Blanchard ou le Siège de Rouen

Blanchard ou le Siège de Rouen, tragédie en 5 actes et en vers, d'Antoine Vieillard de Boismartin, publiée à Saint-Lô chez P.-F. Gomont, 1793.

Tragédie jouée à Rouen en 1777. La Biographie universelle, ancienne et moderne, tome 48, p. 428, affirme que la pièce a été représentée à Rouen en 1775 et reprise en 1793, avec de grands changements à Saint-Lô.

Sur la page de titre de la brochure, à Saint-Lô, de l'imprimerie de P. F. Gomont, 1793 :

Blanchard ou le Siège de Rouen, tragédie en cinq actes ; Par Antoine Vieillard Boismartin, maire de Saint-Lo.

La gloire d'un soldat est dans l'obéissance.

BLANCHARD. Acte premier; Scène III.

Le texte de la pièce est précédé d'un Précis historique du siège de Rouen par les Anglais d'Henri V, roi d'Angleterre en 1418-1419, ainsi que d'une Épitre dédicatoire aux citoyens de Rouen.

PRÉCIS HISTORIQUE DU SIÈGE DE ROUEN.

Henri V, roi d'Angleterre, était le prince le plus accompli de son siécle. D'une phisionomie avantageuse, savant dans l'art de feindre & de dissimuler, dévoré d'ambition, heureux dans toutes ses entreprises, il employa tous les ressorts de la politique la plus raffinée, pour réduire sous sa domination le royaume de France.

Dès 1415, des ambassadeurs vinrent de sa part demander sans détour la couronne de France, en vertu des droits d'Edouard III. Il ne pouvait saisir de circonstance plus favorable : le roi de France était excommunié par le pape ; « les princes uniquement occupés à renverser toute subordination, cherchaient, en ébranlant le trône, à s'emparer des débris qu'ils pourraient saisir, pour en frapper leurs adversaires » (Velly) Philippe duc Bourgogne & le duc d'Orléans avaient chacun une faction puissante à leurs ordres ; ils mettaient alternativement des impôts, dont l'exaction rigoureuse révoltait le peuple. Gaucour l'un des ministres des exactions du duc de Bourgogne, fut immolé par Blanchard, dans le même lieu où le Gras, riche marchand de Rouen, avait quelques années auparavant été proclamé & couronné roi par deux cents compagnons de métier. L'histoire ne présente nulle part de tableau plus affligeant que celui que nous offre le règne malheureux de Charles VI. Sous ce règne Artevel brasseur souleva la Flandres, « la bastille fut prise & reprise par les divers partis, les proscriptions se multiplièrent, on égorgea tous les prisonniers, des fleuves de sang coulèrent plusieurs fois dans les rues de Paris. Toute la France n'offrait, pour ainsi dire, qu'une plaie ; des hordes de scélérats réunis égorgeaient & pillaient indifféremment amis & ennemis ; des prêtres & des moines devenus soldats, devenaient à leur tour bandits, meurtriers, voleurs, incendiaires. On eût dit que nos aveugles ancêtres avaient résolu de s'ensévelir sous les ruines de la monarchie. » (Velly.)

Telle était la situation de la France, lorsque Henri conçut le projet de la soumettre. Il se lia avec Philippe duc de Bourgogne, qui maîtrisait despotiquement la cour, par un traité secret qui fut souscrit à Calais. La rapidité des progrès de Henri alarma la cour. Isabelle de Bavière, femme de Charles VI, réunie au duc de Bourgogne, conçut le projet d'enlever la couronne au Dauphin, & de la faire passer sur la tête du roi d'Angleterre, dont elle se proposa dès-lors de faire son gendre.

Catherine(*) fille d'Isabelle & de Charles VI, princesse jeune, belle & vertueuse, avait été promise dès l'enfance au comte de Clermont. La politique en décida autrement; on l'offrit à Henri pour acheter la paix & l'alliance de l'Angleterre. L'entrevue se fit dans le parc de Meulan: Henri ne parut pas insensible aux charmes de la princesse; mais quand il s'agit de régler la dot, comme on ne lui offrait que ce qu'il avait déja, il porta ses prétentions si haut, que la négociation fut rompue.

Ce fut en 1418 que Henri, vainqueur des Français à la bataille d'Azincour, où il tenta vainement de sauver la vie au duc d'Alençon, qui l'avait attaqué avec intrépidité, vint mettre le siège devant Rouen. Il était déja maître de presque toute la Normandie. L'histoire ne fournit pas d'exemple d'un siège plus célèbre. Ce que les assiégés souffrirent est incroyable. On mit hors des murs 20000 bouches inutiles; les habitans furent réduits à dévorer du cuir bouilli. Blanchard, capitaine des bourgeois, avait formé au métier des armes dix mille habitans, avec lesquels il faisait de fréquentes sorties sur l'ennemi. Il avait dans Jourdain, grand maître de l'artillerie, un digne coopérateur ; mais malheureusement Guy le Bouteiller gouverneur, voué à la faction du duc de Bourgogne, instruisait le roi d'Angleterre de toutes les résolutions qui se prenaient dans le conseil. Malgré cela le siège n'avançait que fort lentement. Henri prit le parti de faire barrer la Seine par un triple rang de chaînes, il fit environner la ville de potences, il y faisait attacher tous les habitans faits prisonniers dans les sorties.

Charles VI, prince faible mais bon, chérissait le peuple ; il en était adoré. Affligé d'une maladie cruelle qui troublait sa raison, il n'avait pas un intervalle lucide qu'il ne s'occupât d'adoucir les maux de ses sujets. Ce tendre attachement à son peuple lui mérita le surnom de Bien-Aimé, qu'il conserva toute sa vie, malgré ses malheurs, & que la postérité, qui seule juge sainement les rois, lui a conservé à son tour.

Ce prince connaissait toute l'importance de la ville de Rouen : il avait résolu de la secourir. Le duc de Bourgogne avait promis de marcher contre les Anglais ; mais le traité qui l'unissait au roi d'Angleterre ne lui pers mettait pas de tenir sa parole.

Cependant les assiégés étaient réduits aux plus cruelles extrémités. La défense de la place avait coûté la vie à plus de quarante mille personnes. Quelques auteurs portent à soixante-douze mille le nombre des individus qui périrent pour conserver à la France ce poste important. Dans cette position fâcheuse, la ville envoya trois députés à la cour, au nombre desquels était Livet, ecclésiastique recommandable par ses vertus. Ce fut lui qui porta la parole ; il évoqua l'ombre de Raoul ; il cria sur le roi & sur le duc de Bourgogne, le grand harou, signe de l'oppression & de la dernière détresse. Le roi promit un secours puissant, mais le secours ne vint point. Dailly réunit quinze cents hommes-d'armes, avec lesquels il marcha vers Rouen. Il eut le bonheur d'y entrer. Ce fut lui qui se battit à outrance contre le Blanc, gouverneur d'Honfleur. « Dès la première course, Dailly perça le Blanc, qui tomba mort de dessus son cheval. Les Français, selon les loix du combat, emportèrent son corps dans la ville, où il fut reçu avec de grands applaudissemens. Les Anglais retirèrent moyennant quatre cents nobles, le corps & les armes du vaincu. » (Hist. de Ch. VI, par Lussan.)

Cependant le siège avançait toujours, quoique fort lentement. Henri recevait journellement de nouveaux secours en hommes & en subsistances, & Rouen n'avait plus de ressources que dans le désespoir de ses habitans. On demanda à capituler ; le roi d'Angleterre, furieux de s'être vu arrêté pendant six mois sous cette place, exigea qu'elle se rendît à discrétion. « Mourons en hommes libres, (s'écria Blanchard à cette réponse de Henri.) & puisque le roi d'Angleterre ne nous veut pour sujets que comme des esclaves, rompons nos fers d'avance ; mourous tous ensemble, mais vendons chèrement nos vies. Qu'il apprenne quels sujets il a perdus & qu'il ne règne plus que sur des ruines & des murs embrasés. » Le peuple applaudit ; on résolut de placer les femmes, les vieillards & les enfans au centre des hommes armés, & de s'ouvrir un chemin à travers le camp des Anglais. Mais le perfide Guy fit scier pendant la nuit les supports du pont. Déja une partie des assiégés avait pénétré jusqu'au camp, lorsque le pont, en s'abîmant, engloutit dans le fleuve une foule d'assiégés ; les autres rentrèrent dans la ville en frémissant de rage, contre le lâche qui les trahissait. Alors il fut résolu de mettre le feu aux quatre coins de la ville, & de s'ensevelir sous ses ruines, Heari instruit de cette résolution désespérée, reçut la ville à composition. Mais il exigea trois victimes, au nombre desquels était Blanchard. Deux rachetèrent leur vie ; Blanchard préféra de mourir pour donner un grand exemple à ses concitoyens. C'était un homme de génie ; aucun guerrier de son tems ne pouvait se flatter de l'emporter sur lui en prudence, en fermeté, en courage, quoiqu'en aient dit des historiens, qui semblent avoir craint de rendre une justice entière à un homme qui ne devait rien à ses aïeux. Blanchard était un citoyen d'une probité antique, d'un zèle à toute épreuve pour les intérêts de ses concitoyens. Ils avaient en lui une confiance aveugle ; jamais il n'en abusa. Il pouvait d'un mot faire échouer la capitulation ; mais ce mot l'aurait fait rougir. L'antiquité n'a jamais offert d'exemple d'un dévouement plus sublime. Tout le peuple pleura amèrement sa mort, & le regarda comme le dernier des véritables citoyens.

Henri maître enfin d'une ville qui l'avait arrêté si long-tems sous ses murs, fit fournir des vivres en abondance aux habitans, dont il devint en quelque sorte le roi & le pere. Par un article de la capitulation, il fut stipulé que les femmes, les vieillards & les enfans, abandonnés dans les fossés, rentreraient dans la ville, & y seraient nourris pendant un an, aux frais de leurs concitoyens.

XXXX

En remettant ce sujet au théatre, je me, suis proposé d'approprier les mœurs de mes concitoyens à l'esprit d'une constitution libre; car, je l'ai dit il y a long-tems, « les mœurs des peuples libres diffèrent autant des mœurs des peuples esclaves, que l'esclavage diffère de la liberté : ainsi en passant de l'esclavage à la liberté, le Français a dû devenir un peuple nouveau. S'il redevenait jamais ce qu'il était il y a quatre ans, il retomberait bientôt sous le joug du despotisme.» (Compte de l'administration municipale de St-Lo, rendu par l'auteur en 1791.)

Rappelé aux fonctions administratives, lorsqu'échappé au fer des assassins ligués contre moi, pour avoir voulu faire régner les loix protectrices des propriétés & des personnes, & refugié dans le sein des lettres, je me proposais de m'occuper uniquement des moyens de concourir à la régénération des mœurs publiques; que ne m'était-il permis de couler le reste de mes jours dans ces utiles & paisibles occupations  ! Mais j'aurais manqué à la reconnaissance, si j'avais refusé des fonctions d'autant plus honorables, qu'elles sont gratuites & périlleuses. Généreux Saint-Lois, vous qui, pendant mon absense, m'avez si noblement vengé des calomnies & des libelles de ces vils intriguans, aux yeux de qui tout est bien, pourvu que tout s'accorde avec leurs interêts personnels, souffrez que je vous consacre ici l'hommage de ma reconnaissance. Croyez, croyez surtout que ni les cabales, ni les intrigues, ni les calomnies, ni la variété des circonstances, qui amène tant de variations dans les opinions mobiles des hommes sans caractère, ne me fera oublier que je dois consacrer ma vie pour le maintien de votre tranquillité. Heureux si, après vous avoir utilement servis comme administrateur, je puis pour unique récompense de mes travaux, consacrer mes veilles à célébrer les actions éclatantes de vos ancêtres ! Car votre ville a produit aussi des héros, & vos concitoyennes comptent parmi leurs aïeules, des femmes dont les actions auraient honoré les plus grands guerriers de leur siécle.

(*) Ce nom étant peu poétique, j'ai donné à cette princesse le nom Constance.


 

ÉPITRE DÉDICATOIRE, AUX CITOYENS DE ROUEN.

Très-chers concitoyens,

Je viens vous présenter une seconde fois, un trait de l'histoire Française mis en action. Puissiez-vous reconnaître dans le caractère de Blanchard, dont la naissance honore votre patrie, & dont la mort a imprimé à son nom le sceau de l'immortalité, toutes les vertus civiles, politiques & guerrières dont ce héros fut animé !

C'est au milieu de vous, dans le sein de votre ville, rivale des plus grandes villes de l'Europe, par les talens, les lumières, & surtout par les vertus de ses nombreux citoyens, que mon ame, sortie libre & fière des mains de l'auteur de la nature, trouva tout ce qui pouvait lui donner ce degré d'énergie, nécessaire pour braver, & briser même le joug oppressif du despotisme ; c'est-là que je trouvai en même tems cette sagesse, qui distinguant soigneusement la licence de la liberté, sans cesse occupée à montrer aux citoyens la ligne qui sépare ces deux extrêmes, les éclaire sur leurs vrais intérêts, en leur faisant remarquer attentivement les rapports perpétuels qui lient le bonheur de chaque individu au bonheur public.

C'est à cette sagesse si rare que vous devez le calme heureux dont vous avez joui, lorsque le reste de l'empire était agité par les plus violents orages. Puissent les autres villes Françaises produire de nombreux guerriers tels que le brave & sage Blanchard ! puissent-elles produire des administrateurs toujours occupés d'entretenir dans leur sein cette harmonie constante, résultat infaillible de la soumission aux loix, sans laquelle la liberté dégénérerait promptement en anarchie ! C'est le vœu d'un citoyen dont la félicité est inséparable de celle de sa patrie.

A. VIEILLARD.          

Dans la base César, la pièce de Vieillard de Boismartin se voit créditée d'une représentation ai Théâtre de Rouen en août 1776.

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