Le Couvent, ou les Fruits du caractère et de l'éducation

Le Couvent, ou les fruits du caractère et de l'éducation, comédie en un acte en prose, par M. Laujon (16 avril 1790). Paris, veuve Duchesne, in-8°. de 66 pages.

Théâtre de la Nation

Titre :

Couvent (le), ou les fruits du caractère et de l’éducation

Genre

comédie

Nombre d'actes :

1

Vers / prose ?

prose

Musique :

non

Date de création :

16 avril 1790

Théâtre :

Théâtre de la Nation

Auteur(s) des paroles :

M. Laujon

Almanach des Muses 1791

Point d'hommes parmi les personnages. C'est la première pièce où le costume religieux a paru sur la scène. Le ton et le caquetage du couvent peints au naturel.

La marquise de Sincère, dont le fils doit épouser Mademoiselle de Fierville, pensionnaire, prend le nom d'une maîtresse de musique et de dessin, et vient, sans être connue de sa bru, étudier son caractère. Dès la première conversation, elle s'aperçoit que c'est un assez mauvais sujet. Dans la même visite, elle a occasion de voir la Sœur Saint-Ange, qui avoit été aimée de son fils, mais dont elle avoit refusé l'alliance par défaut de fortune. En l'entretenant, elle reconnoît en elle tant de douceur et d'honnêteté, tant de qualités essentielles, qu'elle lui offre la main de son fils.

Une scène charmante, où Sœur Saint-Ange, montrant ses dessins, s'aperçoit que les têtes qu'elle a voulu dessiner d'imagination se ressembloient toutes, et qu'elle a toujours fait, sans le savoir, le portrait du fils de madame de Sincère.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez la Veuve Duchesne & fils, 1791 :

Le Couvent, ou les fruits du caractère et de l'éducation, comédie en un acte et en prose. Par M. Laujon. Représentée, pour la première fois, sur le Théâtre de la Nation, le 16 avril 1790.

Le texte de la pièce est précédé d’une préface.

[J'ai utilisé pour le texte de cette préface l'édition des Œuvres choisies de P. Laujon, tome 1 (1811).

Par commodité, j'ai placé les notes en dessous du paragraphe où elles apparaissent.

L'objectif principal de cette préface est de répondre à ceux qui pourraient trouver le sujet bien audacieux. Le titre le Couvent pourrait donner à penser que la pièce réveille les attaques contre le monde des couvents, et Lanjon tient à montrer que son dessein est très éloigné de faire un réquisitoire contre la vie monastique et l'éducation des jeunes filles dans les couvents.]

PRÉFACE*.

* Elle renferme des indications qui peuvent être utiles aux troupes de Spectacles de province, qui se proposent de faire représenter cette petite Comédie.

J'ai présenté ce petit ouvrage sous deux titres ; le Couvent, qui, si je ne me trompe, annonce la peinture de divers caractères, concourant, selon leurs fonctions différentes, au developpement d'une action principale, désignée par mon second titre, les fruits du Caractère et de l'Éducation.

Ce dernier titre, par les vues utiles qu'il indique, a le double avantage d'éloigner l'esprit des spectateurs de toute idée malignement indécente, et de me préparer à moi-même une défense contre les reproches auxquels j'avais présumé d'avance que m'exposerait le titre isolé du Couvent.

J'ai trouvé mes juges les plus sévères dans quelques personnes timorées, qui, depuis nombre d'années, s'étant interdit les spectacles, n'ont pu me juger sur la scène1 : si par hasard elles se permettent la lecture des ouvrages que l'on y donne, si le mien excite leur curiosité, je vais essayer de les ramener à l'indulgence, en les priant de songer que, si elles m'ont jugé sans m'avoir entendu, il est juste que ce ne soit pas du moins sans m'avoir lu.

Segniùs irritant animos demissa per aures,
Quàm quæ sunt oculis subjecta fidelibus...

Hor. de Arte Poet.

Cet ouvrage n'avait d'abord été destiné qu'à l'amusement de quelques sociétés, auxquelles les tableaux que j'esquisse étaient familiers ; quelques amis crurent y voir des vues utiles et intéressantes pour un sexe destiné à répandre des consolations sur le nôtre. Ils n'eurent pas de peine à me persuader ; j'en appelle à tout auteur : nous devenons aisément crédules sur ce qui flatte notre amour-propre. Presque décidé à faire représenter cette petite Comedie, je n'étais plus retenu que par la crainte de risquer la première Comédie sans homme, qui ait paru sur le théâtre, et par le danger d'y traduire des personnages que notre nation (presque la seule) s'était jusqu'à présent prescrit de n'y point admettre. J'appris que l'on préparait, à plus d'un théâtre, des ouvrages dans lesquels on introduisait des Religieuses. Un Auteur1 a fait le premier pas ; je me suis exposé à faire le second ; j'ai trouvé grâce aux yeux de nombre de spectateurs indulgens ; je serais trop heureux si quelques traits de morale, devenus plus sensibles dans le jeu, si vrai, si expressif, de mes actrices, dépourvus, à la lecture, de l'agrément qu'elles n'ont pas cessé d'y répandre, prévalaient encore sur l'idée qu'imprime l'habit que l'on me reproche, dans l'esprit des personnes qui, sans en avoir pu juger l'effet d'après leurs impressions personnelles, ont cru leur délicatesse intéressée à suspecter la mienne.

1 Le Souper Magique, représenté sur le théâtre de la Nation, au mois de février 1790.

Mon ouvrage est-il favorable ou nuisible aux personnages employés dans l'esquisse légère que je viens d'exposer aux regards du public ? Si j'ai peint des abus, ai-je négligé des avantages ? Ne serait-on pas tenté de croire qu'il est peu de maisons d'institution publique qui soient exemptes d'abus, puisqu'on en trouve jusques dans celles qui sont les plus respectables ? L'exemple de la sœur Saint-Ange, admise sans dot, ne prouve-t-il pas les ressources que ces asiles ouvrent aux talens indigens ? Démontrer qu'il peut exister dans un cœur des sentimens long-temps assoupis, qu'un instant peut y réveiller, et rendre funestes à la candeur même1, en échappant à la fois à sa vigilance et à celle des autres ; en induire (ne fût-ce que d'après ce léger exemple) que les vœux religieux absolus sont souvent inconsidérés : est-ce une morale déplacée ? Elle serait tout au plus surabondante, en ce qu'elle a le défaut de plaider une cause jugée.

1. . . . . . . . . .Quò virtus, quò ferat error!

HOR. de Arte Poeticâ.

J'ai cherché à développer, dans le rôle de l'Abbesse, un cœur sensible, compatissant; un zèle actif sur tout ce qui intéresse le bonheur de ses subordonnées ; les vertus les plus essentielles enfin : je les ai opposées, dans le même caractère, à quelques défauts, tels que l'habitude d'attacher la plus grande importance à l'administration de l'asile confié à ses soins, le desir de chercher dans tous les yeux le succès des peines qu'elle se donne ; d'en parler enfin avec la complaisance la plus marquée. L'impression de ces légers défauts, dont on parvient à se corriger, peut-elle l'emporter sur celle des qualités qui les excusent, et qu'il est si difficile de réunir ? J'ai mis en action dans les rôles de Sœurs Converses, quelques habitudes frivoles et minutieuses, quelques petits ridicules, si légers qu'ils ne déparent pas la candeur, et dont la peinture est si attrayante sous les pinceaux de l'inimitable auteur de Vert-Vert. Mais ces graves riens1, qui sont si précieux pour de jeunes recluses, n'offrent-ils pas la preuve assurée de leur innocence ? N'est-ce que dans le cloître que le babil outre-mesure2 peut prêter à la critique ? Où la simplicité rend-elle insensible à la parure3 ! Et n'est-ce encore que dans le cloître qu'une épingle dérangée tracasse une jeune tête? Où la curiosité peut-elle être plus animée que dans des asiles où tout ce qui vient du monde, tout ce qui peut y tenir, acquiert le charme de la nouveauté ? Mais, pour tâcher d'être exact dans mes portraits, j'ai réuni dans les jeunes Sœurs, à l'obéissance la plus scrupuleuse, à la soumission la plus entière à leurs supérieures, une politesse, une douceur, qui leur sont particulières, et surtout une prévenance4 habituelle pour celles qui ne cherchent pas à les indisposer par des propos déplacés*.

1 Les graves riens, les mystiques vétilles. Gresset. Vert-Vert.

2 Toutes les Sœurs parlent toutes ensemble. Idem.

3 Il est aussi des modes pour le voile. Idem.

4 Les petits soins, les attentions fines. Idem.

* Il faut observer que ces petits défauts, affectés aux Sœurs Converses, se font remarquer en elles d'une manière analogue à leur caractère et à leur âge. La Sœur Anastase est vive, la Sœur Euphémie est doucereuse ; toutes deux sont jeunes ; et leur indiscrétion, leur curiosité, s'annoncent différemment dans le rôle de la Tourière, qui, toujours en action, malgré son âge, est toujours essoufflée quand elle parle, et qui, naturellement obligeante, est aussi humoriste que bavarde.

L'éducation de Mademoiselle de Fierville est moins un reproche pour celles qui s'en sont chargées, qu'une leçon pour les pères qui ne s'occupent qu'à rendre inutiles les soins qu'elles prennent ; et ne retrouvent-elles pas, dans l'éducation de Sœur Saint-Ange leur élève, la bonne opinion que Mademoiselle Fierville pourrait leur faire perdre ? Quant aux jalousies qui s'élèvent entre la naissance et la fortune, et préparent d'avance des divisions qui, du Cloître, passent et se perpétuent souvent dans le monde, je sais qu'il est nombre de couvens où ces abus destructifs de toute émulation ne subsistent pas. La leçon n'est donc utile que pour les maisons où la surveillance se trouverait moins active ou moins éclairée.

S'il est peu de mères qui se prêtent à imiter la Marquise dans les précautions qu'elle croit nécessaires pour se répondre à elle-même du bonheur de son fils, on conviendra du moins que son exemple n'offre rien de dangereux.

Voilà sans doute de bien longs détails sur un bien petit ouvrage ; mais quand on cherche à justifier son honnêteté, la crainte de n'en pas dire assez peut servir d'excuse. Quelques abus de moins, et un habit de plus sur la scène ? c'est entre ces deux objets que j'avais à me décider. Si j'ai cédé à la pureté de mes motifs ; je puis opposer au scrupule qui a pu m'inculper le bonheur que j'ai eu de voir telle mère vertueuse, tel père occupé de l'instruction de ses enfans, telle sage institutrice, mener aux représentations de ma pièce leurs filles ou leurs élèves ; c'est au moins un préjugé favorable sur quelques leçons utiles, que je ne pouvais exposer sur la scène qu'avec l'habit qui seul peut les y faire entendre : aussi, quand l'accueil du public a daigné m'encourager, je n'ai pu me défendre de répéter ce vers d'une Epître1 dont la moralité est si connue.

« Ah, mon habit! que je vous remercie!

1 Epître à mon habit, par M. Sedaine.

Il y a à deux reprises dans la pièce des couplets, chantés par la soeur Saint-Ange, scène 8, quand elle est seule et chante en s'accompagnant au clavecin, et scène 19, quand elle est en tête à tête avec la marquise et qu'elle chante l'air choisi par la marquise. Les deux airs figurent à la fin du texte de la pièce.

L’Esprit des journaux français et étrangers, 1790, tome VI (juin 1790), p. 310-311 :

[L’article reproduit le compte rendu du Mercure de France, tome CXXXVIII, n° 18 du samedi 1er mai 1790, p. 44-46.

Point de départ de l’article, le succès de la pièce, « malgré les circonstances peu favorables aux spectacles ». Après avoir décrit le décor et les costumes, réalistes, le récit de l’intrigue fait pénétrer, à un moment où la question des religieux, et plus encore des religieuses, est un point sensible, dans la vie des jeunes filles, pensionnaires et novices, dans les couvents. La morale de la pièce est attendrissante : la jeune pensionnaire qu’on envisageait de donner pour épouse au jeune marquis est une pimbêche, et c’est la discrète novice (déjà engagée dans la vie religieuse...) qui sera choisie comme bru par la marquise (un jeune homme ne choisit évidemment pas sa femme). Le critique souligne que la pièce fait bien sentir ce que sont les couvents de femmes, et seul le dénouement devrait être rendu plus heureux. Les interprètes sont bien sûr toutes des femmes, et toutes ont donné satisfaction.]

On a donné, le 16 avril, la premiere représentation du Couvent, ou les fruits du caractere & de l’éducation. Cette petite piece, d'un genre assez neuf sur la scène françoise, & qui devoit au moins exciter l'attention du public par sa singularité, l'a intéressé par ses détails ; & elle attire encore un assez grand nombre de spectateurs, malgré les circonstances peu favorables aux spectacles.

La scene représente le parloir de l'abbesse ; & laisse voir, à travers la grille, l'intérieur du monastère. Parmi les personnages qui sont sous le costume exact des religieuses, se trouvent des pensionnaires & une marquise : pas un seul homme n'y paroît.

Ce jour-là on attend la marquise de Seincere, dont le fils doit épouser une jeune pensionnaire du convent [sic], fille d'un très-riche financier. Cette mere sage & sensible veut connoître celle à qui elle doit confier le bonheur de son fils. De concert avec l'abbesse, elle arrive sous le nom d'une dame qui vient montrer la musique & le dessin aux pensionnaires ; & elle ne manque pas de renoncer à son projet de mariage, quand elle ne trouve dans la jeune de Fierville, qu'on veut lui donner pour bru, qu'une étourdie, qui n'a ni douceur, ni sensibilité, ni talent, ni envie d'en avoir.

Par hasard , en donnant leçon également à sœur saint-Ange, qui a pris l’habit de novice, elle trouve en elle autant de vertus, qu'elle a reconnu de défauts dans Mlle. de Fierville. C'est bien-là l'épouse qu'elle désireroit donner à son fils ; ce désir augmente, en apprenant que cette même novice a vu le jeune marquis un moment, & qu'elle en a conservé le plus tendre souvenir ; & enfin la douleur que laisse éclater cette fille vertueuse, quand on lui écrit que sa belle-mere vient de. tomber dans l’infortune, acheve d'attendrir la marquise, qui lui offre & lui fait accepter la main de son fils.

Les mœurs, le ton, le parlage des cloîtres, retracés dans cette piece avec beaucoup de vérité, & sur-tout une charmante scène entre la marquise & la sœur saint-Ange, ont décidé le succès de cet ouvrage. Le dénouement seul a laissé quelques regrets ; & l'on dit que l'auteur (M. Laujon, connu par d'autres succès) s'occupe à terminer plus heureusement cet agréable ouvrage.

Mde. Bellecour, Mlle. Raucour, & Mde. Suin, ont joué avec beaucoup de vérité la touriere, l'abbesse & la marquise ; Mlle. Petit a fait grand plaisir dans le rôle de Mlle. de Fierville ; & Mlle. Contat, qui a mis dans celui de sœur saint-Ange la grace, la décence, & tout l'intérêt dont il est susceptible, a été applaudie avec enthousiasme dans de jolis couplets, qu'elle chante d'une manière à ne laisser rien à désirer.

Mercure de France, tome CXXXVIII, n° 25 du samedi 19 juin 1790, p. 119 :

[Le critique avait annoncé la modification du dénouement, et c’est bien ce qui s’est produit. Il smble que ce nouveau dénouement est plus satisfaisant en ce qu’il n’est plus si humiliant pour Mlle de Fierville, qui reçoit une leçon qui est salutaire sans être humiliante.

Nous avions annoncé des améliorations au dénouement de la Comédie du Couvent. Des changemens ont été donnés en effet, & n'ont fait qu'ajouter au succès de cet ouvrage, dont le genre est neuf & le ton si agréable. M. Laujon a fait paroître à la fin Mlle. de Fierville, qui reçoit une leçon assez prononcée pour être utile, pas assez pour blesser les convenances qu'exigent les Personnages.

Au Mercure prochain, nous parlerons du Présomptueux , ou l'Heureux imaginaire, Comédie de M. Fabre d'Eglantine, qui , mieux jugée enfin, paroît avec succès sur la Scène Françoise.

L'Esprit des journaux français et étrangers, année 1790, tome XI, novembre 1790, p. 99-116 :

[Article paru lors de la publication du texte de la pièce. Manifestement, cette publication était très attendue, vu la taille de ce compte rendu. Elle est explicitement liée au temps précent : sans la Révolution, pas de pièce possible. Le critique insiste sur le caractère à la fois réaliste et respectueux de la vérité qui la caractérise : on y voit une abbesse, ce qui pouvait faire craindre quelque scandale, mais rien pour choquer dans la pièce, qui pose clairement le problème de ce célibat forcé que représente la vie monastique. L’intrigue est longuement expliquée avec beaucoup de bienveillance pour une histoire morale. Après cette analyse scène par scène, largement commentée, un dernier paragraphe, très rapide, conclut à l’intérêt de la pièce.]

Le COUVENT, ou les fruits du caractère & de l'éducation, comédie en un acte, en prose; par M. Laujon, représentée pour la première fois, sur le théâtre de la nation, le 16 avril 1790. A Paris, chez la veuve Duchesne & fils, prix 1 liv. 12 sols.

Cette piece, deux ans avant sa représentation, auroit porté en elle-même plus d'un obstacle à son succès. Il falloit pour la voir applaudir, le concours des circonstances politiques qui l'ont fait admettre sur la scene françoise.

Une comédie sans aucun homme, & dont l'action se passe entre dix ou douze femmes, étoit une nouveauté qu'aucun siecle, aucun pays, n'avoient hasardée, ni même imaginée. C'étoit, à la vérité, celui des obstacles dont nous venons de parler, qui devoit le moins contrarier I'acceptation de l'ouvrage de la part des comédiens, attendu qu'une nouveauté est précisément pour le caractère françois une sorte d'agacerie dont il a peine à défendre sa curiosité naturelle ; mais une action dramatique dont .le lieu de la scène étoit nécessairement le parloir d'un couvent de femmes, des actrices habillées les unes en religieuses, les autres en sœurs converses, c'étoit-là la grande difficulté. Que devenoient nos préjugés antiques, toujours si bien conservés, & même consacrés par ceux dont ils intéressoíent les vieux privilèges, & d'après lesquels on murmuroit encore parmi nous contre la licence d'avoir placé sur nos théâtres ce qu'on appelloit un abbé, espece d'être amphibie & fictif qui n'appartenoit presque en -rien à l'état dont il arboroit le costume extérieur ?

Dans la comédie de M. Laujon, tout étoit réel. Une mere abbesse devoir s'y montrer avec le saint habit & le signe respectable du grade qui l'élevoit au-dessus de la communauté. Y auroit-il eu un des censeurs (s'ils avoient encore existé) qui eût osé donner son attache à un drame profanateur ? Car il ne faut pas douter que d'abord il n'ait été regardé comme tel.

Cependant, à la représentation de la piece, les spectateurs impartiaux que la force des usages ne subjugue jamais sans une raison bien motivée, furent étonnés de n'avoir rien vu & rien entendu qui tendît à les scandaliser. L'intérêt simple & vrai de la fable les ayant occupés agréablement sans blesser les convenances relatives à un état & à un lieu consacrés particulièrement à la décence, ils se laissèrent sans scrupule entraîner au plaisir de goûter & d'applaudir des situations naturelles, propres à renforcer la leçon de morale qu'avoit voulu donner l'auteur, & qui pourroit être encore utile, si depuis l'assemblée nationale, par ses décrets sur le monachisme envisagé politiquement, n'avoit pas cru devoir ouvrir ces prisons religieuses où tant de jeunes victimes de quelques séductions & même de leurs propres erreurs, ou d'une aveugle piété, multiplioient à un excès destructif de la population les suites fâcheuses d'un célibat forcé.

Que gagnoient d'ailleurs les asyles de ces victimes à l'esprit de réserve commandé envers eux ? La censure publique ne les atteignoit pas moins, en feignant de n'en vouloir qu'aux collèges des anciennes vestales ou des prêtresses de Diane. Le masque étoit si transparent, que le spectateur ne se trompoit pas sur les vrais objets du sarcasme de nos auteurs qui peignoient avec d'autant plus de force leurs modeles, qu'ils sembloient les aller chercher loin de nous & à des époques très-reculées.

II nous semble qu'il ne sera pas hors de propos ici d'observer un des premiers effets sensibles de la liberté d'écrire. Dans les tems de la gêne imposée à cet art, à l'aide d'un léger déguisement, on va jusqu'à la satyre. N'est-on plus obligé de feindre ? La modération s'établit, & l'on ne scandalise plus personne.

Voyons maintenant par quel art, par quelle retenue & par quelle vérité de mœurs & de dialogue M. Laujon a mérité le succès dont il a joui. Un abrégé du plan de l'ouvrage satisfera nos lecteurs â cet égard.

Nous l'avons dit, la scène se passe dans le parloir de l'abbesse, à travers la grille duquel on voit l'appartement de cette supérieure.

L'action commence par deux jeunes sœurs converses, dont l'une se montre d'abord dans l'appartement de l'abbesse, qu'elle finit d'approprier, & l'autre vient du dehors & admire l'arrangement de ce parloir. La première, qui est sœur Anastase, ouvre la porte du parloir extérieur, & s'y joint à sœur Euphémie, qui s'étonne qu'elle en ait la clef ! Celle-ci répond qu'elle l'a reçue de ia révérende mere abbesse pour ouvrir à sœur Saint-Ange. Les deux jeunes converses ont entr'elles un petit caquetage sur la fatigue que leur donnent leurs petites fonctions diverses. Sainte miséricorde, dit sœur Anastase, quelle matinée ! Dès 5 heures du matin, aller à notre laboratoire, préparer la potion calmante de Madame, de chez Madame, au garde-meuble pour transporter les beaux sièges, chercher avec la touriere dans le parloir, près de la classe, le clavessin, la table des études, puis au jardin peur en rapporter des fleurs... Et moi, répond sœur Euphémie, & moi, me réveiller avant le jour... Aussi voyez mes yeux, je suis sûre qu'ils font peur... m'habiller à la hâte... puis le lever de Madame, sa toilette, puis faire sur le champ partir une lettre d'elle. La sœur Anastase demande pour qui cette lettre, & reproche à la sœur Euphémie de n'avoir pas eu la curiosité de lire l'adresse. Celle-ci convient de son tort ; mais pourquoi tous ces dérangemens, demande-t-elle, quel est son but d'orner si bien son parloir ? Toutes deux ne croient pas que ce soit pour ajouter à la faveur déja assez grande qu'elle fait à une nouvelle maîtresse de lui prêter son parloir pour y donner aujourd'hui ses leçons. Madame n'est pas capable de ces bévues là :elle connoît trop bien son monde. La sœur Euphémie entend qu'on la sonne ; elle court chez Madame, & la sœur Anastase lui recommande de tâcher de savoir quelque chose. Celle-ci, restée seule, murmure de ne pouvoir deviner... Cette lettre qu'elle a fait partir ce matin... seroit-ce pour un mariage?... Et cette maîtresse de clavessin avec qui elle veut causer ?... A la vérité, ces femmes-là connoijsent bien du monde... Madame aime assez à s'occuper d'intérêts de familles.. Allons, dit-elle, je m'attends à voir cette après-midi arriver quelque grande dame à ce parloir disposé à cet effet.

Elle voit revenir la sœur Euphémie. Vous n'avez rien de nouveau, lui dit-elle ? — Rien, répond la sœur Euphémie, qui lui dit de prendre ses livres pour les donner à la touriere qu'elle sonne & qui ouvre sa porte. La sœur Euphémie lui demande de présenter le tour pour les livres de musique de la sœur Saint-Ange, qui est le personnage principal de la piece, & dont cependant on n'a pas encore dit un mot qui mette au fait de rien. Nous ne le dissimulerons pas, tant de petites scènes préparatoires sont des hors-d’œuvre qui ne font que retarder l'action.

A la 5e., la sœur Sainte Ange se trouve dans le parloir de l'abbesse avec Mlle. de Fierville. Tandis que la jeune novice déploie le caractère le plus heureux, Mlle. de Fierville se fait connoître par tous les travers d'une premiere éducation bien peu soignée, & telle qu'on en a vu plus d'un exemple chez nos traitans.

Elle est en effet, la fille d'un riche financier, à qui l'on n'est pas étonné d'entendre dire, en parlant de tous les maîtres qu'on lui donne, & qu'elle dispense tous les jours de leurs leçons, que quand on est riche, on n'a pas besoín de ces balivernes-là. Haute, vaine, ignorante sans en rougir, n'aimant que les romans & les frivolités, telle est la jeune pensionnaire, qui se montre en tout l'exact opposé de la jeune novice, fille d'un capitaine de vaisseau, marié en secondes nôces à une femme que sa mort a laissée presque sans ressources, & qui pourroit à peine subsister, si sa belle-fille, si la sœur Saint-Ange n'avoit pas la générosité de se sacrifier pour elle, & de lui abandonner sa petite fortune maternelle. C'est à cette fille intéressante sous tous les rapports que Mlle, de Fierville parle souvent comme à son inférieure, quoique celle-ci ait quelquefois le courage de la remettre à sa place, & de lui donner les conseils les plus salutaires, dont elle ne profite pas plus que des leçons de ses maîtres.

Dans cette scène, Mlle, de Fierville confie à la jeune novice l’indignation qu'elle éprouve toutes les fois que ses compagnes cherchent à l'humilier en parlant à tout propos, l'une de M. le marquis son pere, l'autre de son oncle le commandeur, une troisième du petit baron son frère. Pour imiter leurs torts, lui répond la sœur Saint-Ange-, vous les écrasez du poids de la fortune de M. votre pere. — J'aime à repousser leur jalousie, réplique Mlle, de Fierville ; je n'ai rien eu de plus pressé que de leur annoncer qu'un mariage va me rendre incessamment leur égale. Mais, lui dit la sœur Saint Ange, vous auriez dû attendre que vous fussiez assurée de plaire à la mere dt votre prétendu. Mlle. de Fierville n'aucun doute à cet égard, & seroit fort étonnée que quelqu'un pût en concevoir. Son ajustement l'occupe : elle gronde une touriere qui n'a pas rempli à son gré une commission qu'elle lui avoit donnée, & elle laisse la sœur Saint-Ange à son clavessin. Elle y exécute, en chantant, un air dont voici les paroles. 11 est noté à la tin de la piece & les paroles font faites pour entretenir le pieux dessein de la sœur Saint-Ange.

L'attrait qui fait chérir ces lieux
C'est le calme de l'innocence ;
Quand aurai-je le droit heureux
D'en partager la jouissance ?
C'est mon espoir ; c'est le seul bien
     Qui doit me séduire ;
C'est un bonheur, je le sens bien,
     Puis je trop me le dire

Ici, la douceur de nos loix
Rend nos jours & nos nuits paisibles,
Et l'amitié seule a des droits
Pour enchaîner nos cœurs sensibles.
C'est mon espoir ; c'est le seul bien, &c.

(On entend une sonnette du parloir.)

On sonne (dit la sœur Saint-Ange.) C'est pour madame l'abbesse : c'est apparemment cette marquise. (Elle se leve, & remet sa musique en place.)

C'est en effet la marquise de Saint-Ser, tenant un livre de musique, & accompagnée d'une touriere qui porte un livre de dessins, & qui dit à la marquise qu'elle va avertir madame l'abbesse. La sœur Saint-Ange lui adresse la parole, & la prévient que madame l'abbesse ne pouvant pas aller bien vîte, attendu son grand âge, elle va lui donner la main. La marquise la remercie de son offre obligeante, & la prie de lui dire que c'est la maîtresse de musique & de dessin que madame Henri envoie pour la suppléer. La sœur Saint-Ange la salue, lui dit qu'elle aura l'honneur d'être une de ses écolieres, & sort.

Voilà, dit Mme. de Saint-Ser à la touriere, une jeune sœur bien aimable. — Oh! oui, aimable & douce, répond la touriere ; c'est la sœur Saint-Ange. Comment, dit Mme. Saint-Ser, la sœur Saint-Ange ? Je connois fort ce nom-là ; & là-dessus, la touriere veut conter l'histoire de la jeune novice, celle de son pere, capitaine de vaisseau, celle de son second mariage, d'une maniere très-embrouillée. J'en ai entendu parler, dit la marquise, & puis la tourrière de reprendre son récit avec le même embarras, & de raconter ce que nous avons déja dit sur le sacrifice généreux que la novice fait, de sa liberté... La marquise de Saint-Ser l'interrompt pour l'interroger sur le compte d'une demoiselle de Fierville. —- Oh! ce sera aussi votre écoliere, répond la touriere ; mais quelle différence ! Vous verrez, vous verrez. Soutenue par des sœurs converses & par la sœur Saint-Ange, qui lui baise la main & se retire, l'abbesse arrive, & prête à donner à la prétendue maîtresse de musique le titre de marquise, elle s'arrête & renvoie les sœurs converses.

L'auteur ne manque pas de donner à sa vieille abbesse les petits ridicules d'une supérieure qui met beaucoup d'importance aux petits devoirs de sa place ; mais allons au fait. L'abbesse propose à la marquise de faire appeller Mlle, de Fierville ; la marquise demande un petit moment de conversation auparavant. Vous avez peur, dit l'abbesse en souriant, que je n'aie oublié ce que contenoit votre lettre. Vous avez un fils de 26 ans, colonel d'un régiment... & qui ne manque pas de fortune. Mais, dit la marquise, mon fils aura toujours après moi 25000 liv. de rente. — Oh! répond l'abbesse, Mlle. de Fierville sera immensément riche ; sa mere est prévenue, & le pere brûle d'appeller sa fille Mme. la marquise. Vous désireriez de plus, que votre fils, en prenant une femme, vous donnât une compagne qui contribuât â votre satisfaction : n'est-ce pas cela ? Vous êtes bien aise de connoltre par vous-même celle que vous lui destinez. — C'est cela même, dit la marquise, qui prie l'abbesse de lui apprendre quel est le caractère de sa pensionnaire. — Son caractère, répond l'abbesse embarrassée ?.. Je ne peux guere répondre sur cela... Elle est jolie, elle a de l'esprit. — Mais encore, reprend la marquise. — Elle a 15 ans, fille unique, dit la bonne abbesse en sonnant ; elle aura 100,000 liv. de rente. Son pere est depuis 30 ans dans la haute finance : je. vous laisse à penser. — Et pas un mot de son caractere, dit avec impatience la marquise. Une converse entre : l'abbesse lui dit d'aller avertir Mlle. de Fierville que la maîtresse de clavessin l'attend, & d'aller aussì donner le même avis à la sœur Saint-Ange, La converse y court.

Vous l'aurez aussi pour écoliere, dit l'abbesse ; vous l'avez déja vue, notre sœur Saint-Ange ? — Oui, répond la marquise : elle m'a fait une peine. — C'est un ange, Mme., reprend l'abbesse : candeur, esprit, talens... Elle est éleve de notre maison, & nous fait honneur, j'ose le dire. Dans deux mois elle fera des nôtres... Je la fais recevoir sans dot.

Ici, la marquise témoigne à l'abbesse l'intérêt qu'elle prend à cette jeune personne, dont elle a connu le pere ; elle lui confie même que feu son mari s'étoit proposé, il y a quelques années de la faire demander pour son fils, qui étoit décidé à l'épouser sur tout le bien qu'il en eatendoit dire, quoiqu'il ne l'eut vue qu'une fois ; mais, ajoute t-elle, son pere s'avisa de se remarier ; la position de mon fils devint plus brillante tandis que celle de Mlle. Saint-Ange le devenoit beaucoup moins ; La soeur converse reparoît, suivie de Mlle. de Fierville, que l'abbesse présente à la marquise comme une de ses écolieres.

Mlle, de Fierville montre de l'humeur en croyant qu'elle ne reste qu'avec une maîtresse de musique ; & ses jeunes compagnes, qui, par curiosité, s'étoient glissées dans le parloir, sont enchantées que ce ne soit pas la marquise annoncée qu'attendoit Mlle. de Fierville, dont elles se soucient fort peu, & dont elles aiment à voir l'orgueil humilié.

La prétendue maîtresse de musique s'avance vers le clavessin, en parcourt les touches pour savoir s'il est d'accord, & demande à Mlle, de Fierville si elle veut commencer la leçon, en la prévenant qu'elle n'a pas le talent de Mme. Henri, dont elle va tenir la place. Vous en saurez toujours assez pour moi, dit l'écoliere, qui lui offre d'avance son cachet, attendu qu'elle ne se soucie pas de prendre la leçon. Vous n'aimez peut-être pas le clavessin, dit la maîtresse. — Ni la musique, répond l'écoliere. — C'est-à-dire que vous préférez le dessin ? — Oh bien oui! Comment s'attacher à tracer de gros yeux qui ne finissent point ? Tenez, voilà mon cahier : jugez si c'est une occupation bien amusante. — Mais quand on commence. — Par ennuyer, on a tort. Tenez, voilà un cachet de plus, pour ne m'en plus parler. — Eh! mais. — Prenez-donc. Est-çe que Mme. Henri ne vous a pas prévenue que c'est mon usage ?

La marquise feignant de penser sur la musique & le dessin comme l'écoliere, lui dit que ce ne sont pas des talens bien nécessaires, mais qu'elle s'en dédommage apparemment par des connoissances plus utiles, comme la géographie, l'histoire. Même dégoût, mêmes réponses de la part de l'écoliere, qui lui recommande le secret, attendu qu'il est question peur elle d'un mariage. A ce mot de mariage, qui paroît étonner la marquise, la conversation change d'objet, & jette plus d'intérêt sur la scene, où la petite personne développe toute la sottise, tout le danger de son caractère. Elle s'informe de la maîtresse si elle connoît la marquise de Saint-Ser. — Beaucoup, répond celle-ci. — Alors Mlle. de Fierville lui demande si cette marquise aime la dissipation, le plaisir; & comme on lui dit qu'elle aime beaucoup les talens, faudra-t-il vivre avec elle, répond-elle aussitôt ?... Et puis des questions sur le marquis.. Aime-t-il du moins le bal, la comédie, tous les spectacles ? Cette scene piquante par le ridicule de la jeune personne est faite avec beaucoup d'adresse. Une touriere apporte à Mlle. de Fierville un ajustement qu'elle va essayer au moment que paroît la soeur Saint-Ange, à qui elle dit qu'elle va se disposer à paroître devant la marquise de Saint-Ser qu'elle attend. A ce nom de Saint-Ser, la sœur Saint-Ange se trouble ; mais elle se remet tandis que Mlle, de Fierville remercie la maîtresse de la leçon qu'elle vient de lui donner. Mme. Henri, lui dit-elle, ne m'en a jamais donné de plus agréable ; à quoi la marquise répond qu'elle souhaite qu'elle lui soit utile.

Autre scène qui a dû contribuer le plus au succès de l'ouvrage par l'intérêt de la situation. La marquise, pour entamer la conversation avec .la sœur Saint-Ange, lui dit que Mlle. de Fierville a son ajustement bien à cœur, mais qu'il faut qu'elle ne connoisse pas la marquise de Saint-Ser, qui ne fait guere d'attention à ce qu'on appelle ajustement. La sœur Saint-Ange répond à cette observation qu'elle voit bien que Mlle. de Fierville l'a mise dans la confidence. C'est la première chose qu'elle a faite, dit la marquise, qui convient qu'elle est aussi instruite qu'elle de tout ce qui a trait à son mariage. Elle vous connoît donc, dit la sœur Saint-Ange ? — Non assurément, répond la marquise ; petite indiscrétion qui avoit pour but de parler de ce mariage. Puis revenant à la sœur Saint-Ange elle-même, pardonnez-moi, lui dit-elle, une seule question. Au moment où vous avez entendu nommer Mme. de Saint-Ser, un mouvement de surprise on de tristesse qui vous est échappé, m'a laissé croire que vous aviez peut-être à vous plaindre d'elle. — Point du tout, lui dit la jeune novice : vous êtes trop bonne. — C'est que je la connois, ajoute la marquise. —Ah! j'étais faite aussi pour la connoître, répond la sœur Saint-Ange affectueusement. — Mais enfin, dit la marquise, ce secend saisissement m'inquiete encore. — Rien de si simple, reprend la novice : je n'ai jamais vu Mme. de Saint-Ser ; mais il y a 7 ans environ que, par hasard, j'eus occasion de me trouver avec son fils. — Ah! vous l'avez vu, dit la marquise. — Une seule fois, répond la sœur Saint-Ange, mais assez pour avoir remarqué en lui un maintien doux, honnête & réservé qui justifioit tout le bien que j'en entendois dire... Ce qui me rend cette- époque si présente, ajoute-t-elle, c'est qu'elle a précédé de très-peu de jours les malheurs... d'une famille.... qui m'intéresse, de sorte que ce nom prononcé pour la première fois dans cette maison me les a rappellés, & je n'ai pas été maîtresse d'un saisissement bien naturel, comme vous voyez. Mais, Madame, dit-elle ensuite, prenons notre leçon ; vous me faites oublier que vos momens sont précieux. — Je vous assure, répond la marquise, que je les trouve bien employés. La sœur Saint-Ange (en parcourant un livre d'airs à chanter) : Voyons... je vais trembler. — Ah ! lui dit la marquise, vous chantez aussi ? — Un peu, répond la sœur Saint-Ange. Voulez-vous en juger ? Qu'est-ce que je chanterai ? — La marquise, qui parcourt aussi le livret de chansons, dit : Ah ! celle-ci. — Je ne l'aurois pas choisie, dit la sœur Saint-Ange ; mais soit. Elle chante :

Nos plaisirs font légers; mais ils sont sans alarmes ;
Plus bruyant dans le monde, ils en sont plus trompeurs»
J'ai pu croire un moment qu'ils avoient plus de charmes :
Un seul moment d'espoir peut-il coûter des pleurs?

La marquise fait un geste de surprise à la fin de ce couplet :

Second couplet.

Je ne cherchois qu'un cœur ; il cherchoit la fortune.

(La marquise, à ce vers, la regarde avec encore plus d'étonnement & d'intérêt.)

La raison a banni cette idée importune,
Pour m'en dédommager par des liens plus chers.


Vous avez tremblé en commençant, lui dit la marquise; vous vous êtes rassurée sur la fin, & je puis vous dire que vous étés bonne musicienne. — Ah ! bonne, c'est beaucoup dire, répond la jeune novice. J'ai senti de bonne heure la nécessité de cultiver mes talens, & où en serois-je sans eux ? — Des réflexions tristes, répond la marquise ! Changeons de leçon, & voyons vos dessins.

C'est ici que l'intérêt redouble, parce qu'après avoir vu différens dessins copiés avec beaucoup de talent, la marquise lui disant qu'elle est assez forte pour se passer de modele, la sœur Saint-Ange lui répond que cinq ou six fois elle a voulu essayer de travailler d'idée, & qu'elle n'a pu y réussir... Voulez-vous, ajoute-t-elle en riant & avec ironie, voir de mes chefs-d'œuvre ? — Voyons, voyons, dit la marquise, qui témoigne le plus grand étonnement en voyant une tête qu'elle trouve parmi les dessins. Cette tête est très-bien, dit-elle, les yeux fixés sur la sœur Saint- Ange, & ressemblante même. —Ressemblante, dit la sœur ? — Quoi ! réplique la marquise, ce n'est pas une copie ? — Non assurément, dit la novice, qui lui passe une autre tête. — Comment, dit la marquise, vous avez copié l'une d'après l'autre ? On examine ensuite un pèlerin, un berger qui garde ses moutons, & c'est toujours la même ressemblance sous des habits d'hiver [sic!]. La marquise le fait observer à la sœur Saint-Ange, qui dit avec étonnement & naïveté : cela prouve bien que mon imagination n'est pas fertile en idées neuves. — Ne dites point de mal de vos idées, reprend la marquise: vous allez voir que ce seroit critiquer les miennes. En même-tems, elle tire de sa poche le portrait qu'elle a fait du fils d'une mere qui le lui a demandé. Tenez, voyez, lui dit-elle : si mon ouvrage étoit sorti de mes mains, si je ne venois de l'achever à l'instant, on croiroit que nous nous sommes toutes deux prêté notre modele. En même-tems elle lui apprend qu'il a été fait pour - Mme. de Saint-Ser. A ce nom, la sœur Saint-Ange redouble de surprise & d'envie : Ah ! Mme., Mme., quel voile épais vous retirez de dessus mes yeux ! Que serois-je devenue, si cette scène avoit eu d'autres témoins que vous ? Elle se désole & ajoute : suspectée sans doute de conserver dans mon cœur des impressions que je n'ai pas dû ressentir, je serois morte de confusion & de douleur. (Elle pleure.) Ainsi donc l'ame la plus pure peut être.... & certainement la plus innocente... qui n'admet de bonheur que celui de renoncer pour jamais au monde, n'est pas à l'abri du soupçon. Elle prie, elle conjure la marquise de déchirer ces malheureux amusemens de ses loisirs. La marquise la prie au contraire, de les lui confier, & l'assure que sa situation l'affecte comme la sienne propre ; puis détournant la tête, elle ajoute, à part : comme elfe est charmante, & ce bonheur échapperoit à mon fils ! — Vous n'osez plus me regarder, Mme., dit la sœur Saint-Auge ? Donneriez-vous une interprétation humiliante pour moi, à de malheureux souvenirs, bien involontaires, je vous assure? — Ecoutez-moi, Mlle., répond la marquise.... Je suis.... la meilleure & la plus sûre amie de Mme. de Saint-Ser. Ses projets de mariage m'ont seuls attirée ici ; & si cette mere, à qui je ne puis rien cacher... (la sœur Saint-Ange veut l'interrompre) écoutez-moi par grâce : si cette mere, à qui son fils parle souvent de vous & toujours avec regret (autre mouvement de la sœur Saint Ange pour interrompre), j'en suis sûre, si cette mere se pénétrant de vos malheurs, se les reprochant... mieux éclairée enfin sur le bonheur de son fils, vous le demandoit elle-même.... (Transport de reconnaissance de la part de la sœur Saint-Ange.) Ah ! ah ! ah ! Mme., s'écrie-t-elle, votre bon cœur vous abuse, vous égare jusques-là ? (On voit venir l'abbesse.) Je tremble, dit la sœur : Mme., rien qui me compromette, prenez-y garde, je vous en supplie.

Dans cette scène, la marquise déclare à l'abbesse que Mlle. de Fierville ne peut convenir au marquis, & qu'elle dégage sa parole sur le mariage projetté. L'abbesse s'étonne de la voir si émue. — C'est, répond la marquise, de l'étonnement que vient de me causer la sœur Saint-Ange, qui, dans l'effroi où elle est de ce que va dire la marquise, s'écrie : ah, madame, — non, Mlle, répond la derniere, quand je viens de découvrir, de ranimer en vous des. impressions que vous conserviez sans vous en appercevoir, puis-je me dispenser d'éclairer votre bienfaitrice & vous-même sur les suites funestes & menaçantes qu'elles entraînent & pour elle & pour vous ? la sœur Saint-Ange a beau faire, elle ne peut arrêter ni dissuader la marquise. L'abesse, convaincue que sa chere novice n'est point telle que l'exige l'état auquel elle aspiroit, parle déja de s'en séparer, & la sœur Saint-Ange est dans la situation la plus pénible, lorsque la marquise, qui s'est fait reconnoître pour la mere du jeune marquis de Saint-Ser, lui demande de l'accepter pour époux.

On avoit dit au couvent, à Mlle. de Fierville que la marquise de Saint-Ser étoit arrivée, & elle accourt étonnée de trouver la marquise dans la personne de la maîtresse; la honte qu'elle ressent de s'étre trop bien fait connoître, la dispose au refus qu'elle va essuyer devant toutes ses petites camarades, qui sont toujours aux écoutes. Mlle., lui dit la marquise, j'ignorois, quand je vous ai fait offrir la main de mon fils, qu'il eût disposé lui-même de son coeur. Je compte voir aujourd'hui Mme. votre mere, — & lui raconter peu être notre conversation, dit Mlle. de Fierville ? — Oh ! pas dans tous ses détails, répond en riant la marquise ; la prier seulement d'agréer les excuses que je vous dois à toutes deux ; mais, ajoute-t-elle, permettez-moi, avant de vous quitter; Mlle., de vous dire que lorsqu'on réunit à une figure vive & aussi intéressante l'esprit que vous avez.... en vérité l'on seroit bien à plaindre de n'en pas faire l'usage... qui ne laisseroit en vous rien à désirer. Mlle. de Fierville, d'un air gêné, la salue en disant : Mme., je sais ce que cela veut dire ; puis, en s'en allant, elle dit aux pensionnaires : me voilà donc encore restée au couvent; circonstance qui ne les amuse que parce qu'elles jouissent de la confusion & du dépit de leur camarade.

Telle est cette petite comédie, qui paroîtra sans doute à nos lecteurs digne du succès qu'elle a obtenu. Du plaisant, du ridicule, de l'intérêt, du naturel & de la vérité; voilà ce qui garantira toujours une action dramatique de l'opprobre auquel tant d'autres sont justement condamnées.

(Journal encyclopédique.)

D’après la base César, la pièce, créée le 16 avril 1790, a été représentée 26 fois au Théâtre de la Nation jusqu'au 24 novembre 1792. Une reprise en 1796 au Théâtre Feydeau s'est limitée à 2 représentations, le 17 et le 21 mai.

Ajouter un commentaire

Anti-spam