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Edouard en Ecosse ou la Nuit d’un proscrit

Edouard en Ecosse ou la Nuit d’un proscrit, drame historique, en trois actes et en prose ; par le C. Duval. 30 pluviôse an 10 (19 février 1802).

La date de la première représentation varie légèrement d’une source à l’autre, 17, 18, 19 février. La Comédie Française donne comme date le 18 février (soit le 9 pluviôse).

Théâtre Français de la République

Titre :

Edouard en Ecosse ou la Nuit d’un proscrit

Genre

drame historique

Nombre d'actes :

3

Vers ou prose ,

en prose

Musique :

non

Date de création :

30 pluviôse an X (19 février 1802)

Théâtre :

Théâtre Français de la République

Auteur(s) des paroles :

Alexandre Duval

Almanach des Muses 1803

Edouard, roi d'Angleterre, battu à Culloden, fuit les poursuites de Georges, qui l'a détrôné, vaincu, et qui a donné l'ordre de se saisir de sa personne. Errant depuis long-temps, et resté seul, il est descendu depuis cinq jours dans l'île de Sky, en Ecosse. Cette île appartient presque toute entière au lord Dathol, zélé aprtisan de Georges, ennemi déclaré des Stuard, et dont la femme est favorite de la reine. Lord Dathol est absent, et lady Dathol habite son château avec Malvina Macdonald, sa nièce, qui ne partage point ses opinions politiques, mais lui est tendrement attachée. Sur le bruit de l'arrivée d'Edouard dans l'île, des troupes ont été expédiées et confiées au commandement du chevalier Dargil, jeune homme plein de bravoure, et entièrement dévoué à Georgres. Le chevalier aime Malvina, et s'applaudit d'une mission qui sert son ambition et son amour. Cependant lady Dathol apprend que son mari a échoué sur la rive voisine, qu'il a perdu tous ses effets, qu'il s'est réfugié dans la cabane d'un pêcheur, et que le soir même il arrivera chez lui. En ce moment Edouard succombant de lassitude, pressé par la faim et le désespoir, entre dans le château, et pénètre jusque dans l'appartement du lord, où il est reçu par un vieux domestique appelé Tom. Il demande à parler au maître du château, et apprend que c'est lord Dathol, un de ses plus ardens persécuteurs, mais à qui il a sauvé la vie. Il desire entretenir mylady. Tom sort pour obtenir cette grace de sa maîtresse. Edouard, resté seul, cède à la fatigue et s'endort. Mylady paraît, voit Edouard, le reconnaît, prononce son nom ; Edouard s'éveille, et lui dit : Oui, c'est le fils de Jacques II qui vous demande du pain. Mylady s'effraie à la vue du prince, de l'ennemi de Georges ; mais la pitié l'emporte, et elle lui accorde l'hospitalité. Dargil, qui entre et qui voit l'émotion de mylady, ne doute point que l'homme qui est devant lui ne soit le lord Dathol. Mylady profite de son erreur, et fait répandre dans le château le bruit que son époux est arrivé. Tom, d'après les ordres de sa maîtresse, fait prendre à Edouard les habits du lord ; mais il faut le sauver, et le plan de sa fuite est concerté. Une barque l'attend au pied d'un rocher, où mènent des chemins couverts. Malvina, qui croit son oncle de retour, demande à le voir ; Tom emmène Edouard, que Malvina reconnaît. Elle lui a sauvé la vie dans une position aussi dangereuse que celle où il se trouve. Dargil veut profiter de la présence du lord pour obtenir la main de Malvina ; mais mylady trouve le moyend 'éloigner Edouard ; et, pour favoriser sa fuite, prie Dargil à souper avec les principaux officiers de la troupe qu'il commande. Edouard sort avec Tom qui doit le conduire à la barque. Dargil reçoit bientôt une lettre qui lui annonce que l'on vient d'arrêter chez un pêcheur un homme qui se dit le lord Dathol, et qu'on va le lui envoyer. En même temps, un colonel, sous les ordres de Dargil, vient dire qu'il a fait enlever une barque, quoiqu'on lui a déclaré qu'elle appartenait à mylady. On entend un coup de pistolet. Malvina et sa tante croient Edouard perdu. Tom accourt et les rassure ; Edouard va paraître, conduit par Dargil, qui, le prenant pour le lord Dathol, lui a reproché son imprudence, et s'est offert pour l'accompagner. Edouard et Dargil paraissent en effet. Les officiers invités à souper entrent, et le malheureux Edouard est forcé de se mettre à table avec eux. Le colonel, par galanterie, a fait venir les musiciens de son régiment, et après plusieurs airs exécutés par eux, entre autres, celui de God Save, The King, porte le toast à la gloire des armées, au règne de Goerges, à la mort de Stuard. « Je ne bois à la mort de personne, dit Edouard, jetant son verre et se levant avec indignation : ce vœu ne peut être que celui d'un mal-honnête homme. » Les convives se séparent. On amène à Dargil l'homme qui s'est donné pour le lord Dathol. Dargil, pour le confondre, lui présente Edouard. Mylord, très-étonné, se rappelant qu'il doit la vie au prince, et pensant que d'un mot il le perd, garde le silence. Le commandant ne doute pas que ce ne soit Edouard, et s'attache à lui. Mylady prie alors Dargil de donner ses ordres pour que son époux puisse aller se présenter au duc de Cumberland, qui vient de descendre dans l'île, dont la sûreté est menacée par- l'approche d'une flotte française. Dargil ordonne qu'on laisse psser librement Edouard, qui, sous le nom de Dathol, sort avec Tom, son fidelle guide. Il est à peine en chemin, que le duc de Cumberland se présente. Il veut voir Edouard, qu'on lui a dit être au pouvoir de Dargil ; il voit le prisonnier, et reconnaît Dathol, son ami, son compagnon d'armes. Dargil est consterné ; il l'est sur-tout après avoir saisi dans les mains de Tom, qui est de retour, des tablettes sur elsquelles Edouard a écrit qu'il est en sûreté. Milady avoue tout ce qu'elle a fait : c'est un crime aux yeux des lois ; mais, interrogeant le cœur du duc de Cumberland, elle demande au prince ce qu'il aurait fait à sa place ? Le prince hésite, et finit par avouer qu'il se serait conduit comme elle.

Sujet intéressant, de l'action, du mouvement, des situations très-attachanets, des incidens très-heureusement conçus. Ouvrage dont la représentation a profondément ému les spectateurs, malgré quelques invraisemblances et quelques incorrections de style. L'auteur, s'appercevant que la pièce excitait plus que de l'enthousiasme parmi certaines personnes de certain parti, l'a retirée lorsqu'elle était en plein succès.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Vente, 1814 :

Édouard en Écosse, ou la nuit d'un proscrit ; drame historique, en trois actes et en prose, Par M. Alexandre Duval, membre de l'institut. Représenté pour la première fois, le 18 février 1802. Défendu après la seconde représentation, et repris par les Comédiens Français ordinaires du Roi, le 9 Juin 1814.

Qui nihil potest sperare, despereret nihil.

Sénèque.

La pièce a en effet été interdite sur ordre du premier Consul. Voici ce qu’en dit M. de Bourienne dans ses mémoires dans le volume 4 (Bruxelles, 1829), p. 205-206 :

Vers la fin de février, on donna, à la Comédie-Française, une représentation d'Édouard en Ecosse, de M. Duval ; les royalistes et les émigrés s'y rendirent en foule. On fit de nombreuses allusions aux Bourbons. La pièce eut un grand succès : elle le méritait. Lorsque Edouard en Ecosse avait été reçu au Théâtre-Fiançais, on s'attendait à des difficultés de la part de la censure pour la représentation. Le ministre de l'intérieur n'était pas d'abord bien disposé. On fit parler à M. Chaptal par M. Maret, et par Mademoiselle Contat, qui était enthousiaste de la pièce. On n'en pouvait dire du mal sans être regardé comme un homme sans goût et dépourvu de sentiment. L'empire de la mode dégénère souvent en tyrannie. Pendant la durée de ces négociations de coulisse, le premier consul était allé à Saint-Quentin pour examiner le canal qui porte ce nom, et tâcher de mettre un terme à son éternelle inutilité. La pièce fut donc représentée pendant son absence. J'étais resté à Paris, et je lui écrivais deux fois par jour. J'envoyai au premier consul des rapports très-contradictoires sur celte pièce : les uns opinaient pour qu'on en fit défendre la représentation, parce qu'ils la regardaient comme dangereuse par les applications auxquelles elle donnait lieu ; les autres, et j'étais du nombre, lui conseillaient de laisser la pièce au théâtre, parce qu'il était bon de blaser le public sur tous ces rapprochemens dont tant de comédies et de tragédies sont remplies, et parce qu'il faudrait, en suivant le système des suppressions, mutiler tous nos chefs-d'œuvre, ou ne les jamais représenter. Le premier consul, à son retour, pencha d'abord pour la seconde opinion, qui était conforme à l'autorisation de son ministre. Il demanda une deuxième représentation d’Edouard en Ecosse ; j'y allai avec lui ; il fut très-mécontent des nombreux applaudissemens qu'excitèrent plusieurs allusions : ces applaudissemens furent en effet affectés et prolongés. Les attribuant à sa présence, son air devint sévère. Je lui fis observer que ces applaudissemens avaient également eu lieu à la première représentation, où j'avais assisté. — » C'est trop fort, vous dis-je; je ne veux pas qu'on la joue. » Et il murmura dans sa voiture : « Que cette censure est sotte d'avoir approuvé une pareille pièce! Pourquoi laisser représenter des pièces politiques sans me consulter ? On n'a jamais vu pareille chose. Je n'ai pas voulu qu'on jouât la Partie de chasse de Henri IV [comédie de Charles Collé, 1774], et vous avouerez, mon cher, qu'il y a une grande différence. » On cria; mais ce fut en vain. Je crois que M. Duval fut obligé de s'absenter de France.

 

Courrier des spectacles, n° 1816 du 30 pluviôse an 10 [19 février 1802], p. 2-3 :

[Article écrit après la première, il s’agit de rendre compte d’un succès. L ‘auteur commence par briser un tabou : un drame au Théâtre Français de la République, il y de quoi susciter enthousiasme des uns et réaction horrifiée des uns. Mais l’article se veut rassurant : ce drame, c’est une histoire de rois (comme dans la tragédie, finalement). Et il nous donne les éléments d’histoire nécessaires à la compréhension de l’intrigue, avant de résumer l’intrigue (qui va se révéler nettement moins historique). Le résumé est long, parce que l’intrigue est compliquée. Et il s’agit de bien nous éclairer. Reste à juger la pièce : un succès, certes, mais il y a des reproches à faire. Certes, il présente un vif intérêt, mais on ne peut en dire autant du plan ,ou de la liaison des scènes, ou de l’action. Et « les moyens d’intérêt » ont l’inconvénient d’être « presque tous les mêmes » quelq ue soit le personnage qui s’exprime à propos de la situation. Et le pauvre prétendant manque trois fois d’être reconnu. Heureusement « son caractère est bien tracé », et il est incarné par un excellent acteur, tout comme le personnage de Milady d’Athol. Succès donc pour l’auteur, qui a paru sous les applaudissements.]

Théâtre Français de la République.

Edouard en Ecosse, drame historique.

Enfin voilà un succès ! Les tragédies, les comédies représentées depuis long-tems sur le théâtre Français ont éprouvé des chûtes plus ou moins terribles, et un drame a eu hier l’honneur d’y réussir. Un drame ! à ce mot je vois les partisans du genre larmoyant crier victoire, et les amis de Melpomène et de Thalie pâlir et se plaindre ! ! ! Là, là, modérez, vous votre joie, vous votre douleur ; le drame cette fois a pris l’essor, et quittant le ton bourgeois il a emprunté le langage des rois. L’auteur n’a point comme tant d’autres dramaturges puisé dans son imagination des faits plus extravagans les uns que les autres ; il a ouvert l’histoire, et l’histoire lui a fourni un évènement bien récent et presque national, l’expédition du prétendant Edouard Charles Stuard, en Angleterre. Il n’est personne qui n’ait lu avec le plus vif intérêt les malheurs de ce jeune prince après sa défaite à Culloden. Deux fois victorieux, il avoit vu à cet endroit fatal fuir ses montagnards et périr le petit nombre de Français courageux qui avoient suivi ses drapeaux. Poursuivi à travers les rochers et les bois, fuyant déguisé tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, il ne dut son salut qu’à une espèce de miracle. Mais n’anticipons point sur les droits de l’histoire, et voyons dans quelle situation il a paru à l’auteur plus intéressant de le peindre.

La duchesse d’Athol et miss Malvina Macdonald sa nièce arrivent de Londres à un château situé dans une île sur les côtes d’Ecosse. Là milady d’Athol attend son époux dont elle vient d’apprendre le naufrage. Il lui écrit qu’il a perdu dans la mer, argent , bijoux et papiers, et qu’il se propose d’aller l’embrasser au plutôt [sic]. Cependant des troupes du roi Georges II descendent dans l’île, et leur commandant le chevalier d’Argyle se présente au château afin d’y offrir ses hommages à la Duchesse et particulièrement à Malvina dont la beauté a fait sur son cœur la plus vive impression. L’objet de son voyage dans l’île est la recherche des proscrits du parti du Prétendant et de ce malheureux prince lui-même, qui suivant toute apparence ne peut plus échapper aux poursuites de ses ennemis. En effet Edouard est caché dans l’île, mais forcé de fuir sans guide, il entre dans le château, pénètre dans les appartemens, se découvre à la Duchesse en implorant son secours ; il lui dit : Le petit-fils de Jacques Il vous demande du pain ! ! !

Milady quoique comblée des bienfaits du roi Georges, écoute néanmoins la voix de la générosité : elle le cache dans un appartement, lui donne des habits plus convenables, et le fait passer aux yeux d’Argyle pour son époux qu’elle attendoit. Un seul domestique, Tom, son intendant, est dans la confidence, mais Malvina ne peut voir le faux lord d’Athol sans s’écrier : Edouard ! elle le reconnoît, lui ayant déjà sauvé la vie, ainsi qu’à plusieurs de ses fidèles serviteurs. Cependant le chevalier d’Argyle vient demander au faux duc son consentement à son mariage avec Malvina, et dans ce moment, une lettre lui annonce l’arrestation d’un individu qui persiste à se nommer le duc d’Athol ; mais qui est sans papiers et que l’on soupçonne d’être du parti d’Edouard. Milady est bien embarassée [sic] ; un mot suffit pour perdre le prince et sauver son époux ; elle ne balance pas à déclarer que le nouveau prisonnier est un imposteur, et comme celui-ci a demandé à être présenté à la duchesse, elle consent qu’on le fasse venir.

A peine introduit, le duc d’Arthol reconnoît Edouard qui lui a sauvé autrefois la vie, et il va s’écrier et le nommer. La prudence l’arrête, il voit ce qu’il a à faire, il se résigne et consent à ce qu’on le prenne pour le prince Edouard lui-même. Persuadé qu’il est maitre de la personne du Prétendent, d’Argyle lève toute consigne autour du château. Edouard, sous la conduite de Tom, s’échappe, arrive au bord de la mer, et bientôt après écrit à milady d’Athol et à Malvina qu’il est à bord d’un vaisseau français. Le duc de Cumberland arrive, demande le prisonnier ; d’Argyle le lui montre, Cumberland reconnoît d’Athol ; et mécontent d’abord de ce qu’il a favorisé la fuite d’Edouard, il finit par avouer qu’il en eût fait autant à sa place.

Cet ouvrage est-il digne de son succès ? Nous le croyons sous le rapport de l’intérêt, mais sous celui du plan, de la liaison des scènes et de l’action, il nous a paru mériter de graves reproches. Un défaut qui nous a frappés le plus, c’est l’oubli du signalement de Charles Edouard. Les moyens d’intérét sont aussi presque tous les mêmes. D’Argyle, le Capitaine et Tom lui-même disent presque la même chose en parlant devant Edouard des succès de Georges et de la défaite de son compétiteur. Le rôle du Capitaine seroit mieux s’il avoit moins à dire. Le Prétendant lui-même est dans une situation monotone. Au premier, au deuxième et au troisième actes, il est sur le point d’être reconnu ; mais son caractère est bien tracé ; il faut avouer aussi qu’il a été parfaitement joué par St-Fal. Noblesse, sensibilité, plaintes, abandon, il a montré en tout un grand talent. Redemandé après la pièce il n’a point paru.

Un autre rôle moins important étoit celui de Myladi [sic] d’Athol, que mademoiselle Contat a joué comme elle joue tout le reste, en actrice consommée.

L’auteur a été vivement demandé, c’est le citoyen Duval ; il a paru au milieu des applaudissemens universels.

Mademoiselle Mézerai a reparu hier, et a assisté à la représentation de la pièce nouvelle ; le public lui a témoigné par des applaudissemens réitérés le plaisir qu’il avoit de la revoir. Elle jouera sans doute sons peu de jours.                                           F. J. B. P. G***.

Le Courrier des spectacles du 1er ventôse an 10 [20 février 1802] annonce bien la deuxième représentation dans son numéro 1817, mais les jours suivants pas trace de l'interdiction, pourtant effective après la seconde représentation à laquelle le Premier consul, grand amateur de théâtre, assistait.

L’Esprit des journaux français et étrangers, trente-unième année, ventôse an X [mars 1802], p. 224-230 :

[En partant d’une citation de Voltaire, le critique souligne d’abord l’étendue des souffrances endurées par Édouard, le vaincu de Culloden. Des souffrances devenues pièce de théâtre sous la plume de Duval, un auteur chevronné. La suite du compte rendu est largement consacrée à raconter l’histoire de ce prince, sans qu’on sache bien si on parle de l’histoire du prince ou s’il s’agit de l’intrigue de la pièce. Tout ce qui est raconté ne peut de toute façon tenir dans les limites d’une scène de théâtre. Reste à conclure. La pièce est un grand succès : dans ce genre de pièce, on ne sait si ce qui importe, c’est «  l'imagination [ou] le raisonnement, [...] l'esprit [ou] le sentiment », pourvu que la pièce soit bien construite (liaison et gradation), comme c’est le cas avec la pièce de Duval. Le critique énumère les points positifs : effets scéniques, maximes générales, moralités, beaux vers, au point qu’on peut se demander s’il n’y a pas d’ironie dans son propos (trop de perfection !).On peut d’autant plus hésiter que tous ces éloges sont suivis d’une attaque vigoureuse contre ce genre de drame, qui pourrait sonner le glas du théâtre français. Les auteurs sont invités à chercher « des succès plus nobles & plus difficiles », à suivre le chemin difficile des grands maîtres que la pente facile d’auteurs moins prestigieux, « de quelques imitateurs du genre dramatique allemand ». La pièce a été bien jouée, et l’auteur a paru sur la scène, « à la demande de ses camarades », bien entendu.]

THÉATRE FRANÇAIS.

Voltaire a terminé l'histoire d'Edouard, petit-fils de Jacques II, en disant : « que les hommes privés qui se plaignent de leurs petites infortunes, jettent leurs yeux sur ce prince & sur ses ancêtres. » Sa proscription après ses revers, les dangers qu'il a courus, le zèle héroïque de quelques amis, les hasards auxquels il dut & son salut, & son retour en France, avoient fourni à l'historien des tableaux pleins d'intérêt. Ce sujet vient d'être mis à la scène par le C. Duval, le même qui a déjà obtenu tant de succès dans la carrière dramatique.

Vaincu par le duc de Cumberland à l'affaire décisive de Culloden, proscrit, poursuivi de forêts en foréts & d'iles en iles, Edouard demeuré seul, en proie à tous les besoins , pénètre dans le château du lord d'Athol, attaché au parti de la maison d'Hanovre par les liens de la reconnoissance. Un voyage a retenu le lord en Hollande. Il revenoit en Ecosse, lorsqu'à la vue de l'ile qu'il habite un naufrage a failli lui coûter la vie : son épouse en reçoit la nouvelle, & attend à chaque moment son retour. L'ile cependant est occupée par de nombreux détachemens de l'armée du duc de Cumberland, mis à la poursuite du fils du prétendant. Le commandant de ces troupes a son logement chez lady Arthol ; il aime la nièce du lord, jeune personne de la famille des Macdonall, célèbre par son attachement à la cause des Stuarts, & les services rendus à cette maison : il est aimé de la jeune miss & prétend à sa main.

Edouard, pendant un moment de sommeil, a involontairement trahi son secret. Lady d'Athol, croyant donner l'hospitalité à un simple étranger, apprend que l'inconnu qui se présente, est le prince vaincu & proscrit, & qu'il y va du salut de sa famille, si elle ne le livre elle-même à ses bourreaux : mais ce sentiment généreux qui, surtout chez les femmes, fait si rapidement céder l'idée des dangers qu'elles vont courir, à celle du bien qu'elles vont faire, l'emporte dans l'ame de la secourable lady ; elle accorde un asyle au prince, & le prie de se reposer sur sa foi. Le salut du prince ne peut plus consister que dans une prompte fuite vers les côtes de France. L'entretien avec Edouard roule sur les moyens d'assurer cette fuite, lorsqu'il est troublé par l'arrivée imprévue du commandant des troupes de Georges, le chevalier d'Argile.

Faire passer Edouard pour l'époux qu'elle attend, donner pour excuse d'une trop visible émotion, le sentiment des dangers que son époux a courus, trouver dans cette émotion un motif pour abréger la visite dangereuse du chevalier, sont des inspirations soudaines qui servent heureusement lady d'Athol ; mais bientôt un nouvel appui se fait connoître au fugitif. Dans la nièce du lord dont il occupe la maison, il a emprunté le nom & les habits, il retrouve cette généreuse demoiselle Macdonall, dont le dévouement héroïque a, quelques jours auparavant, préservé sa vie du plus imminent danger. Il partage entre ses deux libératrices les expressions d'une reconnoissance dont il déplore la stérilité, lorsque le chevalier reparoît, témoignant un vif étonnement au sujet d'une lettre qu'il vient de recevoir : on lui annonce qu'un homme a été arrêté sur la côte, qu'il se dit naufragé, & qu'il déclare être le lord d'Athol. On s'est assuré de sa personne : nul doute, aux yeux de la généreuse lady, que son époux ne soit tombé entre les mains des soldats de Cumberland : elle obtient que l'inconnu sera transféré au chàteau, pour être mis en présence du lord dont il usurpe le nom. Il doit arriver à la pointe du jour, & tout est préparé, pour que pendant la nuit, suivi de quelques montagnards fidèles, Edouard, gagnant le rivage de rochers en rochers, puisse confier sa fortune à une barque, & voguer loin de l'Ecosse.

Edouard, à la faveur des ténèbres, s'est abandonné à un guide dévoué, & a cherché le bord de la mer. Mais des soldats postés dans les rochers ont arrêté ses pas : un combat inégal s'est engagé. Les chefs ont couru au bruit de l'attaque. Le chevalier trouve le faux lord l'épée à la main, au milieu du feu dirigé sur lui. Le guide profite de la confusion d'un combat nocturne peur déclarer qu'au bruit des armes le lord a volé au lieu du combat, & fait tomber ses coups sur des rebelles fugitifs. Toute fuite est, pour le moment, impossible. On rentre au château, où Edouard est forcé de feindre encore, & de s'asseoir à souper avec les officiers qu'il vient de combattre.

Au milieu des fumées d'un vin dont il use amplement, un colonel anglais, franc soldat, partisan de Georges, encore plus ennemi des Stuarts, fait chanter la victoire de Culloden, propose de déchirer, de brûler les drapeaux écossais, insulte les Français alliés d'Edouard, & le prince ne peut éclater ; enfin on parle de porter des toasts. Edouard boit aux dames, & à la reconnoissance. Le colonel propose de boire : au roi Georges & à la destruction du parti des Stuarts. – Le prince s'écrie en rompant le banquet...... Une vive explication s'élève lorsque l'inconnu, arrêté sur la côte, est introduit : c'est le lord. En levant les yeux sur le prince & sur sa femme inquiète & tremblante, Athol a bientôt tout appris : à Rome, Edouard lui a sauvé la vie ; il n'hésite pas à se sacrifier : il déclare au chevalier qu'il ne peut se nommer, mais qu'il est maître de son sort ; dès-lors le chevalier ne doute pas que l'inconnu ne soit le prince. En ce moment on apprend à la fois & l'apparition d'une flotte française sur la côte, & l'arrivée du duc de Cumberland dans l'ile. Le duc mande sur le champ, près de lui, le lord d'Athol, pour obtenir de lui des renseignemens précieux sur la defense d'une côte qu'il connoit bien. On profite de cet ordre : Edouard sort du château, sous le nom d'Athol ; toutes les consignes sont levées pour lui, un guide sûr le conduit, non vers Cumberland, mais vers les bâtimens fiançais, il est sauvé. Le lord d'Athol se nomme alors à Cumberland lui-même, qui d'abord parle de punir, mais qui bientôt ramené aux sentimens d'un guerrier généreux, promet auprès du roi son intercession & son appui.

Cet ouvrage a eu beaucoup de succès. On sait que, dans des pièces de cette nature, un débat continuel s'élève chez les spectateurs entre l'imagination & le raisonnement, entre l'esprit & le sentiment. L'intérêt de la situation entraîne ceux mêmes aux yeux desquels l'invraisemblance des moyens pourroit paroître la plus choquante ; & pour peu que ces moyens offrent d'art, de liaison & de gradation, pour peu que les effets scéniques & la partie théâtrale soient bien disposés, que des maximes générales, des moralités, des sentences y soient abondamment répandues, les beaux vers de l'Ariste de Gresset trouvent leur application, & le succès s'explique de soi même. Nous croyons devoir borner à ce peu de mots l'éloge & la critique d'un ouvrage dont nous avons plutôt cherché à donner une idée exacte , & à décrire le plan que nous ne prétendons en discuter ici le mérite sous le rapport littéraire & dramatique. Nous ne terminerons cependant pas sans exprimer quelque crainte sur le danger qu'il y auroit à livrer la scène française à des productions de ce genre : dans la belle carrière que cette scène ouvre aux auteurs, on doit aspirer à des succès plus nobles & plus difficiles : mieux vaudroit peut-être y suivre à pas mal assurés les traces qu'y ont profondément marquées les Corneille, les Racine, les Molière , & les autres maîtres de l'art, que d'y réussir en courant sur celles de Sedaine, & de quelques imitateurs du genre dramatique allemand.

Les premiers sujets tragiques & comiques du Théâtre Français concourent à la représentation de cet ouvrage. L'auteur a été présenté au public par ses camarades, & a été couvert d'applaudissemens.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome V, mai 1814, p. 289-298 :

[Reprise de la pièce dans des circonstances politiques qui lui donnent une portée nouvelle : Édouard, prince privé de son trône, sur la scène au moment où Louis XVIII retrouve le sien. Le critique ne manque pas de faire allusion à l’histoire de France dans le compte rendu d’une pièce qui se passe en Écosse. Il souhaite toutefois faire preuve de rigueur dans l’examen de la pièce. Premier point, d’une grande importance : le genre auquel la pièce appartient la pièce, « la comédie anecdotique », qui a l’inconvénient de n’avoir « pas encore de règles bien précises », qui se voit assimilé au mélodrame, « genre bâtard, dont l’auteur a tenté pourtant de « déguiser le vice ». Y a-t-il réussi ? Quelques reproches peuvent être adressés à sa pièce : l’avilissement du caractère de son héros, montré « abattu, languissant, inspirant toujours la pitié », au point que c’est milady d’Athol qui est « véritablement l’héroïne de la pièce » ; l’utilisation récurrente d’un procédé facile (Édouard se tire d’affaire en raison de « la crédulité des persécuteurs ») ; des invraisemblances (dont un aller-retour d'Édouard bien rapide, et le fait que des conspirateurs agissent portes ouvertes dans un lieu où tout le monde passe et peut les écouter). Par contre les coups de feu ne choquent pas le critique : il existe des précédents. Tous ces reproches auraient pu être faits dès la première, mais le critique évoque les ennuis rencontrés en 1802 par la pièce, et il ne voulait pas alors accabler l’auteur. Il s’agit maintenant de juger au nom des intérêts de l’art. Et les intérêts de l’histoire ? Il semble au critique que l’auteur n’a pas trahi la vérité historique, mais il lui reproche tout de même d’avoir bien maltraité l’honneur écossais : Édouard se plaint du peu de soutien de la part des siens. Il y a pourtant dans la pièce bien des personnages qui viennent à son secours. Et le peuple tout entier a veillé sur lui, sans jamais le trahir. Et les Écossais n’ont jamais laissé décapiter un de leurs rois... Reste à parler de l’interprétation. Les deux rôles essentiels (les autres sont déclarés peu importants) sont traités de manière très différente : reproches à damas, qui est accusé d’avoir mal compris le rôle, éloges pour Mademoiselle Mars, « toujours vraie, toujours naturelle ».]

Edouard en Ecosse.

Il est difficile de prononcer en dernier ressort sur le mérite d'un ouvrage de théâtre de quelque importance, d'après une seule représentation, lorsque le sujet a permis à l'auteur d'exciter vivement la curiosité de ses juges. En pareil cas, tout ce qui soutient l'intérêt, tout ce qui lui imprime une direction plus rapide, tout ce qui tend à retarder le dénouement par des moyens neufs, inattendus, est sûr de captiver fortement l'attention des spectateurs, sans qu'ils aient le loisir d'apprécier à leur juste valeur les ressources employées par le poëte. Rien n'est si facile que de se jouer, à cet égard, de la crédulité du public, sur-tout lorsque des circonstances particulières lui inspirent déjà de la bienveillance; et quand un peu de talent soutient ces dispositions favorables, le succès ne peut manquer d'être complet. On pouvait donc présager d'avance que celui de M. Duval serait infaillible ; car, indépendamment de ses preuves de talent, qui depuis long-temps sont faites, il avait encore par devers lui l'épreuve dont la pièce qu'il offrait pour la seconde fois à son auditoire était sortie, il y a quelques années, avec tant d'éclat. Mais l'enthousiasme même avec lequel on accueillit, dans la nouveauté, Edouard en Ecosse, les applaudissemens qu'on lui a prodigués encore à ces nouvelles représentations, imposent à la critique le devoir d'examiner avec plus de scrupule à quelle espèce de moyens l’auteur. doit la plus grande partie de son succès.

Le genre de la comédie anecdotique auquel se rapporte Edouard en Ecosse, n'a pas encore de règles bien précises, et, sur ce point, je ne veux pour arbitre que M. Duval lui-même ; je ne chercherai mes autorités que dans ses propres ouvrages. La jeunesse d'Henri V, dont il a enrichi la scène française, et que l'on y revoit toujours avec un nouveau plaisir, tient essentiellement au genre de la comédie d'intrigue; et l'on changerait encore les noms des personnages , comme l'auteur a cru déjà devoir le faire, que la pièce n'en resterait pas moins ce qu'elle est : pleine d'esprit, de gaîté, de situations piquantes avouées par la raison la plus sévère, et conformes à la plus exacte vraisemblance. La fable d'Edouard en Ecosse est établie, au contraire, sur un système bien différent, et s'il fallait la classer, quoique le mot et la chose soient en grand discrédit parmi nous, on ne saurait s'empêcher de la ranger parmi les mélodrames. M. Duval est-il parvenu même à déguiser le vice de ce genre bâtard avec l'adresse et l'intelligence qu'il a déployées avec tant de bonheur dans la plupart de ses ouvrages dramatiques ? C'est une question bien délicate sur laquelle un examen un peu rigoureux de sa nouvelle production va peut-être jeter quelques lumières. M. Duval possède un talent trop vrai et trop recommandable pour que l'on puisse se croire obligé de l'offenser par de plats éloges et par de lâches ménagemens. Il n'y a que les demi-talens, que les avortons en littérature qui aient quelque droit à ces honteux tributs.

Le premier reproche que j'adresserai à l'auteur d'Edouard, c'est d'avoir avili le caractère de son héros. Si ce jeune prince, dans le cours d'une expédition, où il eut à lutter contre tous les maux qui peuvent assiéger l'humanité, se laissa quelquefois aller au découragement ; si, poursuivi avec acharnement par des ennemis cruels, manquant d'asile, comme d'espérance, luttant en même-temps contre l'insomnie, contre la faim, contre une maladie honteuse qui le dévorait, il invoqua parfois la mort, et voulut même se livrer à ses persécuteurs ; il n'en est pas moins vrai qu'en général il montra l'ame la plus ferme, le courage le plus constant ; en un mot, qu'il déploya dans ses revers, comme il avait fait dans sa bonne fortune, le plus beau caractère. Pourquoi M. Duval semble-t-il donc s'être attaché de préférence à nous peindre Edouard, d'un bout à l'autre de son ouvrage, abattu, languissant, inspirant toujours la pitié ; et jamais l'admiration ? C'est une femme, c'est milady d'Athol, qui est véritablement l'héroïne de la pièce ; elle a dans son lot tout le courage, toute la présence d'esprit ; Edouard n'a jamais à la bouche que la récapitulation de ses malheurs ou l'expression de sa reconnaissance. Cette reconnaissance est motivée, sans doute : pour sauver le prince, la généreuse lady s'expose à la colère de son mari, à la vengeance du roi Georges, et ce qu'il y a de plus admirable, c'est que sa conduite est directement opposée à son inclination.

Mais il faut convenir que les gens à qui elle a affaire facilitent singulièrement l'exécution de ses projets. Poussa-t-on jamais la confiance et la simplicité plus loin que ce chevalier d'Argyle, qui, surprenant lady d’Athol avec le prince, dont il est l'ennemi le plus ardent, ne devine autre chose à leur embarras, à leur silence, à leur effroi, sinon qu'Edouard est lord d'Athol que l'on attend, il est vrai, au château ? Lorsqu'un moment après une lettre lui apprend qu'un homme, se disant lord Athol, vient d'être arrêté sur le rivage voisin, il trouve beaucoup plus court de regarder ce nouveau venu comme un imposteur, et il ne conçoit aucun soupçon contre le faux lord, que son silence obstiné et son air contraint devaient pourtant bien rendre suspect. Toutes les situations ressemblent à celle-ci: c'est toujours la crédulité des persécuteurs d'Edouard qui le sauve, et M. Duval me semble même avoir un peu abusé de ce moyen, lorsqu'à la fin du troisième acte, pour soustraire lord d'Athol, qui passe pour Edouard, à la vue du duc de Cumberland, et pour donner au fugitif le temps de s'éloigner, il ne trouve d'autre artifice que de faire tourner la tête au lord, afin que le duc ne puisse le reconnaître- Comme il faut cependant finir par-là, et que la situation ne peut se prolonger au-delà de toute mesure, il n'en résulte pas moins qu'en un demi-quart d'heure tout au plus, Edouard a eu le temps de quitter le château de se rendre au bord de la mer et de gagner la flotte française. L'île est petite, la flotte n'est pas loin ; mais une pareille diligence n'en est pas moins très-extraordinaire. Aux boulevarts, on ne s'aviserait pas de chicaner un auteur sur de semblables invraisemblances ; mais sur le premier théâtre de la nation, sur la scène où l'on représente tous les jours des chefs-d’œuvre dramatiques ; sur cette même scène où M. Duval a obtenu plus d'un succès avoué par la raison et par le goût, doit-on tolérer un exemple qui pourrait devenir funeste ? Quelques personnes ont trouvé mauvais les coups de pistolets qui se tirent au second acte ; j'avoue que ce ne sont pas tant les coups de pistolets que je blâme que les circonstances qui les amènent. Ne tire-t-on pas aussi un coup de fusil dans la Partie de Chasse [comédie de Charles Collé, 1774] ? Ne tire-t-ou pas le canon même dans quelques-unes de nos tragédies ? Pourquoi de tels moyens, employés avec art, ne seraient-ils pas du ressort du poëte ? Le coup de canon de Adélaïde Duguesclin [tragédie de Voltaire, 1734] paraît-il ridicule à personne ? Ce qu'il y a de plus blâmable, c'est de mettre à chaque instant une partie de ses personnages dans des situations telles qu'ils n'en puissent sortir sans le secours de l'extrême crédulité des autres. Des situations forcées, des combinaisons invraisemblables peuvent éblouir à une première représentation ; mais une fois la curiosité satisfaite, l'esprit aime à se rendre compte des moyens employés pour lui assurer son suffrage et malheur aux ouvrages qui ont tant à perdre à cette espèce de révision ! Je n'ai pas, à beaucoup près, relevé toutes les invraisemblances qui fourmillent dans celui-ci ; mon intention est moins d’affliger l'auteur que de l'éclairer, si toutefois il en est besoin ; car je ne doute pas que son goût délicat et l'expérience qu'il a de la scène n'aient suffi pour lui faire sentir tout ce que sa pièce offre de défectueux à la représentation. Dès la première, j'aurais pu hasarder quelques-unes de ces réflexions ; mais fallait-il empoisonner l'ivresse d'un succès qu'on lui a fait si long-temps attendre ? Aujourd'hui que M. Duval est vengé d'une mesure tyrannique, l’art veut aussi qu'on prenne sa défense, et la critique rentre dans tous ses droits. Je me permettrai donc encore une observation qui, sans doute, ne peut avoir échappé à l'auteur lui-même. Comment se fait-il qu'il ait choisi pour le lieu de la scène une salle ouverte à tout venant, et dans laquelle l'illustre proscrit et sa protectrice sont surpris à chaque instant ? Dans la position où ils se trouvent, leur premier soin, à coup sûr, doit être de fermer la porte ; et c'est justement la chose à laquelle ils pensent le moins. Aussi chacun s'empresse-t-il de profiter-d'une négligence si singulière ; tout le monde entre dans cette salle comme dans une place publique ; et, grace à cette malheureuse porte, qu'on ne veut pas fermer, les embarras se succèdent, les situations se multiplient, et la pièce arrive jusqu'à la fin. Il est vrai que si lady d'Athol avait pris une précaution indiquée par le simple bon sens, l'auteur eût été obligé de refondre entièrement son ouvrage ; mais il n'aurait qu'à s'en féliciter lui-même ; car, n'est-il pas vraiment fâcheux que le nœud d'une pièce dépende tout entier d'une porte ouverte ou fermée ?

Après les intérêts de l'art, dans une composition du genre de celle-ci, viennent ceux de l'histoire; et il faut convenir que M. Duval s'est montré plus circonspect sur ce dernier point que sur l'autre. Toutefois n'a-t-il pas un peu sacrifié la gloire de la nation écossaise, à l'intérêt qu'il veut appeler sur son héros, lorsqu'il accuse, par sa bouche, les compagnons de sa malheureuse entreprise ? Dans la pièce, Edouard se plaint de ce qu'à la réserve de deux de ses amis, il a été successivement abandonné ou trahi par tous les autres. Devait-il oublier ce généreux Lochiel, qui, percé de coups, ne pouvant supporter la fatigue d'une fuite précipitée, aima mieux risquer de tomber entre les mains de ceux qui les poursuivaient, que d'exposer par quelques retards la sûreté de son maître ? Devait-il oublier cet Oneil, aussi infatigable qu'intrépide, qui, toujours à la découverte, éventait tous les dangers, devinait toutes les ressources, et ne quitta le prince que lorsque le salut même d'Edouard lui en fit une loi? Devait-il oublier encore ce Macléan, qui, par une générosité sans exemple, se jetta lui-même entre les mains des persécuteurs d'Edouard, les trompa sur le lieu de sa retraite ; lui donna, par cette noble ruse, le temps d'échapper, et reçut la mort pour prix de son dévouement ? Devait-il oublier enfin, que, dans un pays où la tête du prince était mise à un prix énorme, il ne se trouva pas une ame assez vile pour aspirer à cette odieuse récompense, et qu'il trouva partout asile, sûreté, discrétion chez ses partisans, et ceux de Georges même ? Honneur à la nation écossaise ! Si elle ne put rendre un trône à son prince, elle le défendit au moins avec courage, et n'a point à se reprocher d'avoir vu tomber sa tète sous le fer de ses ennemis.

Damas s'est mépris, ce me semble, sur l'esprit du rôle d'Edouard, ou du moins aurait-il dépendu de lui de donner une expression plus noble à son personnage ? Les sons rauques et sourds qu'il tire de sa poitrine, la contraction outrée des muscles de son visage, les éclats de voix qui lui échappent lorsque la prudence devrait l'engager à se contenir, tout dans son jeu contribue à achever ce que l'auteur a commencé, et à faire d'Edouard un véritable héros de mélodrame.

Mademoiselle Mars, toujours vraie, toujours naturelle, prête singulièrement de charmes au rôle de lady d'Athol. Elle venait de se faire applaudir quelques instans plutôt dans celui de Nanine, qu'elle a joué avec toute la maturité de son talent et toute la jeunesse de sa figure. Il y a peu de chose à dire des autres acteurs dans Edouard en Ecosse ; leurs rôles ne sont pas assez importans pour prêter beaucoup à l'éloge ou à la censure.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome VI, juin 1814, p. 272-279 :

[Sans explication, nouvel article, un mois après le premier, pour la reprise d’Edouard en Ecosse. Il est dû cette fois à une signature illustre, celle de Charles Nodier, dont l’influence sur le mouvement romantique ne doit pas occulter les profonds sentiments monarchistes. Le début de son article est d’ailleurs une longue prise de position contre Napoléon Ier, ramené significativement à son nom corse de Buonaparte, et en faveur du retour des Bourbons, présenté comme le vœu largement partagé des Français dès 1802 (l’allusion à Georges Monck, partisan de la révolution anglaise du XVIIe siècle, puis artisan du retour du roi Charles II, transforme, dans l’esprit des royalistes du temps, Bonaparte en simple instrument du rétablissement de la monarchie en France, après la période révolutionnaire). Il s’agit donc de montrer à la fois que la pièce de Duval était royaliste, et que le public adhérait à cette lecture de la pièce, et donc des conceptions politiques dont elle était porteuse. La pièce sert de révélateur du pouvoir dictatorial de Bonaparte, exilant Duval et déportant Dupaty pour l’Antichambre ou les Valets entre eux (mais il semble que Napoléon n’ait pas donné suite à sa volonté de déportation). Après la politique, la philosophie. L’article développe longuement ce que Nodier considère comme l’essentiel de l’action de la pièce, la pitié, et il s’attache à montrer que ce sentiment, « le plus touchant des sentimens de l'homme », est au cœur de toutes les sociétés humaines, ce que lui paraît montrer le succès de la pièce auprès du public, quand la critique ne fait qu’y relever une pièce étrangère « à notre système théâtral ». Ni comédie, ni tragédie (il lui manque pour en être une « la pompe du style soutenu, l'harmonie des vers, l'importance de la catastrophe »), elle est proche du théâtre historique, non sans parenté avec le théâtre de Shakespeare. Mais faut-il faire en France un théâtre qui rappelle celui de Shakespeare ? Le critique y voit la porte ouverte à « l'invasion de l'école romantique ». Il affirme que « si le. mélodrame se multiplie au théâtre français, le théâtre français est perdu » (par « théâtre français, il faut sasn doute comprendre la future Comédie Française, pas l’ensemble du théâtre en France). La pièce de Duval doit rester une exception. L’article s’achève sur une série de jugements sur les interprètes, trois acteurs et actrices bien jugés, surtout mademoiselle Mars, deux acteurs secondaires jugés sévèrement (surtout celui qui ne sait même pas son rôle : il a l’air de faire partie des têtes de Turc de Nodier...)/]

THÉÂTRE FRANÇAIS.

Reprise d’Edouard en Ecosse.

La première représentation d’Edouard en Ecosse, est un événement politique ; elle est liée aux faits les plus importans du régne de Buonaparte : elle marque un point de transition très-sensible entre l'époque des espérances de l'Europe et celle de ses malheurs. Les royalistes fidèles ne voyaient, en général, dans le premier consul, qu'un nouveau Monck armé pour relever le trône. Les républicains purs, près de se désister de leurs illusions, attendaient de lui la restauration de la monarchie fondée sur les principes de 91, et rétablie dans la famille des Bourbons, qui était dès-lors rappellée par une opinion presque unanime. La comédie de M. Duval réveillait les sentimens des uns et des autres ; et quoique la police n'eût pas encore pris cette sévérité arbitraire qu'elle a exercée depuis, on ne pensait pas qu'une allusion aussi franche aux malheurs de la France et à ceux de nos rois, fût hasardée sans aucune autorité. On la regardait comme un essai des véritables dispositions du peuple, et même comme une instigation secrète du gouvernement, qui n'attendait que leur manifestation pour y condescendre. Cette idée, trop répandue ne fut que trop vivement accueillie ; elle laissa si peu de doute, que l'opinion, long-temps réprimée, se déclara dix fois pendant le cours de la représentation avec un courage qui aurait pu être plus heureux et plus utile. Cette expérience apprit du moins à Buonaparte que l'esprit public n'était pas fixé, comme ses flatteurs essayaient de le lui faire croire, ou qu'il l'était dans un sens très-opposé à celui de la dynastie nouvelle qu'il commençait à rêver. Cette découverte aigrit son cœur, et le porta au premier excès peut être qui ait souillé son consulat, depuis la mort de Tourstain. La haine ombrageuse, mais habilement contenue, qui l'animait depuis longtemps contre les partisans do la famille royale, ne connut plus de frein, et, comme toutes les haines de parti, elle s'exerça au hasard sur tout ce qui irritait ses soupçons, sans acception des personnes et des délits. Un drame, un opéra comique devinrent des attentats de lèse-majesté consulaire. M. Duval fut frappé de l'exil; M. Dupaty, très-jeune encore, mais déjà recommandé à l'estime publique par un nom distingué et par des talens aimables, fut arraché à sa famille, et jetté captif au milieu des mers sur un bâtiment qui était chargé de sa déportation. Une foule d'hommes, connus par la pureté de leurs principes et l'inflexibilité de leur caractère, eurent l'honneur de partager avec eux les premières haines de la tyrannie. Toutes les illusions cessèrent, toutes les espérances s'évanouirent ; le nom de Buonaparte, qui pouvait prendre tant d'éclat sous le crayon de l'histoire, perdit le prestige éblouissant, mais fugitif, qui l'enveloppait encore. La France apprit qu'elle avait un maître, et l'Europe qu'elle avait un ennemi.

L'action d’'Edouard en Ecosse a pour mobile le plus touchant des sentimens de l'homme, celui qui produit l'intérêt le plus sûr, cette affection involontaire, cette pitié tendre qui ne manque jamais de nous entraîner au-devant du malheur, qui nous lie à ses perplexités, à ses périls, et quelquefois à sa cause. C'est une chose très-honorable pour les nations, même aux yeux des misantropes, que cette universalité de la pitié qui se décèle dans toutes les grandes réunions d'hommes, et jusque dans les associations les plus sauvages, les plus opposées par leur but à l'ordre du monde civilisé. L'homme est destiné par la nature à être presque toujours misérable, et il y a quelque chose qui crie dans son cœur que la misère est sacrée. Hobbes, ce triste rêveur, qui a pénétré si avant dans..les secrets des sociétés, et qui a deviné dans leur organisation des mystères si déplorables, pensa un jour que leur premier rapprochement avait été déterminé par la crainte. C'est qu'à défaut de connaître la pitié, il calomniait l'humanité. L'homme est un être compatissant. C'est le sentiment sur lequel le monde social repose. J'entends beaucoup parler d'idées auxquelles on donne de belles épithètes qui ne sont pas même définies, et personne ne parle d'affections, quoique les affections soient le nœud des hommes en famille. Les hypothèses les plus brillantes, les fantaisies les plus spécieuses de l'esprit humain ont fait je ne sais combien de fous et souvent de fous furieux. Je ne vois pas qu'on se déchire à propos de la manière dont on aime son père, son frère ou ses amis. Si notre sublime philosophie en venait jamais à cette philosophie : si l'on parvenait à substituer à la théorie des idées la pratique des sentimens ; si les gens qui se croient appellés à raisonner apportaient dans le commerce de la vie un peu plus de sensibilité avec un peu moins d'amour-propre, tout le monde y gagnerait, excepté les ergoteurs qui vivent de disputes, et les méchants qui vivent de désordre et de malheur. Je crois que cette idée est un assez bon guide en politique ; je crois même qu'elle n'a jamais trompé personne, au moins d'une manière qui puisse être funeste pour les autres ; c'est à cela qu'il faut prendre garde quand on risque de se tromper.

Je sais bien qu'on pense très-généralement que les hommes ne sont plus susceptibles d'être conduits par ces principes ; mais c'est parce que ces principes sont trop naturels pour qu'il y ait maintenant du mérite à les-professer ; parce que l'abandon des idées simples et faciles a cessé de plaire à notre intelligence faussement perfectionée parce qu'on n'ose plus se livrer à l’élan de son cœur sans craindre de le sentir réprimer par la main de fer d’un raisonneur qui ne veut pas qu'il palpite. Il n'en est pas moins vrai que la grande majorité des hommes est mue par des affections qui ne sont pas abstraites, par des. sentimeus ingénus qui n'ont pas subi l'épreuve des discussions métaphysiques. Je n'en veux pas d'autre preuve que le succès d’Edouard en Ecosse, que l’impression de cette pièce et de toutes celles de son genre sur les cœurs des spectateurs. L'attendrissement que nous éprouvons au théâtre pour un proscrit supposé est un sentiment bien précieux à recueillir, bien important à cultiver : il exprime le regret du passé ; il contient la garantie de l'avenir. L'ame délassée peut croire un moment que les hommes ne se haïront plus, et c'est ainsi que la scène comique devient une institution morale, une école de génération. Tel est du moins le premier jugement du cœur, tant que l'esprit n'a pas été consulté. J'ai voulu donner une idée de cette disposition, sans rien préjuger contre les droits de la critique. La critique est un juge impassible pour qui les illusions les plus douces ne sont que des illusions, la critique ne peut voir dans Edouard en Ecosse qu'un ouvrage fort étranger à notre système théâtral. Edouard en Ecosse n'est point une comédie : il lui manque, pour être une tragédie, la pompe du style soutenu, l'harmonie des vers, l'importance de la catastrophe. Il se rapproche d'un genre irrégulier, d'un genre prescrit, par le mouvement désordonné de l'action dramatique, par la complication incroyable des incidens, par la multiplicité des grandes péripéties, par la combinaison recherchée des effets de scène, Edouard en Ecosse, je dois le dire, est un véritable mélodrame; mais c'est le chef-d'oeuvre du genre. C'est un mélodrame où il y a des sentimens, des passions, des caractères, une action intéressante, et dont l'intérêt croît toujours, le talent enfin d'un poëte dramatique exercé qui a obtenu de justes succès dans la comédie régulière, et qui a pu ambitionner ce nouveau succès sans compromettre son goût. L'auteur d’Edouard a beaucoup lu Shakespeare ; sa pièce rappelle le théâtre historique, et elle le rappelle sans trop de désavantage, au moins dans quelques scènes remarquables. Ce qui reste en question, c'est de savoir jusqu'à quel point il est possible de rappeler Shakespeare sur notre théâtre d'une manière avantageuse pour ses progrès. Je crois que cette entreprise est tout-à-fait opposée à la direction de l'esprit national ; qu'elle favorise l'invasion de l'école romantique ; et que si le. mélodrame se multiplie au théâtre français, le théâtre français est perdu. Il faut voir Edouard en Ecosse comme une exception heureuse, mais il faut tâcher de s'en tenir là.

Le jeu des acteurs contribue au succès de la pièce. Damas joue le rôle du proscrit avec une expansion dont il abuse quelquefois, mais ses transports et ses éclats de voix tiennent à une qualité trop précieuse, pour qu'on doive les lui reprocher bien sévèrement. Il a besoin de modérer sa chaleur ; mais il a besoin surtout d'en entretenir le foyer, car elle fait son talent. Mlle. Mars est parfaite, ou à-peu-près, dans lady Dathol. Il ne manque à Mlle. Volnais, pour représenter assez dignement miss Malvina Macdonald, que la tournure svelte et presque aérienne dont nos peintres ont gratifié les jeunes beautés écossaises ; elle a d'ailleurs de l'intelligence et de la sensibilité. Armand est bien loin d'être digne de cet ensemble ; sa manière de dire précipitée confuse, souvent inintelligible, presque toujours sans intentions, gâterait les meilleures choses, et elle fait languir un rôle qui n'est pas brillant par lui-même. Ses moyens sont quelquefois placés plus convenablement ; mais il néglige trop les rôles qui lui conviennent peu. Je ne parle pas de Desprez, qui est venu se faire souffler à la dernière scène les quatre ou cinq lignes que doit débiter le duc de Cumberland, et qui les a dites sans les entendre. Il avait si peu de chose à faire là, que je n'ai pour cette fois que le défaut de mémoire à lui reprocher.

Ch. Nodier.                 

Geoffroy, Cours de littérature dramatique, tome IV (Paris, 1819), p. 129-135 :

M. DUVAL.

EDOUARD EN ECOSSE.

Ce drame nous est tombé comme des nues, sans avoir même été annoncé la veille ; on a voulu sans doute, par cette brusque apparition, prévenir les complots de la malveillance. On se persuade peut-être que la cabale a beaucoup de part aux chutes devenues si fréquentes sur le Théâtre Français : pour moi, je pense que la cabale peut bien aujourd'hui soutenir quelque temps un mauvais ouvrage, mais non pas en faire tomber un bon.

L'expédition de Charles Edouard, petit-fils de Jacques II, est un des événemens les plus extraordinaires du 18e. siècle. La France avait déjà fait pour lui un effort infructueux : ce mauvais succès ne le rebute pas : il s'embarque presque seul sur une petite frégate qu'un négociant lui donne. Il aborde en Ecosse, sans argent, sans munitions : quelques montagnards se joignent à lui ; sa troupe grossit à chaque instant : il a bientôt une armée   deux fois il bat les Anglais ; mais, comme son infortuné bisaïeul, il ne sait pas profiter de la victoire. Accablé à Culloden par des forces supérieures, poursuivi de cavernes en cavernes, de rochers en rochers ; après avoir éprouvé ce que la misère a de plus affreux; après avoir vu cent fois la mort à ses côtés, il parvint à se sauver en France avec quelques amis. Ses aventures sont si singulières et si romanesques, que toute la licence de l'imagination des poëtes dramatiques ne pourrait en égaler le merveilleux. On le voit nourri dans un antre, par un ange de douceur et de bonté, sous les traits de miss Macdonald; il prend les habits de sa femme de chambre, et se sauve avec elle au milieu des gardes, à la faveur de ce déguisement. Edouard avait le talent de plaire aux femmes ; il y en avait, dans sa petite armée, qui combattaient pour lui avec autant de courage que les guerriers : ce talent ne contribue pas peu à rendre intéressant un héros de théâtre.

L'auteur n'a pu faire usage de cette bizarre aventure ; il n'a même donné, dans sa pièce, qu'un rôle très-secondaire à cette miss Macdonald, connue dans l'histoire pour une jacobite très-zélée, tandis qu'il a choisi pour son principal personnage la duchesse d'Athol, très-attachée au parti de Georges. L'action qu'il a imaginée, quoiqu'au-dessous même de la vérité, est pleine de situations qui attachent et qui surprennent. On ne voit jamais sans l'intérêt le plus vif, un homme, destiné au trône par sa naissance, réduit au dernier degré de l'abaissement et de l'infortune ; cet exemple de l'instabilité des choses humaines a quelque chose de si frappant et de si terrible, qu'il semble nous faire chérir l'obscurité et la médiocrité qui met à l'abri de ces grands revers.

Edouard, poursuivi par des soldats, accablé de fatigue et mourant de faim, entre dans un château, s'adresse à l'intendant, vieillard humain et généreux, mais un peu effrayé de l'air hagard de son hôte : le château appartient à lord d'Athol, auquel le prince a sauvé autrefois la vie à Rome : il n'est habité, dans l'absence du lord, que par sa femme et sa nièce miss Macdonald : l'inconnu demande à parler à la duchesse, et s'endort en l'attendant ; milady d'Athol le trouve endormi ; quelques mots qui lui échappent en rêvant donnent à cette dame  d'étranges soupçons ; le prince s'éveille et se fait connaître. « Le petit-fils de Jacques II, dit-il à la duchesse, ne demande que la grâce qu'on ne refuse pas au dernier des mortels, il vous demande du pain. » Paroles bien énergiques dans leur simplicité, et qui ont excité un enthousiasme général. C'est un des plus beaux momens de la pièce ; il appartient tout entier à l'histoire. Edouard, en effet, pressé de la faim et prêt à succomber, entra dans une maison dont il savait bien que le maître n'était pas de son parti. « Le fils de votre roi, lui dit-il, vient vous demander du pain et un habit; je sais que vous êtes mon ennemi, mais je vous crois assez de vertu pour ne pas abuser de ma confiance et de mon malheur : prenez les misérables vêtemens qui me couvrent; gardez-les, vous pourrez me les apporter un jour dans le palais des rois de la Grande-Bretagne. » Le gentilhomme touché s'empressa de le secourir, et lui garda le secret. Il est rare que, dans des situations de cette nature, la fiction dramatique ne reste pas au-dessous de la réalité. L'auteur aurait dû supprimer ces dernières paroles d'Edouard, où il est question du palais des rois ; elles ne conviennent pas à la situation, et n'ont produit aucun effet au théâtre.

Lady Athol, quoique favorite de la reine, quoique comblée des bienfaits de Georges, n'écoute que son cœur ; elle offre au prince des rafraîchissemens, le console et le ranime par ses sentimens généreux ; mais elle passe trop brusquement d'un excès à un autre : dans la première scène, elle reproche aigrement à sa mère l'intérêt qu'elle paraît prendre aux malheurs du jeune Stuart ; et l'instant d'après on la voit prête à sacrifier sa fortune et sa vie pour sauver celui qu'elle regarde comme l'ennemi de la patrie : elle n'en ferait pas davantage pour un époux ou pour un fils : son zèle même a toute l'imprudence de la passion ; au lieu de dérober promptemeut à tous les regards l'illustre fugitif, elle le retient longtemps à causer dans une salle ouverte à tout le monde ; elle est surprise dans cet entretien par le chevalier d'Argyle, officier spécialement chargé par la cour de poursuivre Edouard.

A la vue d'un étranger couvert de haillons, pâle, défait, égaré, le chevalier imagine sur-le-champ que c'est le lord d'Athol qui est de retour. La conjecture serait ridicule, et même inexcusable, si le chevalier n'avait pas entendu la lecture d'une lettre où milord apprend à sa femme qu'il a fait naufrage sur les rivages de l'Ecosse, qu'il s'est sauvé presque nu, et a trouvé un asile dans une cabane de pécheurs. Voilà donc Edouard transformé en lord d'Athol ; en conséquence, il prend un habit très-riche brodé en or, et, jusqu'à la nuit, il conte ses aventures à milady et à sa nièce. Son récit est semé de traits pathétiques ; mais quand on tremble pour la vie de l'orateur, non erat his locus. Le réduit le plus ignoré et le plus obscur du château lui convenait mieux que le salon de compagnie, où il court risque à chaque instant d'être reconnu. Il est fort heureux pour lui que le chevalier d'Argyle n'ait pas son signalement, et il est fort extraordinaire qu'on ait confié particulièrement le soin d'arrêter le prince à un officier qui ne l'a jamais vu. Le chevalier est si persuadé que le prince est le lord d'Athol, qu'il vient lui demander son consentement pour épouser miss Macdonald sa nièce, dont il est amoureux. Cet amour, cette demande est si froide, si déplacée dans un pareil moment, que si l'intérêt n'eût pas été déjà fortement établi, la pièce courait le plus grand risque. En général, ce rôle du chevalier d'Argyle, que Damas joue avec intelligence, est désagréable, et quelquefois odieux. A tous les sentimens d'humanité des deux femmes, il oppose sans cesse les devoirs d'un soldat obligé d'obéir à ses supérieurs : il a raison ; mais cette raison n'est pas théâtrale ; et quelque juste que soit la maxime, il a tort de la répéter si souvent.

L'instant arrive où il faut que le prince parte, sous la conduite du vieux intendant Tom, pour gagner le rivage de la mer, et s'embarquer dans une chaloupe qui l'attend. La tentative est très-malheureuse : surpris et attaqué en chemin, il n'échappe qu'à la faveur du nom de lord d'Athol, et rentre dans le château ; mais ce déguisement, si favorable pour lui dans cette occasion, va bientôt lui devenir funeste. Le chevalier d'Argyle a reçu l'avis qu'on vient d'arrêter chez des pêcheurs un inconnu qui se dit le lord d'Athol, et qui demande qu'on le conduise en présence de la duchesse sa femme : c'est à la pointe du jour qu'on doit l'amener, et tout espoir de fuite est fermé au prince ; les bords de la mer sont couverts de soldats, et l'on a enlevé la chaloupe. Cette consternation n'empêche pas le prince et sa bienfaitrice de se mettre à table, avec quelques officiers invités à souper. Un vieux colonel, grossier et brutal, s'emporte en invectives contre les Stuart, et finit par proposer un toast à la mort de tous leurs partisans : le prince n'est plus maître de sa fureur ; il se lève brusquement de table, en s'écriant qu'il ne boira jamais à la mort de personne. C'est encore un des beaux momens de la pièce. Le rôle du colonel n'est pas mauvais en lui-même; mais il est joué par Baptiste l'aîné d'une manière triviale, et qui sent la farce.

Enfin, on amène cet inconnu qui se dit lord d'Athol et qui l'est affectivement : Edouard se croit perdu ; la duchesse et sa nièce sont dans des transes mortelles ; le lord, d'abord étonné du froid accueil de sa femme, jette les yeux sur le prince, le reconnaît, devine tout ; et se rappelant qu'il doit la vie à Edouard, il n'hésite pas à se charger du nom d'un proscrit, et consent que le sien serve au salut d'un malheureux : d'Argyle ne doute point que le lord ne soit Edouard : ravi d'une si belle capture, il lève les consignes, renvoie les gardes qui assiègent le château. Le moment est favorable ; le prince en profite pour s'évader. Le duc de Cumberland, qui survient, ordonne que le faux Edouard soit sur-le-champ conduit à Londres. Le lord d'Âthol se fait alors connaître, et bientôt l'on apprend que le prince est en sûreté. Cumberland éclate en reproches et en menaces : lady d'Athol en appelle à la générosité, au témoignage de son propre cœur, et le duc est forcé de convenir qu'il en aurait fait autant. Ce dénouement très-heureux a décidé le succès de la pièce.

Quant au mérite de l'auteur, il est tout entier dans quelques combinaisons dramatiques, dans quelques coups de théâtre bien calculés. Je suis cependant surpris qu'un homme qui, par état, doit connaître la scène, ait laissé dans son dialogue tant d'inutilités, tant de longueurs qui refroidissent l'action, désolent le spectateur empressé de courir à l'événement : on sait qu'un succès obtenu par le prestige des situations, ne suppose pas toujours un bon ouvrage : le plus chétif roman offre souvent un intérêt très-vif ; on le dévore sans l'estimer ; il touche le cœur sans avoir le suffrage de l'esprit ; et si l'auteur fait répandre des larmes, il en est redevable à son sujet, et non pas à son art. Il y a des situations si belles, que l'écrivain le plus maladroit ne peut réussir à les gâter ; elles produisent leur effet malgré lui. Il y a cependant du mérite, quoiqu'il y ait encore plus de bonheur, à choisir un sujet intéressant : certainement il n'y a point de tragédie de Racine, ni même de Voltaire, qui occupe et attache autant la multitude qu'un pareil drame ; mais on y chercherait en vain cette vraisemblance, cette liaison des scènes, cette marche habile, ces caractères largement dessinés, et surtout cet admirable développement des sentimens et des passions, cette suite d'idées et de raisonnemens, cette éloquence qui distingue les chef-d'œuvres des grands maîtres.

Ce que j'estime le plus dans la pièce nouvelle, c'est cette philosophie douce qui tend à détruire le fanatisme des opinions et des partis : sous ce point de vue, c'est un ouvrage vraiment utile à l'humanité. Voilà le fanatisme qu'il est important de combattre, parce que c'est celui qui nous menace le plus; voilà l'ennemi dont il faut nous défier, parce qu'il est près de nous. (1er. ventose an 10.)

La critique parue dans la Décade philosophique, littéraire et politique, an X, 2me trimestre, n° 16 (10 Ventôse) s'achève ainsi, p. 436 :

Tel est le croquis de ce drame pathétique et touchant, plein de situations fortes, de sentimens élevés, de mots heureux. Jamais cadre dramatique ne présenta un intérêt plus vif, plus soutenu. La difficulté même du sujet heureusement vaincue, fait le plus grand honneur à l'esprit et au cœur de l'écrivain. Dans un ouvrage où les écueils étaient nombreux, il a su les éviter presque tous, surtout celui de donner le moindre prétexte à la malignité des partis et à celle des allusions. L'humanité, la raison et la décence y sont présentées partout comme une règle de conduite inaltérable dans les occasions difficiles et dans les troubles politiques, et il serait à souhaiter que tous les hommes en fussent au point de ne goûter que de pareils tableaux et de n'avoir que de tels sentimens.

Le public a paru digne qu'on les lui présentât, il a applaudi avec transport tout ce qui était touchant et généreux, et s'est gardé avec soin de laisser croire qu'il pût songer à autre chose qu'à son émotion et au plaisir de voir un bon ouvrage.

D’après la base La Grange de la Comédie Française, Edouard en Ecosse ou la Nuit d’un proscrit, drame historique en 3 actes et en prose, d’Alexandre Duval, a été créé le 18 février 1802 et a connu 102 représentations, jusqu’en 1841.

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