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La Grande ville, ou les Provinciaux à Paris, comédie épisodique, en cinq actes, en prose, de Picard. 21 nivôse an 10 [11 janvier 1802].

Théâtre Français, rue de Louvois.

D'abord intitulée simplement la Grande ville, la pièce de Picard a été plutôt mal accueillie. Très rapidement, dès le 2 pluviôse, il en a proposé une version en quatre actes, sous le titre de les Provinciaux à Paris ou sous le titre double de la Grande ville ou les Provinciaux à Paris. On trouvera dans cette page des articles consacrés aux deux pièces (qui n'en font guère qu'une) par ordre d'apparition dans la presse du temps.

Titre :

Grande ville (la), ou les Provinciaux à Paris

Genre

comédie épisodique

Nombre d'actes :

5

Vers ou prose ,

en prose

Musique :

non

Date de création :

21 nivôse an 10 [11 janvier 1802]

Théâtre :

Théâtre Français, rue de Louvois

Auteur(s) des paroles :

Picard

Almanach des Muses 1803

Pierre Gaulard quitte le village de Ligny, et vient à Paris avec son fils et sa fille. Ils descendent dans un hôtel garni rue Saint-Honoré. Là se trouve Lambert, jeune musicien, honnête et peu fortuné, qui cherche à prévenir Gaulard contre les pièges que l'on peut tendre à son inexpérience. Mais le campagnard est confiant, et le voilà qui, enchanté d'habiter la grande ville, dit à qui veut l'entendre qu'il est dans l'intention de s'y fixer, d'y marier son fils et sa fille, auxquels il donnera cent mille écus en mariage. C'en est assez pour éveiller les intrigans et les fripons. Une madame de Vercour, un certain Dorival et son laquais, cherchent à s'emparer de Gaulard ; ils y réussissent jusqu'à ce que, détrompé sur le compte de ces honnêtes gens, ils prennent le parti de retourner bien sagement à Ligny.

Pièce inférieure aux autres pièces du même auteur, de l'esprit et de la gaieté, mais du vide, de la langueur dans l'action ; succès contesté.

Courrier des spectacles, n° 1778 du 22 nivôse an 10 [12 janvier 1802], p. 2-3 :

[Le compte rendu publié le lendemain de la première représentation dans le quotidien Courrier des spectacles.

Picard est, à ce changement de siècle, l’auteur à la mode en matière de comédies de caractère (la grande comédie, mais en prose), et il multiple les pièces : après la Petite ville, la Grande ville. Mais il n’a pas si bien réussi en peignant les Parisiens que lorsqu’il montrait à ces mêmes Parisiens les travers de la société de province. Et sa comédie est réduite par le critique à n’être qu’une comédie épisodique, où les personnages se succèdent, constituant plus un « tableau de Paris » qu’une comédie : l’unité de la pièce est trouvée « tant bien que mal ». Le sujet a déjà été traité, et les prédécesseurs de Picard sont jugés meilleurs que lui. L’intrigue résumé ensuite est un peu compliquée : on y voit les difficultés d’un bourgeois de province débarquant à Paris avec ses enfants, et ayant la naïveté d’étaler sa richesse : il suscite l’appétit des aigrefins de la capitale. Bien sûr, la morale est sauve à la fin, et les escrocs sont démasqués. Quant aux provinciaux, ils n’ont plus qu’à retourner dans leur village méditer sur leur aventure. La première représentation a été fort houleuse, et la pièce est accusée de tous les défauts habituels : un second acte froid et sans action, un rôle déplaisant, un autre où le personnage se répète, entrées et sorties ne sont guère motivées. Le succès a pourtant été au rendez-vous : l’auteur a été « vivement demandé » et il a paru. Mais il faudrait tout de même qu’il fasse les changements indispensables. Quant aux interprètes, le critique ne les crédite que d’un jeu « avec le plus grand ensemble ».]

Théâtre Louvois.

Peindre un ridicule, un caractère, un évènement, voilà ce qui paroît aisé au premier coup-d’œil, et ce que l’on a souvent exécuté au théâtre ; mais exquisser rapidement mille portraits différens, mettre en scène toutes sortes d'originaux, les faire agir tous ensemble, voilà ce qui est difficile, voilà ce qui demande un grand ta lent, voilà ce que Picard a essayé avec succès dans sa Petite Ville, voilà ce qu’il a tenté moins heureusement dans la Grande Ville, comédie épisodique en cinq actes, représentée hier sur ce théâtre. On a dit que sa Petite Ville avoit indisposé contre lui plusieurs provinciaux qui croyoient s’y reconnoître ; la Grande Villle a pu avoir, par la même raison, des ennemis dans quelques habitans de Paris ; mais en général, ses portraits, peut-être fidèlement tracés, sont d'une couleur trop uniforme ; son tableau peche par le plan, et n’a que des détails dans lesquels on reconnoît, il est vrai, la touche originale et le vis comica de l'auteur, mais dont quelques-uns aussi ont fatigué, par leur longueur ou leur inutilité. Cette pièce prouve que Picard a fait une étude approfondie des mœurs de Paris ; mais il s’est occupé de bien des choses indifférentes, détachées, étrangères les unes aux autres, qu’il a cherché à lier tant bien que mal, tandis qu’il pouvoit présenter aux spectateurs un tableau intéressant, suivi, et un, des dangers auxquels est exposé l’honnête et confiant étranger qui arrive dans la capitale. La Grande Ville n’est donc proprement qu’un tableau de Paris, et non pas une comédie. Il y a au même théâtre des pièces estimées qui pouvoient mieux mériter le titre de la Grande Ville, par les details, par la conduite et par l’intrigue ; témoin l’Entrée dans le Monde, Duhautcours, etc. Ces comédies sont les sœurs aînées de la Grande Ville, et celle-ci voudra bien nous permettre de leur donner la préférence. Voyons un peu ce qu’est cette cadette :

Pierre Gaulard, Georges Gaulard son fils, et Fanchette Gaulard, sa fille, arrivent du village de Ligny à Paris, et descendent à un hôtel garni, rue Saint-Honoré. C'est là qu’est logé un jeune musicien peu riche, nommé Lambert, qui se fait un plaisir d’être utile, et qui cherche à prévenir Pierre Gaulard des pièges que l’astuce et la méchanceté peuvent tendre à son inexpérience. Le papa, tout joyeux de se voir à Paris, conte à qui veut l’entendre qu'il vient s’y établir, qu’il a hérité d’un parent fort riche, et qu’il ne donnera pas à son fils et à sa fille moins de cent mille écus en mariage. Ces propos sont recueillis par plusieurs personnes, qu’un accident arrivé à la voiture d’une dame a attirées dans l’hôtel, où cette dame s’est fait transporter. Parmi ces personnes est Dorival, qui se flatte de pouvoir réparer ses pertes par un mariage avantageux, et déjà il a jeté son dévolu sur la petite Fanchelle, qui de son côté a remarqué un grand jeune homme, parapluie sous le bras, fort bien fait, fort bien mis, qui a suivi Dorival accourant s’informer si la dame n’étoit pas blessée, et qui n’est que son laquais. Il forme de son côté ses projets, qu’il est loin de communiquer à son maître tandis que la dame, rappelée peu-à-peu à elle-même par l'espérance de duper la famille villageoise, compose dans sa tète le roman qui doit les intéresser à son sort. Envain Lambert veut-il persuader à Pierre Gaulard que ce sont des fripons dont il doit se méfier, ce bonhomme, fier de son gros bon sens, accepte pour le lendemain un déjeûner chez madame de Vercour (c'est le nom de la dame), un dîner chez Launay de Saint-André (nom supposé du laquais), et un rendez vous à un jardin public avec M. Dorival, qui a, dit-il, des projets importans à lui communiquer.

Cependant après le départ de tout le monde, il faut passer la soirée. Il n’y a pas d’opéra ; ainsi il faut voir la Lanterne magique ; on fait monter le Panorama ; et a chaque coup de baguette, on voit Paris en detail, les maisons de prêt , les tripots, les antres des Sybiiles, etc. (C'est là ce qui occupe le second acte qui est terminé par une espèce de second Panorama des trois intrigans qui l'un après l'autre viennent reitérer à Pierre Gaulard et à ses enfans l’invitation de se rendre aux heures convenues. La première visite du lendemain est donnée à Mad. de Vercour qui s’est fait passer aux yeux de Georges Gaulard pour une marquise polonaise, et que celui-ci qui, selon son père, n’est pas un sot, puisqu’il a fait ses études à l’Ecole centrale de Nancy, aime déjà éperduement. Elle loge au Marais chez M. Malfilatre , époux très indolent d’une femme bavarde, jadis sergent-major de la garde nationale, nommé notable communal. Mad, de Vercour lui emprunte son logement et son argenterie pour recevoir nos villageois ; mais une nourrice qui vient réclamer le paiement de six mois qui lui sont dus pour un enfant, découvre le vrai nom et la fourberie de l'intrigante. Pierre Gaulard est de-là transporté dans le faubourg St Germain. Un hôtel superbe le reçoit ; c’est Launay de St-André qui en fait les honneurs ; Fanchette a un penchent pour un aussi joli homme, mais son illusion se détruit , lorsque Dorival vient lui-même chercher Pierre Gaulard et reconnoît son laquais qui l’a quitté le matin même en lui volant une boëte. Alors il s’empare de la famille qui le suit à Tivoli. Pierre Gaulard y a un rendez-vous secret avec une Dame qu’il a vue à un Musée. Il en est épris malgré les leçons que devroient lui donner les exemples de ses enfans dupés avant lui. C’est là qu'il est surpris en tête-à tète par Dorival qui dans la dixième Muse reconnoît sa femme divorcée. Tant de contretems et d’intrigues dégoutent de Paris nos villageois qui retournent à Ligny.

Cette représentation a été très-orageuse. Le bruit a commencé dès le second acte qui n’est presque qu’une scène froide et sans action. Au troisième, le rôle de la jeune fille de Malfilâtre a déplu généralement ; celui de Mad. de Vercour offroit des redites qui ont mécontenté le public : les entrées, les sorties, 1es confidences que fait Lambert au jeune Commissionnaire, tout cela demandoit à être plus motivé, et il a fallu toute la bienveillance du public à l’égard du cit. Picard pour que les murmures n’aient pas éclaté davantage. Il faut espérer qu’il fera des changemens à cet ouvrage qui fait infiniment d’honneur à son esprit. Il a été vivement demandé après la pièce, et il a paru au milieu des applaudissemens qui ont étouffé les sifflets. La pièce a été jouée avec le plus grand ensemble.

F. J. B. P. G***.

Courrier des spectacles, n° 1789 du 3 pluviôse an 10 [23 janvier 1802], p. 2 :

[Le lendemain de la première représentation de la nouvelle version de la Grande ville, désormais appelée les Provinciaux à paris.

La pièce nouvelle a une histoire : elle est la version raccourcie de la Grande ville, dont il ne reste que le sous-titre de les Provinciaux à Paris. Ce qu’on sifflait en cinq actes devient un succès uen fois en quatre, avec essentiellement un nouveau dénouement, cette fois « amené d’une manière adroite et naturelle ». C’est d’ailleurs le seul élément de la pièce que le critique résume, le reste étant à retrouver dans feue la Grande ville. Sinon, que des compliments : « détails et traits heureux et de circonstances », acteurs jouant avec ensemble. Toute la troupe a droit à son compliment personnalisé : tout le monde a été bon.]

Théâtre Louvois.

La Grande Ville ne plaisoit pas, les Provinciaux à Paris ont réussi. Les quatre premiers actes, que l'on s’obstinoit à siffler dans la Grande Ville, forment toute la pièce nouvelle sans avoir éprouvé pour ainsi dire de changemens. L’ouvrage n’est pas meilleur qu’il n’étoit pour le fonds, mais il falloit au parterre une victime, et le sacrifice a eu lieu, le cinquième acte a disparu : le quatrième offre le dénouement nouveau amené d’une manière adroite et naturelle : la scène est dans l’hôtel du faubourg Saint-Germain ; Launay de Saint-André y est reconnu comme valet par son maitre Dorival, autre fripon, qui lui ordonne avec autorité de sortir. Le valet résiste, démasque à son tour Dorival, qu'il déclare être ruiné et marié, et pour preuve il laisse entre les mains de Pierre Gaillard le portrait (volé par lui) d’une dame qu’il dit être l'épouse de Dorival, et qui est la même dont le bon provincial a fait l'intime conuoissance au Muséum. Pierre Gaulard reste ébahi, se console et retourne à Ligny.

Cette pièce doit et devra son succès aux détails, aux traits heureux et de circonstances dont elle fourmille. Elle est d’ailleurs jouée avec infiniment d’ensemble. Le cit. Vigny est excellent dans son Pierre Gaulard, et le cit. Bertin extrêmement plaisant, sans charge, dans le rôle de George. Le citoyen Barbier dit fort bien son rôle, et les citoyens Dorsan et Clozel ont saisi avec intelligence, l’un le ton de jactance d’un riche fripon, et l’autre l’air de suffisance d'un laquais déguisé. Le citoyen Picard a bien la caricature d’un bourgeois indolent. Mesdames Molé, Delisle et Sara ont particulièrement soigné leurs petits rôles.

F. J. B. P. G***.

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, 7e année, tome V (pluviôse an 10), p. 134-137 :

[Premier article paru dans le Magasin encyclopédique, après la première représentation de la Grande ville, encore en cinq actes et sans sous-titre.

Théâtre Louvois.

La grande Ville.

Cette comédie épisodique en 5 actes et en prose, a été jouée le 21 nivose.

Les avis sont tellement partagés sur ce nouvel ouvrage de Picard, que l'on ne peut pas dire qu'il ait complètement réussi, ni qu'il soit tombé tout-à-fait. Quelques journalistes ont fait l'éloge de la pièce en palliant ses défauts ; d'autres ont pris à tâche de la décrier, en omettant de parler de ce que l'on y trouve de meilleur ; plusieurs autres, sans s'arrêter à l'ouvrage, ont injurié l'auteur : ceux-là ne méritent pas qu'on leur réponde.

Voyons d'abord ce qui s'est opposé au succès de la grande Ville. Picard a entrepris cette comédie, encouragé par le succès de sa petite Ville : mais il auroit dû penser que les Parisiens qui avoient ri de bon cœur des travers et des ridicules des gens de province, ne prendroient pas la chose aussi bien, lorsqu'il s'agiroit d'eux-mêmes. La plupart des spectateurs étoient très-certainement décidés à siffler, avant de savoir si la pièce étoit bonne ou mauvaise. D'autres, plus indulgens et peut-être amis de l'auteur, avoient, au contraire, l'intention d'applaudir. De-là vient que chacun des deux partis, agissant d'après ses motifs particuliers, l'ouvrage n'a pu être jugé : de-là vient aussi la rixe scandaleuse qui devoit nécessairement résulter de deux partis aussi fortement prononcés. Ceux qui vouloient siffler, ont donné pour motif que Picard avait tracé, dans la pièce, des portraits beaucoup trop ressemblans. Il a voulu se justifier, et il a écrit dans les journaux que son but avoit été de faire une comédie et non une satyre, et qu'il n'avoit, en conséquence, désigné personne. Est-ce d'ailleurs la faute de l'auteur, si tel ou tel se reconnoît dans un portrait ridicule ? Il faudrait renoncer pour jamais à faire des comédies, si l'on devoit se dire, avant de tracer un personnage : ne ressemblera-t-il pas à telle personne ? Et que deviendrait alors l'auteur ? il ne lui resteroit plus rien à faire. Les ridicules étant le domaine de Thalie, ceux qui se croient attaqués n'ont qu'à faire en sorte de ne plus ressembler au portrait qui les choque ; alors les hommes se corrigeront, et la comédie aura un but vraiment moral. Lorsque Molière fit le Misanthrope, on sait que le duc de Montausier qu'on vouloit indisposer contre lui,. dit qu'il
se croiroit trop heureux de ressembler à ce personnage. Quand il fit son Tartufe, le premier président s'opposa à la représentation, et c'est là ce qui fixa sur lui l'attention publique, surtout lorsque
Molière, piqué, eut prononcé cette épigramme : M. le premier président ne veut pas qu'on le joue.

Le premier tort de Picard est d'avoir trop peu travaillé sa pièce, d'avoir cru que de jolis détails suffiroïent pour la soutenir, et d'avoir placé ces détails dans un cadre épisodique. Ce genre d'ouvrage, qui réussit à peine en un petit acte, pouvoit-il convenir à une comédie en cinq actes, et dans laquelle Picard entreprenoit la peinture des mœurs de Paris ?

Je comparerai sa pièce à un tableau, dont il faut que toutes les parties se correspondent pour former un bel ensemble, et qui ne sauroit plaire à l'œil, si l'on y faisoit des rapprochemens trop disparates.

Un reproche plus grave qu'on lui a fait, c'est le choix de ses personnages : le même reproche lui avoit été adressé, lors de la représentation de l'Entrée dans le monde. Il n'avoit entouré son jeune homme que de fripons ; il ne peint encore ici que des intrigans et des imbécilles. Il trace des personnages de toutes les classes, excepté de celle qui forme aujourd'hui la bonne société. Il auroit dû profiter de l'avis pour se corriger.

Voici en quelques mots le fond de sa comédie.

Gaulard, bon paysan, arrive à Paris, avec son fils et sa fille, tombe entre les mains de fripons et d'intrigans, et rencontre heureusement, dans l'auberge où il loge, un jeune homme honnête qui le préserve de tous leurs pièges. Le fils devient amoureux d'une coquette qu'on découvre n'être rien moins que ce qu'elle avoit dît. La fille devient éprise d'un merveilleux qui n'est qu'un valet travesti; le père lui-même s'amourache d'une femme bel-esprit, qui lui donne rendez-vous à Tivoli, où il apprend que cette femme est divorcée ; etc. Pour récompenser le jeune homme de ses services, il lui donne sa fille. On voit, dans cette pièce, trois fois la même intrigue, et trois fois le même dénouement. Les détails sont plus heureux que le choix du sujet ; mais, quelle inconcevable négligence dans le plan d'une pièce qui auroit pu faire courir tout Paris, et mériter à son auteur le surnom de second Molière qu'on s'est plu à lui donner tant de fois !

Comme on annonce la pièce en quatre actes, avec des changemens, nous remettons au prochain n.° une analyse détaillée.                    T. D.

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, 7e année, 1802, tome V (pluviôse an 10), p. 272-276 :

[Comme annoncé dans le numéro précédent du Magasin encyclopédique, la critique cette fois de la version en quatre actes, sous le titre de les Provinciaux à Paris.

Théâtre Louvois.

Les Provinciaux à Paris.

Tel est le titre plus modeste que Picard a donné à sa comédie nouvelle. Il a senti que le titre de la Grande Ville promettoit plus qu'il ne pouvoit tenir, et il tient à présent plus que son titre ne promet.

Gaulard et ses enfans, Georges et Fanchette, arrivent à Paris, et disent à tout le monde qu'ils viennent de recueillir une succession de cent mille francs de rente. Une femme, dont le fiacre est renversé par une voiture brillante, entre dans l'hôtel ; elle est suivie de celui qui l'avoit renversée, et d'un homme qui passoit avec un parapluie. Ces trois personnages sont des intrigans, qui n'apprennent pas sans intérêt que Gaulard a cent mille livres de rente. Aussitôt, M.me Dercour raconte ses malheurs et intéresse Georges ; Dorval promet sa protection, et s'empare de l'esprit du père ; le beau jeune homme au parapluie, Launay de Saint-André, fixe les regards de la jeune Fanchette. Lambert, musicien, honnête homme, qui loge dans l'hôtel, reproche à Gaulard son indiscrétion, lui offre de le guider dans la Grande Ville, et en trace une esquisse rapide. Les Gaulard youloient aller à l'Opéra ; précisément il n'y en a pas ce jour-là. La lanterne magique passe ; on la fait monter, et on y voit encore un petit tableau de Paris. Les trois intrigans reviennent ; Dorval offre à Gaillard de le faire entrer dans une entreprise superbe. Launay-de-Saint-André, qui vient reprendre son parapluie, prie à dîner toute la famille, et M.me Dercour, qui se donne pour une marquise polonaise, la retient à déjeuner.

La scène est transportée au Marais, chez M. Malfilar, marchand de drap retiré, et propriétaire de la maison qu'habite M.me Dercour. Celle-ci lui emprunte ses couverts et son argenterie, et le prie de vouloir bien lui permettre de recevoir dans son appartement l'honnête famille. La petite Malfilar, bavarde et curieuse, promet à sa maman de savoirce que c'est que cette M.me Dercour ; elle en trouve bientôt l'occasion. Le petit Jean, commissionnaire de l'auberge, envoyé par Lambert, pour ce même sujet, cause avec elle ; et, pendant le déjeûner, une femme de campagne qui arrive, et qui prend Georges Gaulard pour un jeune étudiant en médecine, découvre que M.me Dercour n'est autre que Manette Robin, fille d'un quincaillier du faubourg Saint-Marceau, et qu'elle-même nourrit l'enfant, dont le jeune étudiant est le père. On juge du désespoir de Georges, qui adoroit déjà la marquise polonaise. Toute la famille part, et va dîner chez M. Saint-André. La scène est alors au faubourg Saint-Germain, où Saint-André a loué dans un hôtel, un appartement garni. Il prend pour jokey le petit Jean, envoyé par Lambert. Celui-ci vient lui même ensuite donner une leçon de musique à Fremin fils, son élève. Ce jeune homme peint le nec plus ultra de la fatuité, par sa mise, ses manières et son insolence. Il se rappelle avoir vu quelque part Saint-André, et le dit à son père. Mais la famille arrive, et Georges Gaulard est remis entre les mains de Fremin, qui le forme et lui donne les bonnes manières. Le père Gaulard fait confidence à Lambert de l'amour subit qu'il a conçu pour une femme qu'il vient de rencontrer au Muséum. Dorval arrive, reconnoît dans Lannay-de-Saint-André son valet, et celui-ci le dénonce comme un intrigant. Il montre en même- temps le portrait de sa femme, dans laquelle Gaulard reconnoît sa belle du Muséum. Démasqués, l'un par l'autre, les intrigans se retirent, et les Gaulard remercient Lambert de sa bienveillance et de ses soins, qui les ont préservés de tant de pièges. Le cinquième acte se passoit à Tivoli, où Gaulard avoit rendez-vous avec la, femme bel-esprit. Cet amour ridicule, et qui ne sert en rien à l'intrigue, auroit dû disparoître tou-à-fait [sic], puisque le cinquième acte étoit supprimé.

Que de défauts dans une pièce dont les détails sont si jolis. Le petit tableau de Paris tracé par Lambert, est d'une vérité frappante. Le peu de mots dans lesquels il est fait, ajoutoient encore à sa difficulté. La lanterne magique, ou panorama-moral, est vraiment un petit chef-d'œuvre. Mais lorsque Launay-Saint-André et Dorval se trouvent, au premier acte, à côté l'un de l'autre, et qu'ils s'examinent, en se soupçonnant les mêmes intentions, est-il vraisemblable qu'ils ne se reconnoissent pas ? Est-il naturel, au second acte, que la nourrice prenne Georges pour le père de l'enfant, et que, sans autre raison, elle aille débiter, à des gens qu'elle ne connoît pas, toute l'histoire de M.me Dercour, et qu'ensuite elle en soit si fâchée, lorsqu'elle voit son indiscrétion ? Si elle supposoit que ces gens fussent instruits, elle n'avoit pas besoin de leur raconter tout cela.

Du reste, Sara Lescot, qui est si naturelle dans tous ses rôles, ne l'est pas dans celui-là. Elle y met du sentiment lorsqu'il n'y faudroit que de la franchise, et même de l’étourderie. Peut-être son costume en est-il cause ; elle joue si bien les rôles habillés, qu'elle peut être embarrassée sous la jupe de calmande. Nous arrivons au dénouement, qui ressemble à celui de bien des comédies, grandes et petites. Deux intrigans, démasqués l'un par l'autre, un valet, habillé, reconnu par son maître. Ce Dorval, qui n'a pas reconnu Saint-André au premier acte, le reconnoît au quatrième. Il étoit si facile de prévenir ce défaut. Saint - André n'entre qu'après son maître; il devoit l'apercevoir, et ne s'approcher que quand il auroit été parti. Le vice du dénouement auroit été prévenu, sans le rendre plus neuf, ce qui seroit impossible.

Quant aux traits semés dans le dialogue, ils ne sont pas rares; quelques-uns sont des épigrammes mordantes, mais pas toujours justes ; quelques autres, malheureusement, sont des réminiscences. Lorsque Dorval dit à Gaulard qu'il a parlé de lui chez un ambassadeur étranger, et que Gaulard, enchanté, donne toute sa confiance à l'intrigant, il me semble entendre dire à Dorante, dans le Bourgeois Gentilhomme, « Savez-vous bien, M. Jourdain, que j'ai parlé de vous hier dans la chambre du roi. » M. Jourdain n'a rien à refuser à un homme qui a parlé de lui dans la chambre du roi. Ah ! Picard, copier Molière, ce n'est pas lui ressembler.

Tous les rôles sont fort bien joués. Vigny surtout, dans son habit de paysan, est d'une bonhomie et d'une vérité étonnantes. Bertin, dans Georges, est bien neuf et bien gauche. Clozel a saisi le ton d'un petit maître : on sait que ces rôles sont faits pour lui. Armand, dans la caricature de Fremin fils, a su faire valoir un petit rôle. Celui de Picard est si peu de chose, qu'on ne peut rien en dire. Pour M.me Delille, on ne pourroit lui reprocher que d'avoir l'air trop honnête pour représenter une intrigante. On pourroit dire la même chose de Dorsan, qui joue le rôle de Dorval.

A la sixième représentation, le public, qui avoit constamment applaudi la pièce, et surtout les deux premiers actes, a encore improuvé le dénouement, où beaucoup de murmures se sont fait entendre. Si la pièce n'eût pas été de Picard, elle n'auroit certainement pas été jusqu'à la fin. Il doit donc savoir gré au public d'une pareille marque d'indulgence et
d'estime.                   T. D.

La Décade philosophique, littéraire et politique, dixième année de la République, n° 12 du 30 nivôse [20 janvier 1802], p. 180-187 :

[Avec un peu de retard lié à son rythme de parution, la Décade philosophique consacré un article à la pièce en cinq actes, auquel il donne titre et sous-titre : La Grande-Ville, ou les Provinciaux à Paris

Théâtre Français , rue de Louvois.

La Grande-Ville, ou les Provinciaux à Paris, comédie en cinq actes et en prose.

Un titre piquant, et le nom de l'auteur connu d'avance, devaient exciter une grande curiosité ; aussi l'affluence extraordinaire qui s'est portée à ce théâtre est-elle déjà sans doute un hommage flatteur et légitime rendu au talent du C. Picard. Mais plus la faveur publique élève un auteur comique, plus ses eugagemens deviennent difficiles à remplir, et moins il peut s'endormir dans une indiscrette sécurité.

La multitude irréflechie, séduite par l'appât d'un titre fastueux, confiante dans le talent original-qui l'a si souvent amusé, encouragé par le succès de la Petite-Ville, se fait d'avance un plaisir de toutes les allusions malignes, de tous les portraits variés, de toutes les scènes originales que semble promettre un tableau de Paris ; mais les hommes accoutumés à juger des ressources et des limites de l'art dramatique, s'étaient dit , presqu'unanimement, que le cadre était trop vaste.

Une grande ville, et surtout Paris, est le rendez-vous de tous les ridicules, de tous les travers, de toutes les passions, de tous les vices, comme aussi de toutes les lumières, de toutes les vertus, de tous les talens et de toutes les ressources. Paris, à proprement parler, n'a donc pas de physionomie particulière ; c'est le composé de toutes les physionomies réunies, c'est un amalgame de toutes les couleurs qui ne produit, comme on sait, qu'un ensemble presque décoloré : pour en distinguer les rayons, il faut le prisme comique, il faut en détacher les parties qui méritent de l'être, et se borner à choisir, pour les analyser, les travers particuliers : ceux-ci ne sont en plus grand nombre à Paris qu'en raison de la plus grande population et de la plus grande étendue de son sol ; mais ils n'y sont pas tellement inherens qu'ils ne soient les mêmes partout : aussi toutes les comédies faites ou à faire, sont et seront toujours, sous ce rapport, des peintures de la grande ville.

Dans le tableau d'une petite ville de province, le ressort comique c'est la comparaison maligne du ton et des mœurs qu'on y trouve avec le ton et les mœurs de Paris : mais avec quel modèle établira-t-on cette comparaison pour Paris même ? Rira-t-il de ses propres travers ? Si vous voulez faire voir dans le même cadre la différence partielle des habitudes du Marais et du faubourg Saint-Germain, vous peignez des petites villes dans la grande et non pas la grande ville.

Ne sommes-nous pas en droit de conclure que le titre de la Grande- Ville est trop ambitieux, que Molière, ce peintre sublime, cet observateur des convenances, l'eût rejeté comme impossible à remplir ; que son danger est surtout de promettre beaucoup plus qu'il ne peut tenir, et que le C. Picard a plus calculé l'influence de ce titre sur la curiosité du premier jour que sur le succès des représentations subséquentes. C'est de ce faux calcul que dérive également la diversité d'opinions que l'ouvrage a fait naître et l'exagération mécontente de ceux qui ont su mauvais gré à l'auteur de n'avoir pas rempli toute leur folle attente, et n'ont pas saisi dès-lors ce que la pièce pouvait avoir encore de talent et d'originalité.

Nous sommes persuadés que sous le titre plus modeste et plus vrai des Provinciaux à Paris, elle aurait peut-être moins attiré la foule à la première représentation, mais obtenu plus de succès. Nous allons maintenant l'examiner sous ce dernier rapport, et l'analyse suffira pour en faire apprécier le mérite et juger les parties faibles.

Un bon et honnête cultivateur de Ligni, mais simple et crédule, se trouve tout à coup héritier, par hasard, d'une grande fortune, et croit ne pouvoir mieux faire que de venir à Paris la consommer et goûter les plaisirs dont tout provincial se fait une image si douce. Il s'embarque avec son fils, dont l'éducation est un peu plus relevée, attendu qu'il a fait ses études jusqu'en cinquième à l'Ecole centrale de Nancy ; il est accompagné de sa fille, encore très-novice et très-innocente. Ils sont doués tous trois d'une confiance, d'une crédulité et d'une indiscrétion dont l'auteur avait besoin pour les mettre aux prises avec l'astuce et la friponnerie de quelques personnages de la grande ville. Un homme versé dans la topographie morale, trouverait peut-être à chicaner l'auteur sur le choix qu'il a fait des départemens de la ci-devant Lorraine pour y parler des caractères francs, naïfs et crédules ; mais passons : ce qui est possible est probable ; il y a d'honnêtes gens partout, dit un proverbe , et il vaut mieux se souvenir de celui-là que d'un autre moins flatteur et peut-être plus mal fondé sur le caractère Lorrain.

M. Gaulard et ses deux enfans débarquent à Paris, dans un hôtel garni de la rue Saint-Honoré : à peine y sont-ils qu'une voiture à trois lanternes renverse un fiacre devant leur porte : une dame, victime de l'accident, se réfugie momentanément dans l'hôtel. Bientôt Dorival, le propriétaire de la voiture roulante, .y vient pour faire ses excuses et offrir ses secours. Son domestique entre un moment après, et ces trois personnages que le hasard vient de rassembler avec nos provinciaux, découvrent, par les indiscrettes ouvertures du bon Gaulard, qu'il est possesseur d'une grande fortune, conçoivent subitement, et chacun à part, le projet d'en faire leur profit. La darne versée, qui se dit comtesse polonaise et malheureuse, jette les yeux sur le fils pour le séduire ; le domestique sur la fille, pour sa dot, et M. Dorival sur le père, pour lui placer ses fonds. Voilà donc une espèce de nœud assez fortement tissu, amené par des détails originaux ; voilà une exposition claire et en action des différens caractères ; voilà une opposition bien marquée de l'indiscrète franchise avec la cupidité et les projets de la corruption : mais dans tout cela point de grande ville, car en tous les lieux du monde les frippons cherchent à duper les sots, et partout on trouve des uns et des autres. Cependant dans le même hôtel loge un jeune musicien qui a dejà entrevu le projet des trois intrigans ; il se propose de les déjouer et de leur arracher leurs victimes, par un pur mouvement de compassion pour les dernières, et de haine pour les premiers.

Au second acte, l'auteur embarrassé de son titre, et voulant nous y ramener, en nous occupant exclusivement du tableau de Paris, imagine une lanterne magique qu'il appelle Panorama moral ; et dans les tableaux qu'il substitue à ceux du soleil et de la lune, etc., fait passer en revue sur une toile, le spectacle des cinq étages d'une vaste maison, et le coin du jardin connu sous le nom de Palais-Royal. Ici l'action principale est totalement suspendue par ce détail un peu long : quoiqu'il pétille de traits épigrammatiques et de saillies ingénieuses, dans un style à la manière de Lesage, le public a jugé qu'une lanterne magique peinte était déplacée sur la scène, qui n'est elle-même qu'une lanterne magique animée. C'est pourtant ce Panorama qui remplit presque seul tout le second acte, avec la seconde apparition des trois intrigans qui viennent, tour à tour, inviter les provinciaux à déjeuner, à dîner et à souper pour le lendemain. L'auteur sentant que sa pièce ne marchait pas assez vite, fait faire à l'action un saut un peu brusque ; car, sur cette simple entrevue, le ieune Gaulard est vivement épris de la dame malheureuse, et brûle d'aller déjeûner chez elle au Marais ; sa sœur a trouvé le galant de Launay très-aimable, et se fait une fête d'aller dîner au faubourg Saint-Germain avec lui ; et le père est enchanté de M. Durival, qui demeure à la chaussée d'Antin, et qui doit le mener à l'Opéra et à une fête champêtre. Mais le bon Lambert, leur ange gardien, se propose de les suivre partout et de faire tous ses efforts pour démasquer ces personnages suspects. Tel est le deuxième acte ; point de grande Ville, si ce n'est dans le Panorama, et dans l'intention aperçue de faire entendre que l'éloignement des quartiers peut être favorable au mystère dont les intrigans ont besoin ; nuance trop vague pour être sentie.

Au-troisième acte, la famille provinciale se rend au Marais, pour déjeûner chez madame Vercour. Elle loge chez un épicier retiré, M. Malfilar, qui n'examine pas beaucoup quels sont ses locataires, quand ils paient bien leurs termes. Mais madame Malfilar est bavarde, et sa petite fille est espiégle, curieuse, méchante et mal élevée : ces deux femmes s'inquiètent vivement de ce que peut être et de ce que peut faire madame Vercour. Celle-ci vient les engager à déjeûner avec les personnes qu'elle attend et les prie de lui prêter leur salon, leur linge et leur argenterie. Par malheur pour la prétendue comtesse polonaise, une nourrice s'introduit chez M. Malfilar, prend assez mal adroitement le jeune Gaulard pour le séducteur de Manette Robin et pour le père de son enfant. Or, cette Manette Robin n'est autre que madame de Vercour, qui se trouve démasquée aux yeux de son amant déconcerté, et là finit la pièce pour elle et pour le jeune Gaulard.

Les moyens de cet acte sont presque tous forcés. L'apparition de la nourrice est mal amenée ; Manette Robin aurait dû être plus adroite pour l'éloigner et surtout ne pas quitter ceux qu'elle a intérêt de tromper. Mais le rôle de la nourrice, quoiqu'un peu leste, a de la couleur et de la vérité, et il a été joué avec beaucoup de talent par Madlle. Sara Lescot. Le ton de cette scène avait prodigieusement déplu dans les lectures de salon ; il a réussi avec éclat au théâtre, et puis fiez-vous aux lectures particulières !... Mais le salon n'avait pas tort.

Point de grande ville dans cet acte, car on n'y connaît pas même ce qui pourrait caractériser le Marais, et les originaux qu'on y peint sont de tous les quartiers. On a paru improuver quelques inconvenances dans le rôle de la petite curieuse, beaucoup trop madrée.

Au quatrième acte, M. de Launay-Saint-André attend ses dupes au faubourg Saint-Germain. Pour les éblouir, il a loué un appartement et un cabriolet. Son hôte est encore un bavard et le fils de l'hôte un merveilleux. Le hasard, qui cette fois sert les projets de l'honnête Lambert, l'amène dans cet hôtel, pour y donner une leçon de violon au jeune Fremin : au grand regret de M. de Launay, il doit dîner avec les Gaulard, fort surpris de le trouver partout. Mais un incident plus imprévu vient démasquer Launay. Dorival, qui cherche aussi cette famille provinciale, pour s'en emparer, vient au faubourg Saint-Germain, et découvre que l'élégant Amphytrion n'est autre que son laquais déguisé. Là finissent encore les amours naissans de mademoiselle Gaulard et les projets du fourbe qui convoitait sa dot.

Pas plus de grande ville que dans les autres actes, quoiqu'on y parle en passant de l'aspect du faubourg Saint-Germain et du mouvement de la rue du Bacq. On observe que les fripons sont tous assez mal adroits, et que Launay devait surtout avoir le talent de faire interdire sa porte à ceux qu'il redoutait de rencontrer.

Au cinquième acte, c'est le tour du papa Gaulard, qui jusques-là n'avait été que témoin passif. Il se tend lui-même le piège dans lequel il veut tomber. Il s'est engoué, d'une manière assez peu probable, dans. un Musée, d'une intrigante et d'une folle, que l'auteur a choisie, je ne sais trop pourquoi, dans la classe des femmes qui s'occupent de littérature. Tout le monde a justement blâmé le projet de jeter un ridicule semblable sur les femmes lettrées, en affublant son personnage d'un caractère vil qui n'appartient à aucune d'elles. Enfin papa Gaulard, tout rajeuni par sa belle passion subite, a trouvé moyen d'obtenir un rendez-vous avec sa belle muse, à Tivoli, dans le bosquet des pensées, lieu très-assurément mal choisi pour y parler mariage et pour entendre ou pour y faite des déclarations d'amour de cette nature. Notre savante aurait bien pu attirer son villageois soupirant chez elle ou dans un autre endroit ; mais il est dit que malgré la facilité des dupes, les fripons feront tout ce que leur intérêt leur défend de faire. Aussi le rendez-vous du bosquet est-il sans cesse interrompu par le zèle et les soins de l'infatigable Lambert. Dorival vient y troubler enfin nos amans, et Dorival reconnaît dans cette belle savante, son épouse divorcée.

Par cette dernière découverte, toute la famille Gaulard est enfin sauvée ; mais elle n'a pas couru de bien grands risques, et sa bonhommie, plus ridicule que touchante, ne fait pas prendre au dénouement un bien vif intérêt.

Cette analyse doit suffire pour démontrer que,les trois derniers actes sont trois pièces épisodiques, que le nœud ne conserve aucune unité, et que par cela même la première conception de l'ouvrage s'affaiblit. Peut-être avait-on le droit d'exiger de l'auteur du Collatéral des détails plus piquans ; mais on y retrouve assez souvent cette vérité de pinceau, cette originalité de traits qui le caractérisent, même dans ses ouvrages les moins saillans ; et l'on pense qu'avec un titre de moins, quelques retranchemens et quelques corrections, la pièce peut figurer au répertoire de ce théâtre, que le C. Picard a déjà si bien enrichi, et qu'il enrichira surement encore, en faisant un plus heureux usage du talent que personne n'oserait lui contester.

La pièce a été aussi bien servie qu'elle pouvait l'être par le jeu des comédiens ; c'est une justice à leur rendre à tous. Il est difficile de jouer avec plus de soin et d'ensemble. La souplesse comique du talent du C. Vigni doit surtout se faire remarquer dans le rôle du père Gaulard, et le C. Bertin a donné une physionomie réellement assez neuve au jeune villageois.

L'auteur a été demandé et reçu avec beaucoup d'applaudissemens.

L. G.

P. S. A la troisième représentation, la Grande-Ville a été augmentée d'une scène qui la caractérise peut-être mieux que toute la pièce, mais qui est encore moins comique. La force armée s'est mêlée assez indiscrettement dans les débats des amis de l'ouvrage et de ses improbateurs, elle a paru prendre parti plus indiscrettement encore pour les premiers, c'est-à-dire pour la minorité, et a produit un grand désordre.

Je suis loin de croire que le C. Picard ait sollicité cette intervention ; il sait trop bien que des sabres et des bayonnettes ne font pas trouver meilleur l'ouvrage désapprouvé presque généralement : mais il est toujours fâcheux pour un directeur et pour un auteur, que ce soit son théâtre et sa pièce qui donnent le premier exemple de cet attentat à la liberté des suffrages : attentat qui n'avait pas encore eu lieu depuis 1793 dans les premiers théâtres, et dangereux en ce qu'il peut faire renaître des prétextes d'émeute de la plus majeure importance.

On sait bien que le public sensé qui n'aime pas à voir le champ de ses plaisirs menacé de redevenir une arène sanglante, s'en imposerait plutôt la privation ; et s'il est vrai que le premier moteur de ce tumulte indécent soit, comme on le dit, le parent d'un acteur, combien il doit aujourd'hui se repentir de son zèle ! A la place du C. Picard, quand l'aveuglement paternel me porterait à croire que les applaudissemens de mes amis l'emportent sur les mécontentemens réels, je ne balancerais pas à sacrifier un semblable succès à la tranquillité publique.

Geoffroy, Cours de littérature dramatique, seconde édition, tome cinquième (1825), p. 38-42 :

[Article du 25 nivôse an 10 [15 janvier 1802, repris dans le Cours de littérature dramatique constitué d'un large choix de ses feuilletons] : c'est la pièce en cinq actes que Geoffroy commente, et condamne dans une large mesure.]

Le compte rendu de Geoffroy, qui exprime bien des a priori du critique du Journal de l’Empire, souligne aussi les faiblesses de la pièce : présenté au Parisiens, le tableau des vices et des ridicules de Paris ne peut qu’entraîner des réticences dans le public ; et la pièce est aussi trop longue, trop mécanique (trois fois la même pièce en une seule...]

LA GRANDE VILLE, ou LES PROVINCIAUX A PARIS.

Il n'était pas difficile d'enfermer dans le cadre de cinq actes les tracasseries, les ridicules, les caquets d'une petite ville ; et en même temps ce spectacle ne pouvait être que flatteur pour la grande ville, fière de son bon ton, de ses belles manières, et de l'aménité de ses mœurs ; mais c'était une œuvre impossible de resserrer dans le même espace le tableau d'une ville telle que Paris, que l'infatigable Mercier n'a fait encore qu'esquisser dans un si grand nombre de gros volumes : en outre, c'était mettre à une trop forte épreuve la bonhomie des Parisiens que de prétendre leur plaire en faisant la satire de leur ville ; ils avaient ri de la gaucherie des provinciaux ; mais comment les faire rire de leurs propres vices ? Pour que les choses fussent dans l'ordre, il aurait fallu que la Grande Ville fût jouée en province ; les provinciaux se seraient épanouis de bon cœur aux dépens des escrocs de Paris. En choses qui déshonorent, dit fort bien J.-J. Rousseau, personne ne rit volontiers à ses dépens. Le Tableau de Paris de Mercier a eu beaucoup plus de succès dans la province qu'à Paris.

Le sujet est donc mal choisi ; l'auteur n'a vu que l'avantage de donner un pendant à la Petite Ville ; il n'a pas mesuré l'énorme distance de la petite ville à la grande cité : vingt comédies ne suffiraient pas à la peinture de cette capitale monstrueuse, où, malheureusement pour les poëtes comiques, il y a bien plus de vices que de ridicules. Lorsque Collin a voulu tracer les mœurs du jour, plus il était vrai, plus il a paru froid et ignoble ; on ne lui a pardonné la satire des habitaus de Paris qu'en faveur de la morale romanesque d'un campagnard vertueux.

Les paysans que Picard amène à Paris ne sont point tels que les fait la nature ; il les a peints tels qu'il les lui fallait pour être bornés. Le paysan est ombrageux, dissimulé, défiant et malin, sous une apparence de naïveté : lorsqu'il passe subitement de la pauvreté aux richesses, il devient dur, hautain, dédaigneux ; voilà le paysan de la nature. Les paysans de Picard sont nigauds à l'excès, et le fils, qui a fait ses études à l'école centrale de Nancy, est encore un peu plus nigaud que les autres ; leur simplicité est capable de donner quelques remords à l'escroc le plus déterminé. L'auteur a jugé à propos de revêtir leur bêtise d'un vernis de philosophie, de sensibilité et de philanthropie ; il les a formés de matières combustibles ; à l'aspect du premier objet qui leur plaît, ils prennent feu : le cœur du paysan, et surtout du paysan soudainement enrichi, est un peu plus dur, et les flèches de l'amour ne l'entament pas si aisément. George Gaulard se prend de belle passion pour une aventurière ; Fanchette Gaulard devient amoureuse d'un laquais, et Pierre Gaulard le père, à cinquante-cinq ans, soupire pour une Sapho très-équivoque. Ces trois intrigues se nouent au quartier Saint-Honoré, et se dénouent au Marais, au faubourg Saint-Germain, et à la Chaussée d'Antin : ce sont comme trois comédies ennuyeuses par leur uniformité, et chaque acte, en la pièce, est une pièce entière. L'aventurière est démasquée par une nourrice, qui révèle à la famille Gaulard que la prétendue marquise polonaise est la fille d'un quincaillier, à qui un étudiant en médecine a fait un enfant ; le laquais est confondu par l'arrivée de son maître ; et la femme bel-esprit est surprise par son mari, dans un rendez-vous avec Pierre Gaulard, qui allait l'épouser. Nos paysans, plus heureux que sages, sont guéris par ces trois aventures de Paris et de l'amour ; ils quittent la partie, et s'en retournent au village de Ligny. Bon voyage !

Picard n'a pas fait de grands frais d'imagination ; les ruses de ses fripons sont usées et triviales ; la petite farce de Pourceaugnac en offre de plus comiques ; les aventures de Candide à Paris sont beaucoup plus ingénieuses : c'est surtout la froideur et la monotonie qui tuent les trois derniers actes. Le cinquième est le plus insipide, parce que la passion du père Gaulard, pour un auteur femelle qu'il a rencontrée au Musée national, et son entretien avec cette vieille muse, lequel roule sur la poésie et la littérature, sont d'une invraisemblance ridicule.

II y a, au troisième acte, un tableau des mœurs du Marais, qui a de la vérité. Un mari froid et pacifique, un bon marchand de Paris, retiré du commerce ; une femme acariâtre, qui reproche à son mari de ne l'avoir jamais vu s'échauffer que lorsqu'il était capitaine de la garde nationale, et portait des épaulettes ; une petite fille curieuse, maligne, indiscrète ; cela ressemble beaucoup à la Petite ville : le comique en est naturel, mais peu saillant, et pas assez noble pour le goût actuel.

Le rôle de Lambert est romanesque et presque inutile à la pièce, mais son extrême honnêteté le soutient ; c'est un jeune musicien presque aussi enthousiaste de l'humanité que l'Alceste du Philinte ; il ne fait que prêcher en pure perte ces bons paysans, sur les dangers de Paris : ce Lambert représente à lui seul toute la franchise et la loyauté parisienne ; l'auteur l'oppose à ses quatre escrocs : il paraît qu'à Paris la vertu est au vice comme un est à quatre. Sans cet honnête musicien, il n'y aurait dans la pièce que des sots et des fripons ; ce sont en effet les deux classes principales de la société ; une petite poignée d'honnêtes gens, semée entre deux, est à peine aperçue et se néglige comme une fraction. J'oubliais cependant un petit savoyard, presque philosophe, commissionnaire de l'auberge de la rue Saint-Honoré, et qui est presque aussi généreux que le musicien. Où la vertu va-t-elle se nicher ? Ce petit bonhomme se démène et trotte beaucoup pendant la pièce, pour déjouer les complots des intrigans qui veulent duper la famille Gaulard ; mais le public lui sait peu de gré de son zèle extraordinaire, qui n'aboutit presque à rien.

On pourrait retrancher quatre personnages de la pièce, et l'action n'en serait que plus vive : Lambert, le commissionnaire, Fremin et son fils ; Dorval lui-même ne sert qu'à surprendre sa femme au dernier acte : Picard a produit la confusion et la langueur par la multiplicité des rouages. Le genre épisodique est vicieux en lui-même ; il rompt l'unité : c'était assez pour Picard d'en avoir fait un heureux essai dans la Petite Ville. Molière s'en est tenu aux Fâcheux. Il ne faut pas répéter trop souvent ces petites débauches ; il faut surtout éviter de donner aujourd'hui au public un réchauffé de vieilles intrigues de nos anciennes comédies : les fripons vils et subalternes sont dégoûtans ; les fripons d'une certaine importance sont peut-être trop en force dans la société pour qu'on puisse les montrer avec succès sur la scène. On reconnaît Picard, dans ce faible ouvrage, à une foule de traits piquans, de saillies, de mots heureux, dont il a semé son dialogue ; mais les détails, quelque agréables qu'ils soient, ne peuvent sauver le vice du fond. Cet aimable auteur travaille trop vite : voilà déjà quatre pièces que sa muse trop féconde fait éclore dans l'espace d'un an. Il abuse de sa facilité, et ne songe point assez à sa gloire ; il se fie trop à la faveur passagère d'un public inconstant, et n'envisage point assez la postérité. (25 nivose an 10.)

L’Esprit des journaux français et étrangers, trente-unième année, germinal an X [avril 1802], p. 202-205 :

[Article paru en avril 1802, mais qui porte sur la pièce en cinq actes, con sidérée comme une « comédie épisodique ».

Compte rendu à la construction curieuse : l’analyse du sujet est fait rapidement à la fin de l’article, et tout le commencement est consacré à la réception de l’ouvrage de Picard. C’est que cette Grande ville, qui succède au grand succès qu’a été la Petite ville, a été l’objet d’une vive polémique à sa création, entre ceux qui sifflaient a priori une pièce dont ils pensaient qu’elle ne pouvait que les ridiculiser et ceux qui envisageaient au contraire d’applaudir une bonne pièce de Picard. Le reproche des premiers est d’avoir fait des portraits trop ressemblants, ce que Picard nie, et qui de toute façon est propre au « domaine de Thalie ». L’application de cette idée à Molière montre bien que c’est le propre de la comédie de tracer des portraits permettant aux hommes de se corriger. Le critique fait plusieurs reproches à Picard et à sa pièce : d’abord d’avoir « trop peu travaillé sa pièce », d’avoir cru que « de jolis détails suffiroient » (ce qui suffit pour une pièce en un acte ne convient pas à une comédie en cinq actes). Il compare la pièce à un tableau dont « il faut que toutes les parties se correspondent pour former un bel ensemble » – ce qui n’est donc pas le cas de cette pièce. Reproche plus sérieux, « le choix de ses personnages ». Dans l’échantillon qu’il présente, il manque une catégorie sociale, « celle qui forme aujourd'hui la bonne société » : il n’y a pas « que des intrigans & des imbécilles » dans le Paris d’aujourd’hui. Rapide résumé du « fond de sa comédie », qui permet de montrer que la pièce se réduit à « trois fois la même intrigue, & trois fois le même dénouement »: « quelle inconcevable négligence dans le plan d'une pièce » ! La pièce vaut plus par les détails que par le sujet (ce serait acceptable dans une pièce en un acte, pas dans une comédie en cinq actes).]

THÉATRE LOUVOIS.

La grande Ville, pièce épisodique en cinq actes.

Les avis sont tellement partagés sur ce nouvel ouvrage de Picard, que l'on ne peut pas dire qu'il ait complétement réussi, ni qu'il soit tombé tout à fait. Quelques journalistes ont fait l'éloge de la pièce, en palliant ses défauts ; d'autres ont pris à tâche de la décrier, en omettant de parler de ce que l'on y trouve de meilleur ; plusieurs autres, sans s'arrêter à l'ouvrage, ont injurié l'auteur : ceux là ne méritent pas qu'on leur réponde.

Voyons d'abord ce qui s'est opposé au succès de la grande Ville. Picard a entrepris cette comédie, encouragé par le succès de sa petite Ville : mais il auroit dû penser que les Parisiens qui avoient ri de bon cœur des travers & des ridicules des gens de province, ne prendroient pas la chose aussi bien, lorsqu'il s'agiroit d'eux-mêmes. La plupart des spectateurs étoient très-certainement décidés à siffler, avant de savoir si la pièce étoit bonne ou mauvaise. D'autres, plus indulgens & peut être amis de l'auteur, avoient, au contraire, l'intention d'applaudir. De-là vient que chacun des deux partis, agissant d'après ses motifs particuliers, l'ouvrage n'a pu être jugé : de là vient aussi la rixe scandaleuse qui devoit nécessairement résulter de deux partis aussi fortement prononcés. Ceux qui vouloient siffler, ont donné pour motif que Picard avoit tracé, dans la pièce, des portraits beaucoup trop ressemblans. Il a voulu se justifier, & il a écrit dans les journaux que son but avoit été de faire une comédie & non une satyre, & qu'il n'avoir, en conséquence, désigné personne. Est-ce d'ailleurs la faute de l'auteur, si tel ou tel se reconnoît dans un portrait ridicule ? ll faudroit renoncer pour jamais à faire des comédies, si l'on devoit se dire, avant de tracer un personnage, ne ressemblera-t-il pas à telle personne ? Et que deviendroit alors l'auteur ? il ne lui resteroit plus rien à faire. Les ridicules étant le domaine de Thalie, ceux qui se croient attaqués n'ont qu'à faire en sorte de ne plus ressembler au portrait qui les choque ; alors les hommes se corrigeront, & la comédie aura un but vraiment moral Lorsque Molière fit le Misanthrope, on sait que le duc de Montansier, qu'on vouloit indisposer contre lui, dit qu'il se croiroit trop heureux de ressembler à ce personnage. Quand il fit son Tartuffe, le premier président s'opposa à la représentation, & c'est là ce qui fixa sur lui l'attention publique, surtout lorsque Molière, piqué, eut prononcé cette épigramme : M. le président ne veut pas qa'on le joue.

Le premier tort de Picard est d'avoir trop peu travaillé sa pièce, d'avoir cru que de jolis détails suffiroient pour la soutenir, & d'avoir placé ces détails dans un cadre épisodique. Ce genre d'ouvrage, qui réussit à peine en un petit acte, pouvoit-il convenir à une comédie en cinq actes, & dans laquelle Picard entreprenoit la peinture des mœurs de Paris ?

Je comparerai sa pièce à un tableau, dont il faut que toutes les parties se correspondent pour former un bel ensemble, & qui ne sauroit plaire à l'œil, si l'on y faisoit des rapprochemens trop disparates.

Un reproche plus grave qu'on lui a fait, c'est le choix de ses personnages : le même reproche lui avoit été adressé, lors de la représentation de l'Entrée dans le monde. Il n'avoit entouré son jeune homme que de fripons ; il ne peint encore ici que des intrigans & des imbécilles. Il trace des personnages de toutes les classes, excepté de celle qui forme aujourd'hui la bonne société. Il auroit dû profiter de l'avis pour se corriger.

Voici en quelques mots le fond de sa comédie.

Gaulard, bon paysan, arrive à Paris, avec son fils & sa fille, tombe entre les mains de fripons & d'intrigans, & rencontre heureusement, dans l'auberge où il loge, un jeune homme honnête qui le préserve de tous leurs piéges. Le fils devient amoureux d'une coquette qu'on découvre n'être rien moins que ce qu'elle avoit dit. La fille devient éprise d'un merveilleux qui n'est qu'un valet travesti ; le père lui-même s'amourache d'une femme bel-esprit, qui lui donne rendez-vous à Tivoli, où il apprend que cette femme est divorcée, &c. Pour récompenser le jeune homme de ses services, il lui donne sa fille. On voit, dans cette pièce, trois fois la même intrigue, & trois fois le même dénouement. Les détails sont plus heureux que le choix du sujet ; mais, quelle inconcevable négligence dans le plan d'une pièce qui auroit pu faire courir tout Paris, & mériter à son auteur le surnom de second Molière qu'on s'est plu à lui donner tant de fois !

Paris pendant l'année 1801, par M. Peltier, volume xxxiv, Paris pendant l'année 1802, n° CCXLIV publié le 20 Janvier 1802, p. 400-404 :

[Peltier vit en Angleterre et sa revue se nourrit des publications parues en France. Il ne précise pas d'où vient l'article qu'il reproduit.]

THÉÂTRE LOUV0IS.*

La Grande-Ville, ou les Provinciaux à Paris, comédie en cinq actes & en prose, était depuis long-tems attendue du public avec une vive impatience. Le nom présumé de son auteur, la haute idée qu'on a conçue, avec tant de raison, de son talent ; l'abondance des tableaux qu'un sujet aussi immense devait fournir à sa verve comique ; différentes lectures de société, qui en général avaient été heureuses, tout inspirait pour cet ouvrage les préventions les plus favorables, & ajoutait à cet empressement qu'excitent toujours les premieres représentations. Aussi rarement on a vu une plus nombreuse affluence & les trois quarts des combattans ont été forcés, après une lutte longue & pénible, de retourner chez eux. Tous ces incidens ont diverti les vainqueurs pendant les deux heures qu'il leur a fallu attendre le lever de la toile, & ils étaient fort bien disposés quand les acteurs ont paru. Mais bientôt la piece a engagé un autre combat. Des huées & des sifflets se sont mêlés à de très-nombreux & très-vifs applaudissemens ; il en est résulté dans le parterre des querelles fort animées ; mais les sifflets étaient en minorité ; le bruit des applaudissement les a étouffés, & le nom de l'auteur a été solemnellement proclamé. C'est Picard à qui l'on doit déjà l'Entrée dans le Monde ; la Petite Ville, &c. Mais avant d'expliquer ces diverses dispositions du public, nous devons entrer dans quelques développement sur le sujet & la conduite de cette piece.

Pierre Gaulard, honnête bourgeois de Ligny, a recueilli un immense héritage ; il arrive à Paris pour jouir de sa fortune, y marier sa fille & y placer son fils. Il est, ainsi que ses deux enfans, confiant & crédule ; &, à peine entré dans son hôtel garni, il raconte tous ses projets à Lambert, jeune musicien, qui lui expose en vain le danger de cette extrême confiance. Bientôt des cris se font entendre dans la rue ; c'est un brillant équipage qui a renversé un fiacre où se trouve une jeune dame ; on la croit blessée, & on la fait entrer dans l'hôtel. Le maître de l'équipage l'a suivie pour lui faire des excuses & s'informer de son état ; mais elle n'a souffert aucun mal, & Dorival se dispose à remonter dans sa voiture, lorsque Gaulard parle de nouveau & de son héritage & de ses projets. Aux premiers mots, Dorival devient plus attentif, la jeune femme prête l'oreille, & un grand garçon, qui est entré dans l'hôtel quelques instans après Dorival, regarde plus attentivement Fanchette Gaulard. Dorival fait au pere offre de ses services, & ils sont acceptés avec transports. La jeune femme regarde le fils avec beaucoup d'intérêt, & il parait fort ému. De son côté, Fanchette trouve le grand garçon fort avenant ; & ces trois inconnus sortent de l'hôtel en se promettant bien d'y revenir incessamment,

Gaulard, empressé de connaître Paris, prie son ami Lambert de lui tracer en peu de mots le tableau de la grande ville. Lambert lui fait sentir combien cette tâche est impossible ; mais pour lui donner une idée de Paris, il lui propose de faire entrer le grand Panorama moral ; c'est une espece de lanterne magique qui découvre successivement l'intérieur des différens étages d'une maison. Le spectacle est interrompu par l'arrivée de Dorival, qui annonce à Gaulard qu'il a parlé de lui à un ambassadeur étranger, & lui propose d'entrer dans une spéculation infaillible qu'il vient d'entreprendre. A peine est-il sorti, paraît ce grand garçon que Fanchette a trouvé si agréable ; il leur apprend qu'il se nomme Launay de Saint André, qu'il est d'une très-bonne famille, & il les invite à dîner aujourd'hui. Les Gaulard acceptent cette invitation avec grand plaisir, & voyent bientôt arriver madame d'Ercourt, cette jeune femme qui a été renversée de son fiacre : elle vient les remercier de leur intérêt, & les prier d'accepter un simple déjeûner dans le modeste asyle qu'elle s'est choisi au Marais : elle se donne pour une marquise Polonaise qui a essuyé de très-grands malheurs ; & le jeune Gaulard lui a déjà voué un éternel attachement.

La maison habitée par madame d'Ercourt appartient à un marchand de la rue Saint-Denis, homme d'habitude, qui fera tous les jours ce qu'il a fait aujourd'hui, dont la femme est maussade & acariâtre, &c dont la jeune fille est curieuse & maligne. Elles se désolent de n'avoir pu rien découvrir jusqu'ici de madame d'Ercourt ; mais M. Malfilard observe qu'elle paie bien son terme, & que cela doit suffire. Elle descend bientôt chez eux, leur annonce qu'elle doit recevoir à déjeuner une famille respectable, & les prie de vouloir bien lui prêter leur sallon, du linge & de l'argenterie. Madame Malfilard y consent d'assez mauvaise grâce ; mais elle s'y détermine dans l'espérance de découvrir enfin les mysteres qu'elle veut pénétrer. Les Gaulards arrivent ; ils déjeunent : M. Malfilard les fait promener dans son jardin, & le jeune Gaulard, ivre d'amour, a résolu d'épouser madame d'Ercourt. Mais pendant qu'elle est absente, survient une nourrice qui réclame les mois qui lui sont dûs. Elle prend Gaulard pour le pere de l'enfant, lui fait des reproches sur son insensibilité ; il ne comprend rien à ce discours ; mais madame d'Ercourt rentre & apperçoit la nourrice, elle jette un cri & s'enfuit : & le jeune Gaulard apprend que sa marquise Polonaise est la fille d'un coutelier du faubourg Saint-Marceau. Le pere Gaulard & Fanchette se moquent beaucoup de sa crédulité, ils s'efforcent de le consoler, & partent pour aller dîner chez Launay-de-Saint-André.

Ils arrivent dans un très-bel hôtel garni du fauxbourg Saint Germain, & sont parfaitement accueillis par Launay, qui fait accroire à Fanchette qu'il lui sacrifie une très-belle femme dont il lui montre le portrait. Il est ainsi sur le point de réussir dans ses desseins, lorsque Dorival, qui poursuit les Gaulards, paraît au milieu de la société ; il reconnaît son laquais dans Launay de Saint André, & le chasse honteusement. Fanchette n'ose plus lever les yeux, mais son pere se moque d'elle, & l'entraîne à une fête champêtre où il a un secret rendez-vous.

En attendant le dîner, Launay avait mené les Gaulards à un lycée où ils avaient entendu réciter des vers à une belle dame, dont Gaulard avait été émerveillé ; il était resté pour causer avec elle, & la conversation avait achevé l'enchantement ; il ne s'était proposé rien moins que d'épouser cette dixieme muse. Elle devait le rencontrer le soir dans cette fête champêtre, & il avait chargé Lambert d'éloigner ses enfans pour éviter le scandale. Au milieu de leur entretien, il tombe tout-à-coup aux genoux de la muse, & il apperçoit ses enfans qui rient de sa confusion, & en même-tems M, Dorival, l'époux divorcé de cette héroïne de lycée, qui ne peut contenir ses reproches, & Gaulard découvre, par leurs mutuelles injures, la sottise qu'il allait commettre. Dégoûté enfin par toutes ces aventures du séjour de Paris, il retourne avec ses enfans dans son pays natal.

Le mérite suprême d'un poète dramatique est de découvrir une action simple & féconde qui, depuis la premiere scene jusqu'au dénouement, excite toujours plus vivement l'intérêt; & si une grande variété de caracteres vraiment remarquables servent au développement de cette action sans jamais la suspendre ni l'affaiblir, son ouvrage ne laisse rien à désirer ; tels sont le Tartuffe & le Misantrope. L'auteur de la Grande-Ville n'a point ambitionné cette gloire ; chaque acte dans sa piece offre une action différente ; & c'est pour cette raison qu'il l'appelle piece épisodique. Mais cette innovation aux regles de l'art a plus d'un inconvénient ; il en résulte qu'aucune de ces intrigues ne présente de développement suffisant ; elles sont à peine indiquées; & Dorival, par exemple, qui est annoncé comme un intrigant de la premiere classe, ne fait absolument rien dans la piece : nous sommes obligés de juger son mérite sur parole. L'on voit que l'auteur a travaillé avec une extrême rapidité, & s'est contenté de ses premiers apperçus : riche d'intentions dramatiques, il a multiplié les intrigues au lieu d'en approfondir une. Ce défaut peut-être tient à la nature de son sujet. Offrir dans une comédie le tableau de la grande ville, quelle immense entreprise ! Cinq actes ne pouvaient y suffire ; & malgré cette multiplicité de caracteres & d'incidens, il en a encore plus oublié qu'il n'en a peint. Vous chercheriez en vain dans ce tableau le fauxbourg Saint-Germain & la Chaussée d'Antin, & en général les premieres classes de la société. Son titre était trop étendu ; promettant moins il aurait satisfait davantage.

Ne pouvant embrasser tout Paris dans un cercle aussi étroit, Picard, pour suppléer à ces bornes, imagine un expédient dont ses amis attendaient un grand succès, & qui malheureusement a très-mal réussi : c'est ce Panorama moral, où cette lanterne magique qu'on montre au second acte. Ce morceau très-piquant, que la Bruyere n'aurait pas désavoué, quoique Mercier pût en revendiquer quelques passages, a fatigué le public & excité de très vifs murmures. Il est une nouvelle preuve de cette vieille vérité que rien sur la scene ne peut couvrir le défaut de l'action. D'ailleurs l'homme qui montre cette lanterne magique avec l'habit d'un auvergnat, parle un langage très-élégant ; ce contraste manque de vraisemblance. & cette scene eût paru peut-être plus originale, si les observations morales eussent été exprimées dans un style populaire. La vérité dramatique eût été au moins conservée, & l'auteur n'aurait pas paru faire entendre au public un long chapitre de morale.

Le panorama & les visites successives des trois intrigans ont fait juger le second acte extrêmement froid. Dans le troisieme, le caractere de M. Malfilard est plein de vérité; mais on a généralement reprouvé celui de la petite Malfilard, qui peut être vrai, mais qui n'en est pas moins repoussant, parce que la méchanceté dans l'enfant est un spectacle odieux. Nous croyons que l'auteur sera obligé de supprimer ce rôle.

La piece, au milieu de cet acte, paraissait sur l'abîme ; mais l'arrivée inattendue de la nourrice, qui a été jouée avec une très-grande vivacité par Mlle. Sara, a tout ranimé. Le quatrieme acte a paru piquant. Il s'y trouve entr'autres un caractere assez drôle, c'est celui d'un jeune fat, fils du maître de l'hôtel, qui a un ton détestable, & qui contraste très-bien avec la bonhommie des Gaulard. Dans le cinquieme acte, la femme bel esprit est faiblement dessinée, ses projets sur Gaulard ne sont pas suffisamment expliqués, & il semble que ce n'est pas d'une femme de ce genre que celui-ci, avec le caractere qu'il a dans la piece, aurait dû d'abord s'enthousiasmer. De ces trois intrigues, en général peu vraisemblables, celle-là nous parait sans contredit la plus répréhensible.

La Grande-Ville ne peut être comparée aux meilleurs ouvrages de Picard ; mais cet ouvrage, malgré ses défauts, n'annonce pas moins beaucoup de talent. Jamais l'auteur peut-être n'avait fait preuve de plus d'esprit. Il n'y a presque pas une scene qui n'offre une situation dramatique, le dialogue est plein de naturel, de vérité, & abonde en traits ingénieux & piquans, & nous ne doutons pas qu'avec des corrections & surtout des suppressions, cette comédie ne reparaisse avec avantage : il s'y rencontre même assez de scenes plaisantes pour qu'il fût très-possible qu'elle eut à l'avenir autant de succès que les ouvrages de Picard les plus applaudis.

La piece a été bien jouée, & surtout par Vigny, qui a rendu le rôle de Gaulard avec un talent qui le place en premiere ligne avec nos meilleurs acteurs. Bonhommie, rondeur, gaîté, enfin naturel admirable & vérité parfaite, il a réuni toutes les qualités qui semblaient les plus opposées à la nature de son talent.

Bertin a aussi très-bien joué le rôle du jeune Gaulard ; confiant sans fatuité, simple sans bêtise. Il a parfaitement saisi la physionomie de ce rôle.

* L'auteur célebre du Feuilleton du Journal des Débats, Geoffroy, n'ayant pu percer la foule qui assiégait le Théâtre Louvois, le jour de la premiere représentation de la Grande Ville, le compte que nous publions de cette piece est tiré d'une autre feuille.

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