUDE.

Ici , j'en ai.

VERSAC.

                   Vraiment ?

PLAUDE.

                                    Un écrit de sa main.

DURICRANE à part.

Quel contre-tems !

PLAUDE.

                              J'espere aussi que dès demain
Un bon arrêt....

VERSAC.

                         Sitôt ?

PLAUDE.

                                    Tout retard est funeste.
Il nous faut un exemple. Aussi je vous proteste
Que je vais de tout cœur soigner ce Monsieur là.
Que je vous certifie un bon traître. Déjà
Le procès est instruit.

NOMOPHAGE, à part.

                                 Oh ! la langue indiscrette !

VERSAC.

Un noble, dites vous ?

PLAUDE.

                              Oui , son affaire est faite.
Son nom va circuler bientôt dans tout Paris,
C'est un certain marquis de Forlis.

On sent combien cette scene est forte de situation. Elle met tous les personnages dans l'embarras, & fait ressortir les caracteres. Forlis se fait reconnoître à Plaude, qui sort au moment où l'officier & sa suite entrent pour s'assurer du prévenu. La sécurité de Forlis, son respect pour les loix font préjuger son innocence à l'officier, qui lui permet de dîner avec une garde chez son ami Versac.

ACTES QUATRIEME ET CINQUIEME.

Ces deux derniers actes ont une marche très-rapide. Forlis, dénoncé comme un conspirateur, devient l'objet de la fureur populaire. On fait piller & incendier sa maison. L'intendant qui n'a pu sauver que quelques papiers vient lui en faire le récit.

Le feu dévore tout. Les combles embrâsés
Croulent de toutes parts sur les plafonds brisés.
J'ai voulu les fléchir : sarglots, larmes, prieres,
Rien,rien n'attendriroit ces ames meurtrieres.
Dans des torrens de feu vos murs sont renversés.
Meubles, glaces, tableaux, brûlés, ou fracassés,
Tout périt consumé par la flamme rapide,
Ou sert de récompense au brigandage avide-.

Le véritable amour de la liberté se prouve par les sacrifices. Forlis , victime de la scélératesse & du malheur, n'en est pas moins l’Ami des loix & du peuple. Les hommes, dit-il, abusent des meilleures choses.

Mais le bien sera bien, quoiqu'ils puissent tenter.
Du coup qui m'atteint seul ma raison se console.
Dans l'intétêt commun mon intérêt s'immole.
Irai-je, confondant & le bien, & l'excès,
Quand c'est l'excès qui bleffe, au bien faire un procès ?

Nomophage prétend que le peuple a menacé sa vie, à cause des liaisons qu'on lui soupçonne avec Forlis. Il lui offre de se présenter avec lui à ce peuple furieux, & il assure qu'il suffira que le peuple voie Forlis avec lui, pour croire Forlis innocent. Celui-ci rejette son offre avec tout le mépris qu'elle mérite. Il sait que Nomophage ne veut sortir avec sa victime que pour mieux diriger les coups des assassins. Il oblige Nomophage à rester dans la maison de Versac. Il se montre avec la fermeté de l’innocence. La fausseté de l'accusation est bientôt reconnue par le peuple, qui le ramene en triomphe. Mme. de Versac est également détrompée ; elle consent au mariage de Forlis avec sa fille , mariage qui est plutôt l'achévement que le dénouement de la piece.

On voit que l'action est très simple, mais devoit-elle être plus compliquée dans un pareil sujet ? N'inspire-t-elle pas un intérêt suffisant ? Cet intérêt n'est-il pas gradué du commencement jusqu'à la fin ? N'est-ce pas tout ce qu'exige un plan dramatique ?

On a dit que Forlis n'étoit pas un Républicain assez prononcé. Mais le but de l'auteur n'étoit pas d'établir la discussion sur la meilleure forme de Gouvernement. Il a voulu prouver que sous un régime politique quelconque, le premier des devoirs est d'être soumis aux loix. N'étoit-ce pas une leçon assez importante, au moment où la France se trouve remplie de jalousies ambitieuses, de soupçons, de troubles, & de séditions ? Si le respect des loix ne s'affermit pas dans l'opinion publique, n'est-il pas à craindre qu'un parti éteint ne soit sur-le-champ remplacé par plusieurs autres, qui se reproduiront comme un hydre ? N'est-il pas à craindre qu'on ne voie paroître dans la même année plus de formes de gouvernement que de saisons ?

J'ai vu des gens versés dans l'art du théâtre prétendre que le faux patriote auroit dû être le principal personnage de la piece. Si Moliere, disoient-ils, au lieu de peindre le Tartuffe, eût représenté le modele des vrais dévôts, il auroit manqué son but. Ce rapprochement est-il bien juste ? D'ailleurs, si l'auteur a excité tant de troubles & de cris pour avoir tracé de profil les intriguans qu'il a mis sur la scene, eut on souffert qu'il les eût peints de face ?

La comédie demande un style naturel, facile, & non moins élégant. On ne peut nier que la diction de Laya ne soit presque partout dure, inélégante, obscure, incorrecte. Il n'est pas assez délicat dans le choix de ses expressions, de ses tours & de ses images. Mais en général son dialogue est vrai & comique. Sa diction incorrecte, mais franche & énergique, est préférable peut-être à l'enluminure de nos auteurs brillantes.

Adeô meliùs Thaliam vel hirtá togá induêre,
Quàm fucatis & meretriciis vestibus insignire.

[Le distique qui clôt l’article reprend en le transformant légèrement une phrase extraite du Dialogue des orateurs de Tacite (26, 1), «  adeo melius oratorem vel hirta toga induere, quam fucatis & meretriciis vestibus insignire », « tant il vaut mieux revêtir l'orateur de l'étoffe la plus grossière, que de lui donner le fard et les ajustements d'une courtisane » (traduction empruntée au site de Philippe Remacle, http://remacle.org/bloodwolf/historiens/tacite/dialogue.htm. Pour les besoins de l’article, l’orateur de Tacite cède la place à Thalie, la muse de la tragédie.]

L’Esprit des journaux français et étrangers, 1795, volume 3 (mai juin 1795), p. 234-235 :

[Reprise de juin 1795 : les circonstances politiques permettent qu’on joue la pièce de Laya, créée en janvier 1793 (au moment du procès de Louis XVI). Une fois la Terreur terminée, on peut rejouer la pièce. Le compte rendu dit peu de chose sur cette nouvelle production, et souligne seulement le peu d’étendue des changements effectués (le critique pense qu’il était possible d’utiliser mieux les « circonstances actuelles » pour donner une signification plus actuelle à sa pièce). Néanmoins, la pièce lui paraît promise à un bel avenir.]

La reprise de l’Ami des loix, a aussi attiré à ce théatre [le Théâtre de la rue Feydeau] la plus grande affluence. Cet ouvrage, dont on a loué dans le tems les principes & l'exécution, étoit déjà remis au théatre, dans un département, depuis quelques mois : le citoyen Pillié, directeur du théatre de la République, à Rouen, l'avoit fait jouer dès le premier germinal dernier, & cet artiste le jouoit lui-même à Amiens, dans le tems où il n'étoit plus permis de le représenter à Paris. On connoît la persécution que cette piece a suscitée aux artistes de la comédie françoise: & sans doute la postérité s'étonnera qu'un ouvrage intitulé l’Ami des loix, ait trouvé des ennemis dans un tems où la Francs avoit besoin de loix, où chacun ne parloit que de loix, de vertu, de tolérance , de fraternité, &c. &c. Cette persécution présageoit assez l'anarchie sanglante dans laquelle le systême affreux de la terreur alloit nous plonger !.... La justice, l'humanité ont enfin repris leurs droits, & la liberté du théatre, ainsi que celle de la presse, qui n'auroient jamais dû être violées, permettent de rappelles la muse de la vraie philosophie, de la douce philantropie. Si le citoyen Laya n'a pas fait à son ouvrage tous les changemens que les circonstances actuelles pouvoient lui indique , sa piece n'en restera pas moins au répertoire ; elle n'en passera pas moins à la postérité, comme un monument qui attestera son courage, celui des artistes françois , & la bétise féroce de ceux qui les ont persécutés pour l'Ami des lois......

César : première le 2 janvier 1793. La pièce est jouée 6 fois au Théâtre de la Nation, jusqu'au 15 janvier 1793. Elle est reprise le 6 juin 1795, pour une série de 12 représentations au théâtre Feydeau qui s'achève le 9 août 1795.

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